Antonin Fraysse, Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne au pays de Françoise – Armand Colin (1948)

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Illustration de Joseph Kuhn-Régnier. Armand Colin.

Lorsque paraît en 1930 Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne au pays de Françoise, ce livre de lecture courante pour le cours moyen s’inscrit dans une tradition déjà bien illustrée.

Il fait en effet partie des romans scolaires écrits dans la lignée du Tour de la France par deux enfants, signé G. Bruno (pseudonyme d’Augustine Fouillée), grand succès depuis 1877. Patrick Cabanel en dénombre vingt-neuf sous la Troisième République dans son ouvrage consacré au genre, Le Tour de la nation par des enfants. Romans scolaires et espaces nationaux (XIXe – XXe siècles), recensé par Guillemette Tison.

La particularité du roman d’Antonin Fraysse est qu’il s’inspire délibérément et de manière suivie d’un autre roman géographique, très célèbre mais étranger, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf (prix Nobel de littérature en 1909, deux ans après la parution de son second tome). Il s’agit moins de pastiche (imitation ludique) que de transposition (transformation sérieuse). La reprise est avouée, assumée et revendiquée dès les premières lignes de la préface.

Jacques, porté par Bec-Plat le canard, suivi de sa troupe.

Inspecteur de primaire, poète à ses heures (il a envoyé à Maurice Barrès, dédicacé, son recueil De l’aube au soir de 1912) mais surtout cartographe, Antonin Fraysse (1886-1938) a publié des Éléments d’histoire naturelle et surtout des Cahiers de cartographie qui montrent assez son amour de la géographie. Le site Je me souviens de 14, consacré à Maurice Genevoix, apporte d’intéressants détails biographiques :
« Antonin Fraysse d’origine corrézienne (mais ayant passé la presque quasi-totalité de son enfance en Côte-d’Or) est un  ancien professeur d’allemand et français des EPS ; il est inspecteur de la circonscription primaire de Thann entre 1915 et 1918 et en 1919-1920 il se présente comme l’adjoint de l’Inspecteur d’académie du Haut-Rhin. Dans les années vingt et trente, il a une dizaine d’années la responsabilité d’inspecteur primaire dans l’Oise, avant de terminer sa carrière dans le département de la Seine (il meurt en fonction). »

Son ancrage dans l’Est de la France lui fait démarrer le parcours du territoire national dans la vallée de la Meurthe, dans les Vosges, et troquer l’oie laponne contre la cigogne alsacienne.

Pour le reste, le roman suit le même schéma que son modèle suédois : un enfant de douze ans, Jacques, sur le chemin de l’école buissonnière, découvre un lutin qu’il a blessé de sa fronde. Jacques compte bien le mettre en cage, mais tombe dans un étrange sommeil et se réveille ligoté. Pour le punir, le Conseil des Nains décide de le réduire à leur taille afin qu’il se mette littéralement à la place de sa victime et expérimente ses difficultés.

L’illustrateur rend plus évident le clin d’œil à Jonathan Swift dans la posture gullivérienne de Jacques. Si la couverture est signée Joseph Kuhn-Régnier, qui a abondamment officié chez Nathan pour illustrer leurs recueils de Contes et légendes, les très nombreuses illustrations intérieures sont d’un énigmatique A. P. Un dessinateur connu signait lui aussi a. p., vers la même époque, mais en minuscules : André Pécoud a de plus un style personnel et facilement reconnaissable, qui n’a que peu à voir avec ces images. N’ayant pu identifier cet artiste, le mystère demeure, en attendant qu’un spécialiste vienne le lever. C’est d’autant plus regrettable que l’illustrateur sait d’un trait vif croquer aussi bien les animaux que les lutins, excelle dans le rendu de l’architecture et les paysages, donne du charme et une vraie personnalité à un ouvrage surtout éducatif.

Une autre originalité insufflée par Antonin Fraysse, dans son attachement à inculquer des valeurs morales aux élèves, est la création d’un panthéon qui formalise la philosophie du Petit Peuple, et dont la bipolarité révèle le manichéisme. Le Génie du Mal, Ghür, qui fait régner la barbarie et la crainte, amène l’apparition du Génie du Bien, Igol, garant de la bienveillance et du progrès. Instruit par les nains, Jacques devra tout au long du roman déterminer du côté de quel génie il place ses actions, et tâcher de mériter de l’ordre honorifique de la Chaîne d’argent. On peut rêver longtemps sur le choix des sonorités dévolues aux noms de ces divinités. Cette création montre surtout, chez l’auteur, la volonté laïque de mettre à distance la religion existante. La magie des nains se manifeste aussi lorsque l’un d’eux déploie une carte sous les yeux de Jacques : la carte prend du relief et s’anime pour montrer montagnes, rivières et villes à l’écolier.

La composante animalière reprise de Selma Lagerlöf est tout aussi respectée et continuée, avec les compagnons du nouveau-nain : Miraut le chien de ferme laisse au bout de quelques courts chapitres la place à Klapp la cigogne, qui l’emmène faire le tour de la France avant de revenir au point de départ. Le renard Smirre, Némésis de Nils Holgersson, se dédouble ici en deux prédateurs : Rabec le renard, animal repris car inévitable dans les bois français, et Créia la buse.

La personnification merveilleuse (mais purement discursive) n’est pas non plus absente : la Françoise dont les personnages parcourent le pays est bien sûr une allégorie de la France, sous les traits d’une Gauloise adoptée par les Francs, puis, au fil de l’histoire, libérée par la révolution. Le peuple n’est pas le seul à s’incarner, quand Klapp, pour exalter les vertus de la langue française, raconte l’histoire du Père Lexique, qui « enrichit le dictionnaire de Françoise » (récit qu’elle dit tenir de Merlin l’enchanteur).

Le merveilleux du récit, non pas seulement ornement ou ajout superficiel, sous-tend le roman, et apparaît ainsi d’autant plus exceptionnel pour l’époque. Fraysse invoque la protection tutélaire du chef-d’œuvre de Lagerlöf, rappelle que La Fontaine, Perrault et le Roman de Renard ont aussi eu recours au merveilleux. Il adapte au sol français cette influence exotique, et lui donne une fonction morale massive. Quand bien même, son effort semble singulier et unique.

La ville d’Ys

Le voyage de Jacques et Klapp est émaillé par l’étalage des richesses régionales, productions locales, traditions et légendes : Guignol à Lyon, la cité d’Ys en Bretagne, le géant Gayant et sa famille à Douai… Le roman emprunte à Perrault et La Fontaine, replaçant la cigale en Provence et la Belle au Bois Dormant à Chambord, mais aussi à Hugo, et Quasimodo accueille Jacques à Notre-Dame. Chaque chapitre est suivi de mots à expliquer et d’exercices oraux et écrits. La composante scolaire n’est jamais oubliée.

Sous ses airs sages de roman scolaire et édifiant, et derrière la réussite de l’exposé géographique et culturel, Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne met aussi en valeur le merveilleux présent dans les contes et légendes nationaux, ou en crée un propre, autour de la cosmogonie des nains. Si, après de multiples rééditions jusqu’au début des années 1950, il est tombé dans l’oubli qui attend les livres désuets qui ont perdu leur public premier, il se lit toujours avec intérêt, dans l’ombre du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson, un modèle honorable dont il sait se montrer digne malgré sa modeste ambition littéraire.

Je remercie Christine Luce de m’avoir fait connaître ce livre, et donné la possibilité de le lire pour en apprécier les trésors.

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