L’archéobibliographe Fabrice Mundzik a concocté avec En attendant Robot… une anthologie de textes sur le thème robotique parus dans la presse française entre 1750 et 1944. Cette longue période justifie le nombre de titres retenus : ce ne sont pas moins de trente-trois textes que propose ce volume de deux cent vingt pages ! Une citation de Gaston de Pawlowski en exergue de l’ouvrage explique son sous-titre, « De l’anthropomorphisme au mékanomorphisme », par lequel on passe de la ressemblance humaine à la ressemblance machinique. Ce sous-titre énigmatique éclairera a posteriori la composition et l’ordre des textes. Dans une préface très bien informée et instructive, Fleur Hopkins retrace l’histoire du robot dans la littérature, de Hoffmann à ses plus récents avatars filmiques, en passant par l’invention du mot par Karel Čapek en 1920. Passant en revue certains des aspects du thème, éclairant les notions qui s’y rattachent, elle s’attarde plus particulièrement sur les idées qui sont les plus présentes dans l’anthologie, citant la plupart des textes au fil d’un historique court mais brillant.
L’anthologie commence par un texte présenté à l’Académie Royale des sciences de Rouen par un chirurgien du XVIIIe siècle, Monsieur Le Cat, qui y décrit son projet d’homme artificiel, dans le but de mieux enseigner l’art de la saignée en montrant les organes de la circulation. Le grand auteur italien d’aphorismes moraux Giacomo Leopardi parodie justement ce genre d’allocution aux Académies dans un texte à l’humour fin et caustique où il préconise de créer des machines mieux aptes à figurer l’ami, l’homme vertueux ou la femme aimante que les si décevants êtres humains volages, fourbes et déloyaux. « L’Homme-vapeur » de 1893 décrit une machine illustrée par une gravure, un chevalier à vapeur dont la fonction sera dans les faits plus tard assumée par les tracteurs ou les automobiles.
Il faudra bien que tu reconnaisses mon génie. J’ai créé un homme.
– N’as-tu pas peur qu’il t’assomme, comme cela est arrivé à un de tes confrères ?
Après ces textes documentaires, ou les imitant, suivent toute une série de courtes pièces humoristiques, pochades sans conséquence, prétextes à bons mots (Marthe Maldidier), retournements de situation (Isabelle Sandy), gags et supercheries (Tréno). Comme souvent dans la presse française d’époque, la gauloiserie n’est pas loin et constitue le principal ressort des textes de Gaston Derys et Fortolis. Le thème de la poupée sexuelle est traité de manière plus ou moins élaborée par J.-H. Rosny Jeune, Jourdain Guibelet et Maurice Renard, chacune de leur nouvelle témoignant de la fascination érotique qu’exerce la femme artificielle immobile et docile. Les textes suivants de Francis Ambrière et Jean Moura prennent le parti d’un humour doux-amer qui repose sur une démystification douloureuse. « L’Automate » de H.-J. Magog relève de l’enquête policière la plus sagace.
La nouvelle du même titre de Léon Daudet se montre plus singulière et désabusée, avec son savant fou et sa créature fantasque, qui semblent prolonger en 1897 les égarements et délires du romantisme. C’est tout naturellement que s’insère à cet endroit « Les Automates » d’E. T. A. Hoffmann, une nouvelle peu connue du maître du fantastique. L’arrivée d’une nouvelle attraction, le « Turc parlant », fait parler toute la ville. Cet automate parle non seulement avec esprit, mais il semble aussi connaître les pensées les plus intimes et prédire l’avenir. Deux amis, Louis et Ferdinand, se passionnent pour ce mystère : montreur ventriloque, communication cachée ou véritable voyance ?
Comment cela est-il possible, comment la personne qui répond est-elle en mesure de voir les questionneurs, de les entendre et de se faire à son tour comprendre par eux, c’est pour moi, il est vrai, une énigme qui reste entière.
Elle est d’autant plus troublante que le Turc semble tout savoir de l’amour secret de Ferdinand pour une jeune fille à la voix céleste, croisée en voyage et qu’il revoit chez un professeur amateur d’automates musiciens… On dirait qu’Hoffmann recycle ses nouvelles les plus connues, avec l’Olympia de son « Homme au sable », et même « Casse-noisette », lorsque Louis avoue préférer ce jouet tout simple –et d’autant plus évocateur– aux mécanismes les plus perfectionnés. De même, Hoffmann laisse son histoire en suspens, laissant ses lecteurs libres de rêver à partir de ces fragments narratifs irrésolus.
« Le Robot » de Pierre Dominique et « Panne du cœur » d’Albert-Jean font retour vers de brefs textes scabreux à chute, qui semblent une spécialité dans les années 1930. « Le Meurtre de l’Américain » de Frédéric Boutet, également disponible en ligne sur l’ADANAP, pimente le fait-divers policier (suicide ou meurtre ?) par le recours au merveilleux scientifique, et à un dénouement amené de façon implacable, image de la passion qui se venge de la raison. « Ecce Homo » d’André Reuze transpose le thème du robot dans un cadre inspiré de Frankenstein, avec une fin aussi prévisible qu’inéluctable. La peur du soulèvement des robots, perceptible dans quelques textes, s’exprime pleinement dans le texte de Georges Ravon, qui aura bien des échos, plus développés mais fondés sur la même méfiance, chez les auteurs américains des années 1950, et déjà dans le texte de Louis Latzarus proposé dans cette anthologie. L’humour reprend ses droits avec « La Mort du robot » de Jules Rivet et le petit dialogue de Maxime Boucheron. « Un homme artificiel » d’Edmond Deschaumes s’avère beaucoup plus original avec son idée de couveuse humaine qui sélectionne les qualités des humains à créer, ainsi que par sa date : 1888, bien avant Karel Čapek et ses émules… Auteur inconnu, Edmond Deschaumes était le secrétaire de rédaction de la revue du Chat noir, et mérite qu’on s’intéresse davantage à lui. André Maurois sacrifie à la satire en imaginant un « Supplément aux Voyages de Gulliver ». Il y met en scène le peuple ignoré des Dounossines (« do nothing »), qui ont délégué à une machine unique la gestion et la fabrication de tout ce qui leur est nécessaire.
Le texte le plus long du recueil fait une cinquantaine de pages. « Était-ce lui ? » de Marc Donat suit les inquiétudes d’un médecin pour un de ses patients, un savant atteint de paralysie qui s’enferme dans la réclusion la plus totale, alors même que le médecin entend des pas dans le laboratoire… Cette longue nouvelle à mystère voit son suspense éventé par sa présence même dans l’anthologie, qui révèle la présence du robot. Mais on ne saurait reprocher à l’anthologiste d’avoir retenu ce texte : Marc Donat sait créer des atmosphères pesantes ou vénéneuses, dont il joue avec maestria, avec des images horrifiques dignes de Gaston Leroux. Il faut revenir au titre de sa parution originale, « Le Mort vivant », pour mieux comprendre sa vision du robot comme création surnaturelle, à la fois morte et vivante. La date de première parution, 1910, éclaire également l’inspiration clairement décadente instillée tout au long de la nouvelle, mâtinée de Grand-Guignol, avec son savant prématurément vieilli, et ses paysages brumeux et crépusculaires qui résonnent d’un rire démoniaque.
Après ce long morceau d’angoisse, une plaisanterie de Robert Tréno vient détendre l’atmosphère, tandis que Pierre Audiat immisce l’idée de robots fabriqués non à partir de pièces fabriquées, mais d’humains privés de conscience. Cette idée résonne dans « L’Androïde » de Claude Orval (d’ailleurs auteur pour le Grand-Guignol), où un médecin qui joue au docteur Frankenstein sur un condamné à mort ne fait revivre qu’un pantin, avant de regretter son expérience… Fait singulier, la nouvelle possède une suite, « Fou ?… » qui rebondit sur la précédente quelques mois après, pour mieux la mettre en abyme. Claude Orval fait allusion à une phrase de Gaston de Pawlowski, et c’est l’occasion pour l’éditeur de clore l’ouvrage sur deux textes de cet auteur. Bibliogs a à cœur de remettre Pawlowski à l’honneur, par la publication dans son catalogue de L’Horloger de Brooklyn, La Bêtise universelle et Par-delà l’Espace et le Temps, et le projet de réédition (qu’on espère voir aboutir) de Voyage(s) au pays de la Quatrième dimension. Comme les nouvelles d’Orval, les deux textes se suivent. Ces deux dialogues imaginaires avec Cyrano de Bergerac confrontent les avis sur la création artificielle. Le dernier dialogue exprime un reproche souvent adressé à la science-fiction : « Le rêve d’hier est devenu réalité d’aujourd’hui, le merveilleux est tombé dans le domaine public […] », tout en rêvant à des perspectives encore jamais vues…
Terminer sur une réflexion prophétique de Pawlowski est une des grandes trouvailles de cette anthologie. Si plusieurs textes se révèlent très anecdotiques, tous reflètent les idées et les fantasmes en cours lors de leur publication, et les meilleurs d’entre eux ne manquent ni d’originalité, ni de style. En dernier ressort, le volume justifie son titre beckettien : avant comme après l’invention du terme « robot », il s’agit d’imaginer un automate à venir, d’anticiper les situations et les drames provoqués par des créations encore irréalisées. Par sa richesse et sa variété, son ambition de rassembler des textes anciens et tombés dans l’oubli, En attendant Robot… est à ranger aussi bien aux côtés des autres recueils de l’éditeur qu’aux côtés des classiques Histoires de robots que tout amateur a dans sa bibliothèque.