Aristide Fabre – Les Quatre cents coups du Diable (1906), illustré par Henry Morin

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« Les Quatre cents coups du Diable », de Aristide Fabre, est paru dans Mon Journal n° 19 du 10 février 1906.

Le texte est illustré par Henry Morin.

« Sous ce titre, dans des décors magiques qui défilent devant les yeux éblouis, le THÉÂTRE DU CHÂTELET a mis en scène un conte de fées très amusant, où l’on voit le BON GÉNIE, grâce à son petit ami FINE-MOUCHE, triompher, après mille mésaventures, des embûches que lui tend le GÉNIE DU MAL. Voici cette histoire merveilleuse. »

 

Les Quatre cents coups du Diable

LÀ-HAUT, là-haut, plus loin que la Lune, plus loin que le Soleil, plus loin que les Étoiles, le Roi des Génies coulait depuis longtemps des jours tranquilles, s’imaginant, comme il ne recevait aucune plainte de la Terre, que tout y allait pour le mieux.

Or, il était loin d’en être ainsi, car le Diable, qu’on nomme aussi le Mauvais Génie, y faisait ses quatre cents coups, et les hommes étaient très malheureux.

Ils avaient beau adresser suppliques sur suppliques au Roi des Génies, aucun adoucissement n’était apporté à leurs maux.

Et ils se désespéraient, sans se douter que leur protecteur était sourd leurs supplications, tout simplement parce que le Bon Génie, celui de ministres qui était chargé de recevoir leurs plaintes et de les lui transmettre. négligeait de s’acquitter de ses fonctions.

Mais ils crièrent si fort, que leurs lamentations arrivèrent enfin aux oreilles du Roi.

Il manda aussitôt le coupable en sa présence.

« Malheureux, s’écria-t-il dès qu’il l’aperçut, c’est ainsi que tu as trahi ma confiance ! Tu seras puni comme tu le mérites. Je vais t’envoyer parmi les hommes pour que tu tâches de réparer le mal que tu as laissé commettre tu ne reviendras ici que lorsqu’ils auront retrouvé un peu de bonheur. »

Ayant ainsi parlé, il étendit la main droite. A ce geste, les nuées s’entr’ouvrirent avec fracas, et le Bon Génie fut précipité sur la Terre : il tomba dans un petit village de la Suisse, appelé Rosendorf, au moment où le jour se levait.

Pour redonner aux hommes le bonheur qu’ils avaient perdu, le Bon Génie devait entrer en lutte avec le Mauvais Génie, son éternel ennemi.

Aussi, comme un général qui va se mettre en campagne, commença-t-il par passer la revue de ses forces.

Toute la puissance des Génies consiste, tous ceux qui ont lu les contes de fées le savent, dans des talismans qui leur permettent d’accomplir des extraordinaires.

Le Bon Génie voulut donc tout d’abord examiner ceux qu’il avait emportés.

Mais soudain, il se sentit défaillir : toutes les poches de ses vêtements explorées, il ne trouva pas un seul talisman ! Il s’attendait si peu, il est vrai à venir sur la Terre, et surtout à y venir si précipitamment, qu’il n’avait point songé à s’en prémunir. Qu’allait-il faire maintenant, privé de son pouvoir surnaturel, contre un adversaire aussi redoutable ! C’était la défaite certaine et l’espoir de retourner dans son palais à jamais perdu.

Il en était là de ses tristes réflexions, lorsqu’une scène qui se passait à quelques pas de lui attira son attention. Un affreux bonhomme, qui sortait d’une maison voisine, poursuivait, en le rouant de coups, un enfant misérablement vêtu, qui s’enfuyait devant lui en pleurant à chaudes larmes.

Notre Génie, même sans talisman, ne pouvait être que bon.

« Holà, monsieur, fit-il en s’interposant et en repoussant le brutal avec rudesse, n’avez-vous point honte de battre ainsi ce pauvre petit ?

— De quoi vous mêlez-vous ? répondit insolemment le bonhomme… Je ne pourrais pas corriger ce vaurien que j’ai trouvé abandonné dans un fossé et que j’élève par charité ?…

— Oui, interrompit le malheureux enfant qui était venu se réfugier auprès du Bon Génie et qui, se sentant protégé, s’enhardissait, vous m’élevez en me faisant travailler nuit et jour à copier ces vilains grimoires avec lesquels vous faites pleurer les pauvres gens, si bien que je m’endors sur l’ouvrage et que vous me réveillez à coups de poing…

— Bon, bon, grommela le maître de l’enfant, tu as un protecteur pour l’instant, et tu en profites pour m’insulter… Je vous retrouverai tous les deux… »

Le bruit avait attiré quelques personnes. Mais, en voyant les causes de la dispute, toutes semblaient arrêtées par une sorte de crainte.

« Comment, fit le Bon Génie en s’adressant aux assistants, vous supportez qu’il se passe de pareilles choses dans votre village, et il faut que ce soit moi, un étranger…

— Il faut que vous soyez, en effet, un étranger pour oser vous attaquer à cet homme, murmura quelqu’un à l’oreille du Bon Génie : on dit qu’il a fait un pacte avec le Génie du Mal !

— Moi j’en suis sûr, poursuivit l’enfant qui se pressait toujours contre le Bon Génie et qui avait entendu. J’ai vu le Mauvais Génie à la maison, une nuit que travaillais. C’était ce beau jeune homme à chevelure rouge qui est resté quelque temps dans le village. Il lui a proposé d’être son représentant à Rosendorf. Mon maître a accepté et, alors, le Mauvais Génie lui a remis une boîte de pilules magiques grâce auxquelles celui-ci peut obtenir tout ce qu’il veut… Oh ! fit soudain l’enfant, en se baissant et en ramassant un objet qu’il mit vivement dans sa poche…

— Qu’y a-t-il ? fit le Bon Génie.

— Rien ! répondit l’enfant. Allez à vos affaires, monsieur, vous ne pouvez rien pour moi (Ce n’est que trop vrai, songea le Bon Génie) ; d’ailleurs la colère de mon maître est passée pour l’instant… et je cours travailler pour ne pas l’indisposer davantage. »

L’enfant rentra dans la maison où son maître l’avait précédé, les voisins se dispersèrent, et comme le Bon Génie n’avait plus rien à faire qu’à songer à sa triste position, il reprit le cours de ses pensées.

Soudain il se frappa le front.

« Il me semble, fit-il, que tout à l’heure l’enfant a parlé de Rosendorf ! Serait-ce ce village où je suis ? Mais, s’il en est ainsi, je ne suis pas loin de la grotte où habite mon vieil ami, le sorcier Alcofribas. Je vais m’informer et m’y rendre : je trouverai auprès de lui tout au moins un bon conseil. »

Lorsque le Bon Génie quitta Alcofribas, il était tout joyeux. Le sorcier lui avait, en effet, appris qu’il y avait, enfermé dans le donjon du château des Carpathes, en Styrie, un merveilleux trèfle à quatre feuilles, d’or, de diamants et de topazes. Ce trèfle était le talisman du bonheur éternel.

Il n’avait donc qu’à gagner la Styrie, à pénétrer dans le château et à enlever le trèfle.

« Mais si mon ennemi venait à avoir connaissance de ce secret ? avait demandé anxieusement le Bon Génie.

— Il ne saurait en tirer profit, avait répondu le sorcier. Toute sa puissance ne lui serait utile qu’à t’empêcher d’arriver au château des Carpathes ; quant au talisman, défense lui est faite par les Destins d’y porter la main, sous peine de perdre son pouvoir.

— L’avis est bon, avait murmuré le Méchant Génie… qui assistait à l’entretien sous les traits du domestique d’Alcofribas, après avoir fait disparaître celui-ci comme un prestidigitateur escamote une muscade. A nous deux, Bon Génie, tu n’es pas encore au château des Carpathes. »

En effet, à peine le Bon Génie eut-il mis le pied hors de la grotte du sorcier, qu’un effroyable cyclone l’enveloppa et qu’il fut enlevé comme un brin de paille.

Puis, entraîné par la tempête, il partit comme une flèche sur les ailes du vent.

Quelle course fantastique ! Il voyait comme à travers un nuage les villes, les villages, les campagnes s’enfuir sous lui. Et le vent soufflait toujours, et des pays toujours nouveaux se succédaient sous ses yeux, sans trêve ni répit.

Cependant la tempête parut se calmer. Le Bon Génie sentit, en effet, que sa course diminuait de vitesse ; le vent faiblit peu à peu, et, mollement balancé, il atterrit enfin sans accident.

Où était-il ? Il lui eût été bien difficile de le dire, car il faisait encore nuit, et d’ailleurs il n’était jamais venu sur la terre. Tout ce dont il pouvait se rendre compte, c’est qu’il se trouvait sur le toit d’une maison.

Bientôt cependant le jour commença à paraître. Déjà, dans la clarté naissante, de nombreux et magnifiques monuments se détachaient sur le ciel.

« C’est sûrement la capitale de quelque grand pays ! s’exclama le Bon Génie.

— C’est Paris ! répliqua un petit ramoneur en sortant d’une cheminée. Mais Paris n’est pas le château des Carpathes, et il faut s’y rendre sans plus tarder.

— Qui es-tu donc pour me parler ainsi ? interrogea avec surprise notre voyageur aérien.

— Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Fine-Mouche, le petit enfant que vous avez sauvé des brutalités de son maître ; à Rosendorf… N’essayez pas de comprendre comment je suis ici, je vais vous le dire. Vous savez que mon maître possédait une boîte de pilules du Diable. Sans doute, lorsque vous l’avez bousculé, est-elle tombée de sa poche ; moi, je l’ai ramassée et, grâce au pouvoir magique des pilules, je vous ai suivi partout dès ce jour. J’étais invisible, dans la grotte d’Alcofribas, me voici aujourd’hui à Paris avec vous, prêt à vous aider avec une troupe de petits garçons qui ont bien voulu se joindre à moi, et que je vais vous Montrer… Pi-houït ! » fit-il.

A cet appel, d’innombrables petits ramoneurs sortirent de toutes les cheminées.

« Nous voilà tous au poste. Mais il ne s’agit pas de cela. Il faut partir. Tenez, grâce à mes pilules, je vais faire avancer le progrès d’un siècle pour aller plus vite. A moi, la locomotion aérienne ! »

En disant ces mots, Fine-Mouche lança une pilule dans les airs. Aussitôt une multitude de ballons dirigeables apparurent, et l’un d’eux vint s’arrêter devant le Bon Génie.

« Embarquons ! embarquons ! cria gaiement Fine-Mouche : en route pour la Styrie ! Et songez que partout où vous serez, mes amis et moi nous serons ! »

Le Bon Génie monte dans la nacelle ; le dirigeable s’ébranle, il part, il est parti, et bientôt il se perd à l’horizon.

Le ballon filait à toute vitesse ; il marcha toute la journée et, dans peu de temps, si rien de fâcheux n’arrivait, il était certain qu’il aborderait dans le royaume de Styrie… Mais le Mauvais Génie veillait… Un accident survint : il fallut s’arrêter en route et passer la nuit dans une auberge isolée.

Maintenant le Bon Génie, harassé par toutes ces émotions, dort d’un sommeil profond. Tout est calme dans l’auberge. Soudain une gerbe de flammes monte de la toiture, et en un clin d’œil toute la maison prend feu : surpris dans leur sommeil, les voyageurs vont périr et parmi eux le Bon Génie. Le Génie du Mal, qui a allumé cet incendie, y compte bien : qui viendrait au secours des malheureux dans ce pays presque désert… Qui ? Mais Fine-Mouche et sa troupe d’enfants. Toujours à l’aide des pilules du Mauvais Génie, ils dévorent l’espace et se portent en un instant à tous les endroits où le Bon Génie est en danger. Nous les avons vus ramoneurs, les voici pompiers maintenant, et sous les torrents d’eau que déversent leurs petites pompes à vapeur, l’incendie s’éteint et le Bon Génie sort sain et sauf de la maison…

Il fallait une revanche au Génie du Mal. Il crut bien l’avoir trouvée, lorsque le Bon Génie arriva enfin sous les murailles du château des Carpathes.

Son ennemi l’y avait précédé et se trouvait dans la place en qualité de commandant de la garnison. Il s’était substitué au véritable commandant qu’il avait envoyé rejoindre le domestique d’Alcofribas.

Vous pouvez croire qu’il n’avait pas perdu de temps et qu’il avait organisé supérieurement la défense. Puis il avait persuadé à la reine de Styrie, qui habitait le château, que des conspirateurs en voulaient à son existence, et qu’il fallait se défier de tous les étrangers qui se présenteraient et ne pas les recevoir.

Aussi, lorsque le Bon Génie se montra à la poterne, trouva-t-il la porte close. Que faire ? Pouvait-il à lui seul enlever la position, sans armes, sans talisman !

Assis sur un quartier de roc, il songeait à sa puissance perdue et à tout le mal que, pendant son inaction forcée, le Mauvais Génie continuait à faire dans ce monde.

« Ah ! dit-il soudain, si Fine-Mouche était là !

— Présent ! fit une voix ; qu’y a-t-il pour votre service ? »

Fine-Mouche, costumé en colonel de grenadiers, était à ses côtés.

« Il y a, répondit le Bon Génie, qu’il faut prendre le château d’assaut, et que je n’ai pas de soldats !

— Voilà des soldats ! » répliqua Fine-Mouche en jetant à terre une de ses fameuses pilules magiques.

Aussitôt, en effet, sortent on ne sait d’où une multitude de petits soldats armés de pied en cap. Fine-Mouche se met à leur tête.

« En avant ! » s’écrie-t-il, l’épée haute.

Tous ses petits camarades, car on se doute bien que ce sont eux, se précipitent sur ses pas. A l’assaut ! la fusillade éclate, les canons tonnent, mais le Génie du Mal se défend pied à pied, la place résiste, les murailles ne se laissent pas entamer.

Alors Fine-Mouche prend encore une des pilules : c’est la dernière, celle qu’il a réservée pour l’effort final ; il la lance avec violence contre les murs du château. L’effet est immédiat ; les pierres se désagrègent, les quartiers de roc s’effritent ; c’est la victoire !

Le Génie du Mal enfin vaincu, et vaincu par ses propres armes, puisque ce sont ses pilules qui causé sa déroute, se dérobe dans un nuage de fumée, et le Bon Génie, dont la victoire est la récompense de la bonne action qu’il accomplit naguère en secourant Fine-Mouche, court vers le donjon où est enfermé le trèfle à quatre feuilles, grâce auquel il va pouvoir redonner à la terre un peu de bonheur et de tranquillité.

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