Les Yeux greffés , de Aimée Fabrègue, est paru dans La Semaine illustrée du 17 juin 1900, ainsi que dans le supplément littéraire illustré de L’Indépendant de Saint-Claude n° 37 du 23 juin 1900.
Texte au sommaire de l’anthologie Le Corps et l’Esprit (Inventeurs, médecins & savants fous), préfacée par Jean-Luc Boutel et publiée chez Bibliogs.
Le texte n’est pas illustré. La p
.Les Yeux greffés
Le dernier jour de l’année, Jean promenait sa flânerie au long des boulevards encombrés par une foule compacte. Ses yeux erraient amusés parmi la bigarrure des toilettes, des chapeaux de femmes quand, tout à coup, une main se posa sur son épaule et une voix familière lui dit :
— Comment vas-tu ?…
Jean se retourna :
— Tiens, Paul ! d’où sors-tu ?…
Le visage souriant, les amis se serrèrent la main.
— J’arrive de la campagne, tout bêtement… Et toi, qu’as-tu à errer ainsi seul, comme une âme en peine, au milieu de l’animation des gens joyeux ?…
— Moi ?… mais je ne sens guère le poids de la solitude, je l’assure ! J’adore ainsi aller à l’aventure, sans but ; mais aujourd’hui, je dois avouer pourtant que j’en ai un…
— Peut-on savoir ?
— Oh ! oui, il n’y a pas d’indiscrétion… Je suis à la recherche du jouet 1900, du jouet sensationnel : « la poupée féministe… »
— Ah bah !…
— Mais d’où arrives-tu donc ?… tu as des étonnements de provincial fraîchement débarqué…
— Je te l’ai dit, je viens d’une campagne perdue au fond des bois, où nul journal ne pénétrait, — heureusement ! — et je suis d’esprit fruste comme un vrai sauvage…
— Mais, en revanche, tu as une mine superbe, et, Dieu me pardonne ! il me semble que ta chair embaume d’un parfum de grand air pur et des premières violettes tapies près des mousses à l’abri des gelées…
— Oui, je me porte très bien…, mais cela ne te dérange pas que je continue ma promenade avec toi ?
— Comment donc, mais au contraire ! tu m’aideras à découvrir cette fameuse poupée… vêtue d’une culotte courte bouffante et d’un chapeau haut de forme…
— Volontiers, mais si c’est là toute son originalité, je ne vois pas ce qui te passionne en elle, à moins que tu ne veuilles l’acheter pour l’offrir à ta bonne amie.
— Non j’ai envie de la poupée pour moi-même, car l’inventeur lui a garni l’estomac d’un ingénieux phonographe et, en tournant une manivelle, la poupée se met à crier d’une voix, suraiguë: « A bas les hommes !… »
— Vraiment les Parisiens ont toujours de l’esprit… et j’achèterai, pour mon compte, deux poupées féministes.
Et les amis rieurs, contents de s’être retrouvés, s’engagèrent au milieu de la foule serrée, pressant les petites baraques échelonnées au long des boulevards.
— Maintenant que je t’ai fait part de mon état d’âme par cette brumeuse journée de décembre mil huit cent quatre vingt-dix-neuf voudrais-tu me dire pourquoi tu es resté si longtemps à la campagne cette année ? Tout le monde est rentré depuis longtemps et il n’y a plus guère par les champs que les naturels du pays…
— Ah ! vraiment, c’est toute une histoire ; mais comme on est très mal pour conter ainsi, dans la rue, bousculé de tous côtés, veux-tu accepter un bock ? Et, dans un café, réfugiés dans un coin tranquille, je te narrerai l’aventure…
— J’accepte volontiers… je suis toujours curieux…
Installés devant deux chopes de bière de Munich, les amis se mirent à leur aise tout de suite.
Jean alluma un fin londrès et en tendant un à Paul qu’il connaissait pour un enragé fumeur :
— Je parie que je devine, dit-il, souriant, les yeux malicieux. Quoique je t’aie perdu de vue depuis quelques mois, je n’imagine pas que tu sois devenu, pendant ce temps, d’une sagesse d’anachorète ; donc, sans être grand clerc en psychologie, je déclare de prime abord, que c’est pour les beaux yeux d’une femme que tu as délaissé si longtemps Paris, ingrat !
Paul tira une bouffée de cigare, prit un plaisir malin à faire voltiger des nuages de fumée parfumée autour de lui, puis il répondit :
— Eh bien ! oui, mon cher, si je me suis oublié si longtemps à la campagne, c’est à cause d’une paire d’yeux… des yeux extraordinaires…
— Ah ! je me doutais bien que tu n’avais pas changé ! s’écrit Jean triomphant.
— Attends… tu t’emballes trop vite, il n’est pas question des beaux yeux d’une femme…, mais…
— De ceux, d’un homme, peut-être ?… goguenarda Jean.
— Tu l’as dit !…
Jean, interloqué, regarda Paul de travers.
— Tu te payes ma tête ?…
— Pas le moins du monde ! répondit posément Paul.
Et il continuait à tirer de lentes bouffées de l’odorant cigare, très amusé de la mine ahurie de son ami. Il avala son bock, en commanda un autre, puis :
— Mais c’est toute une histoire… veux-tu écouter ? tu jugeras après…
— Je suis tout oreilles.
— Je quittai Paris vers la fin de juin, commença Paul, bien résolu à aller m’enterrer pendant quelque temps dans un coin absolument perdu où j’eusse le loisir de me reposer, et de penser un peu, ce que l’on ne peut guère faire à Paris, au milieu de l’existence effrénée que l’on y mène… Je trouvai ce coin perdu à B***. J’occupais une maison isolée à l’orée du bois, tapissée de lierre et de roses sauvages et bruissante des chants d’oiseaux ; un vrai nid pour rêver, pour se débarbouiller, dans un bain d’azur et de fraîcheur, l’esprit et l’âme, des choses mauvaises amassées en la fièvre parisienne…
La maison se divisait en deux corps de logis ; et j’eus d’abord quelque crainte d’un voisin venant troubler par son importunité, le calme où je voulais vivre. J’avais bien un voisin, et je me rassurai vite, car il était aussi tranquille que moi. J’habitais la maison depuis un grand mois déjà que je n’avais pas encore aperçu M. Hippolyte Renaudet…
— Et tu ne t’ennuyais pas à mourir ?…
— Pas du tout…
— Seul, sans ami ?… c’est dur à croire…
— J’avais des livres, les meilleurs amis que l’on peut avoir, car seuls ils ne se trompent pas…
— Hum ! c’est à discuter… Enfin, passons !…
— Donc, j’ignorais mon voisin, quand un matin nous fûmes brusquement mis en relations, et de la façon la plus inattendue et la plus follement originale que l’imagination en délire d’un vaudevilliste puisse rêver !…
— Je suis suspendu à tes lèvres…
— Ma bonne…
— Ah ! tu avais une bonne ?… tu n’étais donc pas seul, tel un ermite, égaré au fond des bois ?…
— Aurais-tu voulu que je lavasse les assiettes par hasard ?… j’avais une bonne, mais laide et déjà d’un certain âge…
— Une fleur d’automne, mais encore avec quelque saveur en son arrière-saison ?…
Paul leva les épaules !
— Je ne dis plus rien, si tu m’interromps ainsi… ma bonne était laide, très laide !… j’insiste !…
— Je te crois… et je te rends toute mon attention.
— Donc, un matin, ma bonne s’en revenait tranquillement du village acheter des provisions, quand, tout à coup, comme elle allait pénétrer dans la maison, elle se trouva face à face avec le voisin.
La cuisinière portait au bras un panier, d’où débordaient des choux énormes ; et, à la vue de ces choux, M. Hippolyte Renaudet avait bondi, s’était goulûment jeté sur eux et les déchirait à belles dents… Ma bonne le croyant fou et ne parvenant pas à s’en débarrasser, poussait des cris effroyables : j’accourus.
« Le voisin releva subitement la tête, cessa son carnage, et ma bonne et moi nous partîmes d’un joyeux éclat de rire, d’un de ces rires irrésistibles que rien ne peut maîtriser. M. Hippolyte Renaudet, debout devant nous, nous regardait avec de petits yeux vifs, des yeux rouges, sans cils, bref ! des yeux de lapin… et c’était si comique, si inattendu ces yeux de lapin dans une face d’homme que cela avait provoqué notre hilarité.
« A la fin, j’essayai de m’excuser, M. Hippolyte Renaudet m’arrêta dès les premiers mots, très aimable et gai, alors que je m’attendais à un misanthrope aigri.
« J’invitai M. Hippolyte Renaudet à entrer chez moi, il accepta l’invitation et me raconta son histoire !
— Ma vie n’a rien eu de particulier jusqu’au jour où je fus atteint brusquement d’une maladie d’yeux mystérieuse, à laquelle les plus grands oculistes ne comprirent rien. Menacé de perdre la vue, en désespoir de cause, je m’en fus un jour consulter une espèce de sorcier qui avait, disait-on, un secret pour guérir… Il m’examina et me promit de me sauver si je consentais à me faire greffer des yeux de lapin… Je crus à une plaisanterie, puis, finalement, j’acceptai… l’opération réussit très bien, je conservai la vue… seulement, je fus voué à un inconvénient quelque peu ennuyeux… je ne puis voir des feuilles de choux sans — tel un lapin, — éprouver le désir violent, irrésistible de m’y jeter dessus…
Jean partit d’un rire inextinguible.
— Ah ! celle-là est bien trouvée !… Et moi qui t’écoutais le plus sérieusement du monde !…
— Mais je t’assure que mon histoire est vraie, protesta Paul. Le poète n’a-t-il pas dit : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ?
Eh bien, c’est le cas…— Et tu as vécu pendant six mois à la campagne avec ton voisin aux yeux de lapin greffés ?…
— Oui ! c’était non seulement un esprit des plus cultivés, mais encore un cœur d’une rare délicatesse.
— Et il ne souffrait pas de sa situation plutôt bizarre ?…
— Il la bénissait, au contraire, car elle l’avait empêché d’être un mari de Molière… Il était fiancé ; il allait se marier, quand la jeune fille rompit… Elle épousa depuis un pianiste qu’elle laissa au bout de quelque temps pour filer le parfait amour avec un ténor…
— Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes !… appuya sentencieusement Jean.
— Certes oui ! et mon nouvel ami serait parfaitement heureux s’il n’avait l’infirmité d’aimer les choux et la verdure avec un peu trop d’emportement.
— Nul n’est parfait !… soupira Jean.
Et les deux amis s’oublièrent dans une discussion philosophique, tandis qu’au dehors, la foule se pressait, affairée et joyeuse.