1919, le voyage vers la Lune en sidéroplane de monsieur Le Cornu

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« De la Terre à la Lune », article scientifique par Joseph Lecornu

Lectures pour Tous, 1er juillet 1919

Joseph Le Cornu, signé Lecornu dans cet article, est l’un de ces auteurs occasionnels, mais prisés des journaux et revues, quand ceux-ci tenaient lieu de divertissements culturels autant que d’actualité, dans ces temps lointains qui ne connaissaient pas la télévision et à peine la radio.
Né à Caen le 13 mars 1864, d’une famille de commerçants, il est l’avant-dernier d’une fratrie de huit enfants. Les aises sont correctes puisque même lorsque son père disparaît en 1878, il finit ses études au lycée de la ville avant d’intégrer l’École Centrale des Arts et Manufactures.
Ingénieur civil, il suit les traces de son frère aîné, Léon (physicien), et participe à l’essor de la Société Nationale d’Électricité avant d’exercer divers métiers au gré des aléas de la vie, charbonnier, négociant en cidre, secrétaire de mairie… Il sera également le maire d’une petite bourgade normande, Cambes, jusqu’à sa mort, le 9 août 1931. Catholique pratiquant, il convole cependant avec une protestante, convertie, il faut le préciser, en qui il trouvera une compagne sportive.
Passionnée par les nouvelles technologies, et les sensations fortes qu’elles procurent, son épouse peu impressionnable l’accompagne au cours de nombreuses virées dans les automobiles successives qu’ils auront acquises, le plus souvent d’occasion, de la Bollée à la Rosengart, en passant par la Dion ou la Zèbre, des appellations mythiques aujourd’hui. Cette femme, décidément casse-cou pour l’époque, sera de la partie quand il faudra essayer l’ascension en ballon ou le vol aérien dans les coucous qui démarrèrent le trafic des corps « plus lourds que l’air ».
Rien d’étonnant d’apprendre donc qu’il fut fervent cerf-voliste* au point d’être le président d’honneur de la ligue française des amateurs, mais également membre de la Société de Navigation aérienne dès 1887. Toutes ces activités, alliées à une plume facile et sans aucun doute une imagination enflammée par Jules Verne dès l’enfance, augmentées de la passion des airs, menèrent Joseph Le Cornu à l’écriture. Des ouvrages de vulgarisations, des guides et des fictions, ces « petits romans d’imagination scientifiques », dont plusieurs qui seront publiés par la revue Lectures Pour Tous : Le vol de la Golcombe, L’homme double… et des articles dont celui-ci pour l’heure retranscrit dans nos pages : « De la Terre à la Lune ».

* Voir les blogs à ce sujet : Cerf-volant ancien, L’Olympisme et le cerf-volant.

Nous sommes en juillet 1919, le numéro de l’été, le mensuel Lectures Pour Tous a décidé d’offrir à ses lecteurs un article qui l’emportera plus loin et plus haut que toutes les destinations exotiques. Et tant mieux pour ceux restés en ville qui profiteront du voyage imagé par Henri Lanos, le plus grand illustrateur, probablement, d’imaginaire scientifique. Joseph Le Cornu s’appuie sur le célèbre roman moderne de voyage lunaire, De la Terre à la Lune, que Jules Verne a imaginé en obus. Expliquant délicatement que le fameux écrivain ne pouvait anticiper certains problèmes par défaut de sciences appropriées, l’auteur entreprend d’exposer les conditions requises par la physique pour rejoindre le satellite, les possibilités et les restrictions qui empêchent d’envisager la traversée avant d’autres découvertes plus avancées, dont il ne doute pas. Il a choisi de nommer l’engin « sidéroplane », une jolie interprétation, qu’il dote de sa forme à venir classique, écartant un peu à regret la roue circulaire qui devait la propulser. C’est dans la dernière partie qu’il se dégage des considérations réalistes pour enfin laisser libre cours à ses fantasmes et décrire ce que sera le futur, rêver d’astroports et peut-être d’habitants secrets sur la face cachée de la Lune. Avec l’aide de Lanos, le voilà en train de consolider la vision qui bercera écrivains et lecteurs jusqu’à la prochaine guerre mondiale.
Texte intégral.

DE LA TERRE A LA LUNE

Parmi les plus audacieuses imaginations de Jules Verne, la na­vigation sous-marine et les voyages aériens sont entrés définitivement dans la pratique. Mais le romancier ne s’en tenait pas là ; il avait donné à l’un de ses récits fantastiques ce titre prometteur : De la Terre à la Lune. Que penser de la possibilité d’un tel voyage la science d’aujourd’hui ? C’est la question à laquelle répond cet article, en se fondant sur des données exclusivement scientifiques.

De la Terre à la Lune ! Qui de nous, emporté par la rêverie d’une belle nuit d’été, éclairée par la lumière si poétique de notre satellite, n’a souhaité qu’il fût possible de faire ce voyage fantas­tique ? Qui n’a lu le fameux roman de Jules Verne et quel est le lecteur qui n’a suivi avec une émotion mélangée d’un peu d’envie les péripéties de l’extraordinaire tentative du colonel Barbicane et de son audacieux compagnon, Michel Ardan, sous les traits duquel se reconnaissaient aisément ceux d’un homme qui eût été bien capable de ten­ter l’aventure, le célèbre aéronaute-photographe Nadar, mort avant la guerre ?
Le voyage de la Terre à la Lune semblait hier encore une en­treprise absolument irréalisable : il n’en est plus ainsi aujourd’hui !
Établira-t-on quelque jour des commu­nications terra-lunaires ? Dès maintenant la chose paraît possible, théoriquement du moins.
Le principe est posé : l’exécution, si extraordinaire que cela paraisse à ceux qui n’ont point suivi les étourdissants progrès de la science depuis la guerre, n’est plus qu’une affaire de perfectionnement, de mise au point, en quelque sorte, et il est désormais permis d’indiquer par quels procédés ce voyage de la Terre à la Lune peut entrer, quelque jour, dans le domaine des réalités.

Un des moyens envisagés pour se rendre dans la lune : le projectile détaché d’une gigantesque roue tournant avec une rapidité vertigineuse s’échappera à la vitesse de 10 095 m. à la seconde.

ÉVITEZ UN TROP BRUSQUE DÉPART

La première idée qui se présente à l’esprit pour aller de notre globe à son satellite est bien celle que Jules Verne a si ingénieusement développée : lancer un obus au moyen d’un canon gigan­tesque, ledit obus étant aménagé intérieure­ment avec tout le confort possible pour assurer la sécurité des voyageurs qu’il est destiné à transporter à travers les espaces célestes !
Malheureusement le procédé pèche par la base et, en vertu des lois inexorables de l’inertie, les voyageurs installés dans l’obus seraient pulvérisés dès le moment du départ, celui-ci devant s’effectuer, pour atteindre le but, à la vitesse initiale de 12 kilomètres à la seconde ! Or, cette vitesse fantastique serait communiquée instantanément au projectile par la déflagration de la poudre. C’est cet adverbe « instantanément » qui est la cause de tout le mal.
Si, en effet, cette vitesse de 12 kilomètres à la seconde, et même une vitesse beaucoup plus considérable encore, était atteinte len­tement et progressivement, et non plus ins­tantanément, les voyageurs occupant l’obus n’en éprouveraient aucun dommage ; mais il ne faut pas perdre de vue que toute modi­fication instantanée de vitesse, qu’il s’agisse de passer de l’état de repos à l’état de mou­vement, ou inversement de l’état de mouve­ment à l’état de repos, a les plus funestes conséquences pour la sécurité des voyageurs. Il est peu d’automobilistes qui n’en sachent quelque chose pour avoir éprouvé les effets de l’inertie lorsque, lancés à toute vitesse, un obstacle imprévu obligeait leur chauffeur à freiner brusquement. Et cependant il fallait seulement amortir en un temps très court, mais encore appréciable, bien loin par consé­quent de l’instantanéité d’un départ de pro­jectile, une malheureuse petite allure de 60 ou 80 kilomètres à l’heure, à peine 20 mètres à la seconde ! Ici, il s’agirait de faire passer ins­tantanément, en moins d’un trentième de seconde, des êtres vivants de l’état de repos à la vitesse de 12 000 mètres à la seconde ! On conçoit que les voyageurs seraient littérale­ment écrasés et réduits à l’état de bouillie à l’intérieur de leur confortable obus.
Le procédé indiqué par Jules Verne est donc purement romanesque, puisqu’il ne tient pas compte de toutes les conditions du problème.
C’est qu’à l’époque où il écrivit De la Terre à la Lune, on n’était encore qu’aux débuts du prodigieux mouvement scien­tifique auquel nous devons tant de mer­veilleuses découvertes qui allaient rendre possible ce qu’il ne pouvait que pressentir.
De nos jours, au contraire, les décou­vertes de la science moderne nous mettent en main des moyens d’exécution bien autrement positifs que du temps de Jules Verne.

LE CHOIX D’UN MOTEUR

Le problème se présente en somme de la façon suivante : l’engin, destiné à transporter des voyageurs, doit quitter lentement la terre, de façon à éviter les effets funestes de l’inertie ; mais il faut aussi qu’il atteigne progressivement des vitesses consi­dérables pour franchir, en un temps accep­table, les 384 400 kilomètres qui nous séparent de la Lune. À l’allure d’un train rapide, soit 100 kilomètres à l’heure, il ne faudrait pas moins de 3 844 heures, soit cinq mois, dix jours et quatre heures ! Ce serait vraiment un peu long et souverainement fastidieux, car les distractions seraient rares sur le parcours.
C’est en envisageant la question à ce double point de vue, que M. Robert Esnault-Pelterie, l’un des premiers et des plus émi­nents constructeurs d’aéroplanes, a eu l’idée vraiment originale d’indiquer, il y a déjà quelques années — c’était avant la guerre — une solution parfaitement acceptable, en proposant, pour les futurs sidéroplanes, d’utiliser le moteur à réaction.
C’est, on peut l’affirmer, le moteur de l’avenir pour la propulsion des véhicules. Il a le grand mérite d’être d’une simplicité d’organes telle qu’on peut, théoriquement au moins, le concevoir comme composé simple­ment d’une chambre d’explosion fermée de toutes parts, sauf en un point où se trouve une ouverture convenablement disposée ; les gaz produits par la combustion dans la chambre d’explosion sont violemment chassés par cette ouverture qui leur donne issue et refoulent en arrière, par réaction, la chambre d’explosion et le véhicule auquel celle-ci est fixée. En vertu du principe de mécanique que toute réaction est égale à l’action, la vitesse communiquée ainsi au véhicule est exactement la même que celle que possèdent les gaz à leur sortie de la chambre d’explosion.
C’est, on le reconnaît immédiatement, sur ce principe que sont construites les fumées d’artifice ; la chambre d’explosion est consti­tuée par un cylindre en carton épais qui ren­ferme les poudres fusantes, et le véhicule n’est autre chose que la longue baguette, qui joue en même temps le rôle d’empennage et assure la direction de la fusée. Les gaz, en brûlant, s’échappent en arrière et la fusée se trouve poussée en avant et s’élève pro­gressivement dans l’atmosphère.

SEPT HEURES DE VOYAGE SUFFIRAIENT

Ce qui caractérise le moteur à réaction, c’est qu’il communique au système dont il fait partie une vitesse progressive, d’abord très petite, mais crois­sant constamment, si bien que, peu à peu, sans à-coup, sans faire intervenir, par conséquent, les lois funestes de l’inertie, le véhicule propulsé par un pareil moteur peut acquérir à la longue une vitesse fantastique.
Si nous supposons, par exemple, qu’un moteur à réaction soit réglé de telle sorte qu’il communique au sidéroplane une vitesse verti­cale croissant de x mètres seulement par seconde, nous voyons que, au bout de la première seconde, la vitesse sera de 1 mètre ; au bout de deux secondes, elle sera de 2 mètres et l’espace parcouru sera alors de 3 mètres ; au bout de la troisième seconde, la vitesse sera de 3 mètres et le chemin parcouru de 6 mètres ; à la fin de la quatrième seconde, la vitesse sera de 4 mètres et, ces 4 mètres s’ajou­tant aux 6 mètres déjà franchis, le sidéro­plane aura parcouru 10 mètres.
En calculant ainsi de proche en proche, nous voyons qu’au bout de dix secondes, la vitesse sera de 10 mètres et le chemin parcouru sera de 55 mètres. Cela paraît bien lent pour un appareil destiné à franchir rapidement les 384 400 kilomètres qui séparent la Terre de la Lune ; mais ne vous impatientez pas : si nous poursuivons toujours le calcul des vitesses et des chemins parcourus (calcul qui se fait, est-il besoin de le dire ? par des pro­cédés plus rapides que celui qui consiste à additionner les vitesses de seconde en seconde), nous voyons que, au bout de 27 712 secondes, si la vitesse avait continué de croître de 1 mètre par seconde, nous aurions parcouru exactement 384 491 328 mètres, c’est-à-dire précisément les 384 400 kilomètres qui sépa­rent les deux mondes. Or 27 712 secondes, cela représente seulement 7 heures 41 minutes et 52 secondes ! Ainsi, en augmentant simple­ment la vitesse de 1 mètre à la seconde, il suffirait de 7 heures trois quarts à peine pour amener le sidéroplane de la Terre à la Lune.

Chassé hors d’une armature métallique, sorte de canon à claire-voie braqué vers la Lune, à la fois par la détente de puissants ressorts et par un échappement de gaz, le projectile — le sidéroplane — est lancé dans l’espace avec une vitesse qui atteindra 2 kilomètres par seconde.

QUELQUES PRÉCAUTIONS À PRENDRE

Oui, mais, dans ces conditions, l’appareil abordant la surface lunaire avec une vitesse de près de 28 kilo­mètres à la seconde serait instantanément volatilisé avec ses voyageurs, en raison de l’énorme quantité de chaleur dégagée au moment où, cette formidable vitesse s’anéan­tissant subitement, toute l’énergie emma­gasinée dans l’appareil se trouverait transfor­mée en chaleur, suivant les lois de l’équi­valence mécanique de la chaleur.
Il faudra donc, de toute nécessité, à un moment donné de la traversée, renverser le sens du moteur à réaction et l’employer, non plus à accélérer le mouvement, mais à le réduire progressivement, de façon à ramener à zéro la vitesse du sidéroplane au moment où il viendrait à toucher la surface du globe lu­naire. D’autre part, la vitesse communiquée à l’appareil ne peut croître indéfiniment ; elle a pour limite la vitesse même de l’écoulement des gaz explosés, vitesse qui est bien infé­rieure à 28 kilomètres par seconde. Il résulte de là que la durée du voyage serait plus lon­gue que celle que nous avions calculée ; mais, en se tenant dans les conditions de la plus entière sécurité, quelques dizaines d’heures seraient largement suffisantes pour effectuer la traversée qui, en moyenne, pourrait se faire en quarante-huit heures.
Certaines précautions seraient encore à prendre pour garantir les voyageurs contre deux dangers, qui semblent à première vue le contraire l’un de l’autre, mais qui, en réalité, n’en font qu’un.
Le premier danger est celui résultant de la chaleur intense produite par le frottement de notre atmosphère contre les parois du sidé­roplane ; le second est celui provenant du froid véritablement effroyable qui règne dans l’espace sidéral. Froid, chaleur, ce sont deux aspects d’une même chose, en sorte que l’unique obstacle à vaincre est l’échange de calories entre le milieu extérieur et l’intérieur du sidéroplane qui doit se maintenir à une température sensiblement constante. Mais quand il ne restera que cette difficulté à vaincre, nous serons bien près du succès : n’avons-nous pas déjà des récipients permet­tant de conserver pendant un jour entier un liquide bouillant ou glacé sans modification de sa température ? La solution de cette partie du problème ne sera donc qu’un jeu pour les physiciens qui en ont vu bien d’autres.

LE SIDÉROPLANE TEL QU’IL SERA

Nous pouvons maintenant nous faire une idée de ce que sera un sidéroplane capable de transporter des voyageurs dans la Lune : il aura, évidem­ment, la forme générale d’un long obus cylindro-conique, effilé dans ses lignes, tant à l’avant qu’à l’arrière, de façon à réduire au minimum la résistance à l’avan­cement ; il sera construit en forte tôle d’acier, parfaitement lisse, et de minces plans for­mant empennage, sortes d’ailerons métal­liques disposés en croix, assureront la direction rectiligne, au moins pendant la traversée de l’atmosphère terrestre. À chaque extrémité sera disposé un moteur à réaction, c’est-à-dire que les deux parties coniques de l’obus seront occupées chacune par une chambre d’explosion dont l’orifice se trouvera dirigé suivant l’axe du sidéroplane.
Un appareil jouant le même rôle que le carburateur des automobiles assurera la dis­tribution automatique de l’explosif en quan­tité telle que l’accélération sera constante, un mètre par seconde, par exemple, comme nous l’avons supposé. Les deux moteurs fonc­tionneront séparément ; l’un, pour accélérer la marche, sera le propulseur ; l’autre, pour diminuer progressivement la vitesse, sera le ralentisseur. Enfin, un dispositif permettra de modifier légèrement la position de l’orifice de sortie des gaz et assurera ainsi la possibilité de changer à tout instant la direction de la marche du sidéroplane.
Quant à l’intérieur du sidéroplane, il devra être disposé de telle façon, que le pla­fond puisse devenir le plancher, et récipro­quement, car, à un moment donné, l’attrac­tion terrestre fera place à l’attraction lunaire, en sorte que ; pour les voyageurs, ce qui était le haut deviendra le bas.

L’EXPLOSIF À EMPORTER

Voilà donc l’appareil, voilà le moteur ; reste à indiquer le combustible, l’explosif plutôt, qui serait capable de nous conduire au but. Il est nécessaire, en effet, d’en emporter dans les soutes du sidéroplane une provision suffisante pour alimenter les moteurs durant la traversée. La quantité minimum est celle qui permettrait d’atteindre au moins le 347 424e kilomètre, point où l’attraction de la Terre est exactement équilibrée par l’attrac­tion de la Lune. Imaginons alors que nous emportions 1 000 kilos de combustible. Eh bien ! même en employant les plus puissants des explosifs actuellement connus, nos 1 000 kilos seraient brûlés avant d’avoir atteint les 347 424 kilomètres à franchir, et notre sidéroplane, abandonné à lui-même et sollicité par l’attraction terrestre, retomberait sur notre globe avec une vitesse croissante. Aucun des explosifs en usage ne possède une énergie suffisante pour faire franchir au pro­jectile le point critique. Il faut donc trouver mieux : l’avenir nous apportera le corps dont l’énergie sera suffisamment puissante pour nous emporter dans la Lune !
Disons mieux : ce corps, nous l’avons sous la main : le merveilleux radium, qui a boule­versé toutes nos notions classiques sur la ma­tière, contient des milliers de fois plus d’énergie qu’il n’en faut pour actionner un sidéroplane et lui faire franchir les limites de l’attraction terrestre. Seulement, nous ne savons pas encore libérer à volonté l’énergie du radium ; en outre, nous n’en possédons pas encore une quantité suffisante pour les besoins de cette locomotion nouvelle. Mais faisons crédit à nos chimistes et à nos phy­siciens ; beaucoup se sont attelés à la solution du problème ; ils sont déjà sur la voie.
Cependant notre impa­tience s’irrite devant un tel obstacle ; aussi, d’in­génieux chercheurs se sont appliqués à tourner la difficulté. Les savants ont calculé que, si un corps quittait la terre verticalement avec une vitesse de 10 900 mètres environ par seconde, il attein­drait la sphère d’attraction lunaire. Le problème se pose donc ainsi : donner à un appareil, primitivement immobile, une vitesse progressive et le laisser partir verticalement, dès qu’il aura atteint cette vitesse de 11 kilo­mètres à la seconde. Ce résultat obtenu, aussi­tôt que l’appareil aura pénétré dans la sphère d’attraction lunaire, le moteur à réaction interviendra et permettra aisément, avec les explosifs employés à l’heure actuelle, de terminer le voyage jusqu’à la Lune.
Deux ingénieurs de talent, MM. Mas et Drouet, ont imaginé, comme solution à ce pro­blème, un procédé fort original : ils proposent de construire une gigantesque roue de cent mètres de diamètre, sur la circonférence de laquelle serait fixé le sidéroplane. La roue serait mise en marche avec une sage lenteur, afin d’éviter les effets funestes de l’inertie, et son mouvement de rotation peu à peu accé­léré jusqu’à ce qu’il atteigne 35 tours par seconde. À ce moment précis, un appareil à déclenchement libérerait automatiquement le sidéroplane, dans la direction convenable, et celui-ci, s’échappant tangentiellement avec une vitesse de 10 995 mètres à la seconde, franchirait le point critique où cesse l’at­traction de la Terre.
Si ingénieuse qu’elle soit, cette solution soulève une grave objection : en effet, la force centrifuge développée à la circonférence de cette immense roue de 100 mètres de dia­mètre serait telle que, bien longtemps avant que la vitesse de 35 tours à la seconde soit atteinte, la roue éclaterait en mille morceaux et ses débris seraient projetés comme une mitraille dans toutes les directions !
Il faut donc nous résoudre à patienter encore. Qu’importe ? Il suffit que nous puis­sions envisager le jour plus ou moins proche où nous pourrons réaliser un voyage dont le principe est désormais posé.

UN DÉPART SENSATIONNEL

Supposons donc que nous assistons à l’orga­nisation du premier voyage à la Lune.
La construction de l’engin a demandé trois mois à peine et bientôt, de tous les points de l’univers, accourent des centaines de milliers de curieux, avides d’assister à ce sensationnel départ !
Mêlons-nous à la foule qui s’entasse sur le plateau de Satory et approchons-nous de remplacement où se dresse le sidéroplane prêt à partir.
Au milieu de l’immense espace laissé libre sur le plateau, s’élève une charpente métallique à claire-voie, qui ne mesure pas moins de cent mètres de haut : cette char­pente, gigantesque pylône annulaire au centre duquel repose le sidéroplane sur de puissants ressorts dont nous verrons tout à l’heure l’uti­lité, va servir de guide à l’appareil pendant les premières secondes du voyage : tant qu’il n’aura pas pris une certaine vitesse, en effet, la rectitude de sa trajectoire serait précaire et, sans la présence des guides, la direction serait tout à fait incertaine.
À travers le treillis des poutrelles, étince­lant sous les rayons du soleil, le sidéroplane offre aux regards de la multitude sa carapace d’acier chromé, qui mesure 10 mètres de longueur sur 2 m. 50 de diamètre : on dis­tingue aisément les ailerons métalliques disposés en croix à chaque extrémité du long fuseau cylindro-ogival ; dans les angles for­més par les plans de ces ailerons s’ouvrent les orifices de sortie des gaz, qui sont ainsi au nombre de quatre pour le moteur arrière, ou propulseur, et de quatre pour le moteur avant, ou ralentisseur. Avec cette disposi­tion, la marche de l’appareil est assurée par la poussée d’une quadruple colonne de gaz, et il suffit de modifier la sortie des gaz par l’un des orifices pour que la poussée ne se fasse plus rigoureusement par l’axe du sidéroplane, ce qui a pour effet de modifier sa trajectoire : la direction peut ainsi être contrôlée à chaque instant et une erreur de pointage au départ n’offre aucun inconvénient.
Les parois de l’appareil sont doubles et, dans l’intervalle, circule le mélange calori­fuge qui doit assurer, à l’intérieur, la constance de la température ; de place en place, des hublots, vitrés d’un verre épais et absolument transparent, permettent aux voyageurs de plonger leurs regards dans toutes les direc­tions. L’intérieur du sidéroplane est divisé en quatre compartiments.
Chaque moteur est à quatre cylindres, si nous pouvons nous servir de cette expres­sion, chaque cylindre constituant un moteur complet avec son distributeur, son exploseur et son orifice de sortie des gaz.
Les cabines sont installées confortable­ment, mais sans luxe : ce sont plutôt des labo­ratoires et, à côté de lits de repos ingénieu­sement suspendus, se trouve toute une série d’appareils permettant de contrôler le fonc­tionnement des moteurs et la marche du sidéroplane.
Des enregistreurs d’une haute pré­cision inscrivent à chaque instant la vi­tesse de l’engin et la pression des gaz dans les chambres d’explosion ; d’autres indiquent la température et la pression du milieu exté­rieur, etc. Ajoutons que l’air liquide permet aux voyageurs de respirer, tandis que des provisions, sous forme concentrée, assurent leur subsistance. Ces voyageurs sont au nombre de trois : un astronome, un biologiste, un physicien.

LÂCHEZ TOUT !

Cependant le moment du départ est arrivé : les explorateurs ont pénétré dans l’appareil d’acier qui, tout à l’heure, va les emporter loin du globe terrestre. Les astronomes ont rigoureusement calculé le moment précis où le sidéroplane doit partir pour gagner notre satellite par le plus court chemin, en tenant compte de la vitesse de rotation de la Terre, de la vitesse de translation de la Lune et de la vitesse propre de l’engin.
Soudain retentit un coup de canon : aus­sitôt les quatre moteurs propulseurs entrent en action ; un formidable bruissement se fait entendre et une nappe de gaz, aussi ténus qu’un brouillard légèrement opaque, fuse à la partie inférieure de l’appareil qui semble frémir tout entier ; au même instant, les puis­sants ressorts sur lesquels il repose se dé­tendent brusquement et l’effort de cette cata­pulte gigantesque s’ajoutant à la poussée des gaz, l’inertie des douze tonnes que pèse le sidéroplane en ordre de marche est vaincue et, au milieu des hourrahs enthousiastes de la multitude, le long obus se soulève.
Comme la fusée qui s’ébranle lente­ment et prend peu à peu sa vitesse, l’immense engin d’acier s’élève doucement le long du pylône annulaire qui lui sert de guide ; sa vitesse s’accroît régulièrement ; il monte, atteint le sommet de la charpente et, libre enfin de toute entrave, s’élance comme un trait vers le zénith. Un sifflement tout parti­culier, dont la note aiguë diminue peu à peu d’intensité à mesure qu’elle s’élève de ton, domine les bruits de la foule qui, haletante, le suit des yeux. Telle la queue d’une comète, une longue traînée blanchâtre suit le sidéro­plane qui, nouvel astre lancé dans l’espace par la main des hommes, s’éloigne avec une rapidité croissante ; ce n’est bientôt plus qu’un point imperceptible qui disparaît enfin.
Enfermés dans les cabines du sidéro­plane, les explorateurs observent curieu­sement, à travers les hublots, la Terre qui s’enfonce sous leurs pieds : c’est à peine si, au moment du départ, ils ont ressenti une légère secousse produite par la brusque détente des ressorts. Maintenant, l’accélé­ration constante de x mètres par seconde que leur communiquent les propulseurs est abso­lument insensible et ils éprouvent la sensation d’une immobilité à peu près complète. Au bout de trente-trois minutes et vingt se­condes, la vitesse atteint deux kilomètres par seconde. Deux mille kilomètres sont alors parcourus et la Terre présente maintenant très nettement l’aspect d’une sphère immense qui diminue constamment et semble s’abîmer dans l’infini, sous les pieds des voyageurs !
Ceux-ci n’ont rien à faire jusqu’au moment où sera atteint le 347 424e kilo­mètre, point où l’attraction de la Terre sera exactement équilibrée par l’attraction de la Lune. Il se sera alors écoulé quarante-huit heures trente et une minutes et cinquante-deux secondes depuis le moment du départ. Aux approches du 347 424e kilomètre, ils se trouvent pendant quelques instants dans un état d’équilibre indifférent, puis bientôt l’attraction lunaire se fait sentir et ce qui, tout à l’heure, était le haut devient le bas et réciproquement ; le plancher devient le pla­fond et les voyageurs doivent procéder à un rapide déménagement. Les propulseurs sont arrêtés ; la vitesse de deux kilomètres à la seconde est entretenue par l’attraction de la Lune qui, peu à peu, fait sentir son influence de plus en plus énergiquement. Les 36 976 ki­lomètres qui restent à franchir depuis la zone d’équilibre vont être rapidement par­courus, et, pour arriver au sol de la Lune avec une vitesse nulle, il faut, à partir du 36 975e kilomètre, faire donner aux ralentisseurs toute leur puissance. Cinq heures vingt-quatre minutes et quarante-huit secondes après avoir dépassé la limite de l’attraction terrestre, le sidéroplane vient reposer doucement sur la surface du globe lunaire ! Le voyage a duré en tout deux jours, cinq heures, cinquante-six minutes et qua­rante secondes.

Quarante-huit heures après avoir quitté la Terre, le sidéroplane arrive dans la zone d’attraction de la Lune ; les « ralentisseurs » sont mis en action et c’est à une vitesse de plus en plus modérée qu’il tombera sur la surface de notre satellite.

AUTOUR LA LUNE

Voici donc notre sidéroplane arrivé dans la Lune avec ses voyageurs sains et saufs : reste à savoir ce que ceux-ci vont devenir. Leur est-il possible de sortir de l’appareil et de circuler sur le globe lunaire ?
Ce côté de la question est beaucoup plus délicat et il semble vraiment que le seul moyen de résoudre le problème serait d’y aller voir !
Disons cependant que les astronomes sont d’accord pour reconnaître que si notre satellite possède une atmosphère, celle-ci serait d’une densité beaucoup trop faible pour pouvoir entretenir la vie d’un homme, en admettant même, ce qui n’est pas du tout certain, que cette atmosphère soit de compo­sition analogue à la nôtre. En outre, dans ce monde singulier, si voisin de nous et pourtant si dissemblable, où le soleil brille pendant trois cent cinquante-quatre heures consécu­tives pour faire place ensuite à trois cent cinquante-quatre heures de nuit, la chaleur atteint la température de l’eau bouillante pendant le jour et s’abaisse à plus de 50 degrés au-dessous de zéro pendant la nuit. Quels êtres humains pourraient supporter ces énormes écarts de température ?
On voit donc que si, sans heurter aucune loi de la Nature, nous pouvons admettre comme parfaitement possible la réalisation d’un voyage de la Terre à la Lune, il n’en est pas moins vrai que nous devons aban­donner l’espoir de fonder jamais dans la Lune une colonie humaine.
Est-ce à dire que l’expédition ne sera jamais tentée ? Nullement ! Mais il est infi­niment probable que l’exploration de la Lune se fera par un voyage circumlunaire, le sidé­roplane survolant les plaines et les montagnes de notre satellite, et à la plus faible hauteur possible, mais sans tenter de s’y poser ; puis, après avoir parcouru en tous sens l’atmo­sphère lunaire, le sidéroplane reprendrait son vol vers la Terre, rapportant une ample moisson d’observations du plus haut intérêt.
Même réduit à ces proportions plus modestes, le voyage de la Terre à la Lune présenterait, en effet, un immense intérêt et accroîtrait considérablement nos connais­sances sélénographiques. Il nous ferait enfin connaître cette seconde moitié de la Lune qui se cache obstinément à nos regards depuis la création du monde et où, peut-être, — qui sait ? — s’est réfugiée la vie qui semble bien absente de l’hémisphère tourné vers la Terre.

Compositions de H. LANOS.

 

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