Anonyme – Comment Londres fut englouti il y a neuf ans (1899)

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« Comment Londres fut englouti il y a neuf ans » est une Fantaisie Humoristique publiée dans Lectures pour tous n° 8 de mai 1899. L’auteur de cette amusante fantaisie n’est pas indiqué.

Supposer qu’un cataclysme effroyable ait pu détruire mystérieusement une grande ville comme Londres, sans que les contemporains s’en soient aperçus, voilà, certes, une hypothèse bien invraisemblable !

Et cependant les curieuses photographies que nous reproduisons ci-dessous, si elles tombent entre les mains des savants du XLIIIe siècle, ne laisseront-elles pas la porte ouverte aux conjectures les plus extraordinaires ? C’est ce que suppose l’auteur de cette amusante fantaisie, non sans avoir toutefois prévenu le lecteur que ces gravures sont dues simplement aux méfaits de la photographie.

Comment Londres fut englouti il y a neuf ans

Fantaisie Humoristique

En l’année 4257 après Jésus-Christ, eut lieu à l’Académie des inscriptions de Tchad-Ville la mémorable séance dont nous allons donner le récit.

Depuis longtemps la vieille Europe, d’où la vie s’était retirée, comme elle a déserté jadis les anciennes villes de l’Inde, de la Perse et de l’Égypte, n’offrait plus qu’un amas de ruines à la curiosité des touristes, un vaste champ d’hypothèses à la sagacité des érudits. L’Amérique, après une courte période d’éclat, l’avait suivie dans la décadence.

C’est sur le sol nouveau, parmi les races intactes de l’Afrique que s’était transportée la civilisation. Tchad-Ville, la cité sans rivale, la Ville lumière, admirablement située sur les bords du lac de ce nom, était le centre du mouvement intellectuel.

La séance avait été depuis longtemps affichée à l’aide de projections lumineuses dirigées sur la voûte même du ciel. Une file de ballons dirigeables avait amené l’élite de la société. A mesure que les invités arrivaient, des fauteuils animés, dernière création de la mécanique, les conduisaient à leur place.

Sur un signal électrique, la parole fut donnée au savant Négou-dar, le prince des archéologues, pour une communication sensationnelle.

Négou-Dar était un beau vieillard encore vert, autant que ce qualificatif peut s’appliquer à un nègre. La blancheur de ses cheveux faisait un contraste vénérable avec le ton d’ébène de son visage. Les rides de son vaste front révélaient le travail de la pensée. Derrière de d’énormes lunettes ses yeux brillaient d’un éclat qu’avivait l’émotion. Il se leva et commença d’une voix grave :

« Mes chers confrères,

« La découverte dont j’ai à vous entretenir, et que la modestie m’empêche de célébrer comme elle devrait l’être, est la plus belle qui ait jamais été faite. Un hasard providentiel a mis entre mes mains des documents qui jettent sur l’histoire des civilisations disparues de l’antique Europe une lumière inattendue. C’est une collection de six photographies venues de l’ancien monde jusqu’à nous par un véritable miracle. Vous allez les voir. Il fallait interroger ces documents et les soumettre à une interprétation rigoureusement scientifique. Les conclusions que je vous apporte ont ce caractère de certitude qui peut seul satisfaire les esprits respectueux des droits de la science. »

Un murmure approbateur accueillit ces nobles paroles. Cependant les photographies apparaissaient en ombres lumineuses au fond de la salle.

La première figurait une estrade subitement effondrée, envoyant dans tous les sens les membres des spectateurs écartelés.

La deuxième offrait le spectacle monstrueux d’une masse d’eau soulevée par quelque puissance mystérieuse, véritable montagne liquide s’abattant sur un navire, tordant les mâts, brisant les tuyaux des cheminées.

Puis une scène plus sinistre que toutes les autres ensemble, lugubre vision de cauchemar ; des eaux montantes émergeait une longue ligne d’édifices sombres. La noirceur des maisons, l’ombre crépusculaire, l’étendue de la nappe d’eau, tout indiquait l’envahissement des choses par la mort. Ensuite venait l’image d’une place craquelée autour de laquelle les édifices titubaient comme des personnes ivres.

Sur les deux dernières, on pouvait voir une rue présentant un aspect bizarre : d’un côté tout restait intact et en place ; de l’autre côté c’était un effondrement général, colonnes tordues et déchiquetées, toitures affaissées, pans de murs abattus.

C’est au milieu de l’angoisse d’une assemblée haletante que Négou-dar reprit avec ce calme que donne au savant l’assurance où il est de posséder des méthodes infaillibles :

« Mon premier soin devait être de déterminer la date et le lieu où furent prises ces photographies. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait du fameux Tremblement de terre de Lisbonne. Mais l’invention de la photographie étant postérieure de plus de cent années à cet événement, je dus, quoique à regret, renoncer à une hypothèse pourtant si séduisante.

« Les lettres PEARS lisibles sur l’un des documents, furent pour moi un trait de lumière. Ces lettres sont de toute évidence celles qui terminent le nom du célèbre poète anglais Shakespeare. Donc, nous sommes au ShakesPEAR’S Theater. Donc nous sommes à Londres.

« De minutieuses recherches au cabinet des estampes me permirent d’établir l’identité de quelques-uns des monuments représentés : le square de Trafalgar square, l’abbaye de Westminster.

« Restait la question de date.

« L’un de nos documents figure un bateau à vapeur. Donc, nous ne pouvons remonter plus haut que le début du XIXe siècle. Sur un autre, nous trouvons des voitures encore attelées de chevaux. Donc, nous ne pouvons descendre plus loin que les dernières années du même siècle. Enfin le chiffre 90 encore très lisible dans un coin de la photographie, tranche la question et nous sort de l’indécision.

« Quelle fut la nature du cataclysme ?

« L’hypothèse d’un cyclone ne suffirait pas à rendre compte des déchirures du sol de la dernière photographie. Dans le cas d’un tremblement de terre, on ne comprendrait pas la saisissante antithèse qui oppose à une partie de rue intacte une partie en ruine. Une seule explication reste admissible, celle d’un soudain affaissement du sol s’étant produit par places irrégulières, sous l’action du feu central, et affectant la forme d’oscillations isochrones allant de l’ouest à l’est.

« Avec quelle rapidité se déchaîna le fléau, une simple remarque l’atteste. La figure I nous montre une bouillie humaine, têtes séparées du tronc, corps projetés en avant, jambes éparses, pieds sans possesseurs. Or l’expression des visages reste sereine. Heureuses dans leur malheur, les infortunées victimes n’ont pas eu le temps de souffrir !

« Le fait que je viens de révéler est si nouveau, les conséquences de ma découverte sont si complexes, que, je l’avoue sans honte, certains points en restent encore inexpliqués pour moi-même. Comment se fait-il qu’un homme ait eu assez de sang-froid, assez de présence d’esprit et d’abnégation, pour songer à prendre une photographie au milieu de l’universelle dévastation ? Comment se fait-il que l’histoire n’ait conservé aucun souvenir d’un cataclysme aussi effrayant ? Comment se fait-il qu’aucun des contemporains ne nous ait parlé d’une catastrophe où disparut une ville presque entière ?

« Ces points s’éclairciront plus tard. Mais le fait lui-même est désormais hors de doute et acquis à la science. Le voici tel qu’il résulte des sévères inductions auxquelles je me suis livré devant vous.

Détruite par un soudain affaissement du terrain volcanique sur lequel elle repose, la capitale anglaise, Londres, disparut l’an 1890. »

Négou-dar était triomphant : l’assemblée demeurait stupide. L’argumentation du savant archéologue ne souffrait aucune réplique. On admira la sûreté de ses déductions, l’enchaînement rigoureux de ses raisonnements. C’était le chef-d’œuvre de la divination archéologique. Négou-dar fut célèbre parmi tous les savants du nouveau monde africain, invité à dîner dans tous les salons où l’on cause, comblé d’honneurs, constellé de décorations…

Cependant Négou-dar avait un ennemi. Archéologue comme lui, académicien comme lui, candidat comme lui aux fonctions de secrétaire perpétuel, Nédar-gou ne cherchait qu’une occasion de perdre son rival. Il fit passer une note dans les journaux :

« La prétendue découverte de mon éminent confrère, disait-il, n’est qu’une erreur monstrueuse, une divagation colossale, un produit tintamarresque de l’ignorance et de l’infatuation. Si l’histoire n’a jamais parlé du fameux effondrement de Londres, c’est que Londres ne s’est jamais effondrée. Ces photographies qui ont tant exercé la sagacité de notre ingénieux confrère sont tout bonnement… des photographies manquées. La gélatine a coulé. C’est ce qui donne cet aspect fantastique à la photographie d’une ville restée immuable sur ses fondations, d’individus très bien portants et d’édifices parfaitement droits. Quant à l’inscription commerciale PEARS-Soap, elle n’a que peu de rapports avec le théâtre de Shakespeare. »

L’explication était simple, si simple… que personne ne s’y laissa prendre. On devina bien que l’envie, la jalouse envie avait fait parler l’adversaire de l’éminent Négou-dar. Celui-ci, pour avoir été calomnié, n’en fut que plus glorieux. On lui éleva une statue. Sur les quatre faces du socle, un artiste reproduisit les principaux aspects du cataclysme qui engloutit Londres en l’an 1890.

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