Armory – Le Suicide Club (1912)

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« Le Suicide Club », d’Armory, est paru dans Excelsior du 11 octobre 1912.

Ce texte était prévu au sommaire de l’anthologie Fouilles archéobibliographiques (Bribes), mais faute de place…

Le Suicide Club

Orphelin à la fleur de l’âge, Syrius Annatham avait dû abréger ses études pour vaquer à de plus urgentes nécessités dont celle du pain quotidien. Groom d’hôtel, puis chauffeur sur un steamer, saute-ruisseau chez un boursier, colleur d’affiches électorales, il avait aussi déchargé des sacs de riz dans le port de Marseille, cherché l’or au Klondyke, ciré dans les rues de Melbourne les bottes des condottieri d’Océanie.

Il se trouvait un jour parmi des gros spéculateurs de blés ; il loua à la hausse ce qu’il possédait, c’est-à-dire soixante-quinze louis, plus ce qu’il ne possédait point, soit une somme colossalement plus élevée. Il aimait ainsi jouer le rien pour le tout. Si les blés avaient fléchi ou même étaient restés stationnaires, c’était pour lui le choix entre la prison ou l’exode immédiat. Ils montèrent. Il revendit, solda ses achats, racheta, revendit… Ce fut la fortune. Il était habitué à vivre au jour le jour. Dès l’instant où il put se passer le moindre désir, il n’en éprouva plus aucun.

Le spleen ne tarda guère à le gagner, et il se trouva à vingt-sept ans avec l’horreur de vivre ! Se tuer ou rechercher volontairement la mort lui paraissait d’autre part trop illogique, à lui, qui, tant de fois, y avait échappé. Il essaya de boire. Attardé un soir sur le haut tabouret d’un bar, il se confessa au seul voisin qui lui restait. Celui-ci s’empara brusquement de ses poignets, les serrant à les broyer :

— Well, vous êtes des nôtres !

Et, jetant une pièce d’or au barman, il prit Syrius Annatham par le bras et l’entraîna dans la nuit.

— Vous n’avez pas le courage du geste libérateur, dites-vous. Nous étions plusieurs dans votre cas. C’est pourquoi nous fondâmes un club. Un club fort joyeux, vous le constaterez, Syrius. Chaque trimestre, nous nous réunissons en de vastes agapes, comme ils disent en France, et au dernier dessert saute le Champagne final. Comprenez que celui des convives près duquel est retombé le bouchon se doit et doit à ses amis de se donner aussitôt la mort. Finir en joie c’est finir en beauté. D’ailleurs, au cas où l’élu du sort hésiterait, il serait, conformément à l’article dix-septième de nos statuts, exécuté par ses collègues. Il préfère avoir le beau geste et, selon qu’il a plus ou moins bu, choisit le revolver, le hara-kiri ou les dix-neuf étages qui nous séparent alors de l’avenue et de l’indiscrétion des policemen. Une fois, le bouchon était tombé à égale distance de Fred Bryb et de Harry Sims. Tous deux s’offrirent à mourir. Toutefois, Harry exprima le désir de se suicider du haut de la tour Eiffel. Nous décidant de l’accompagner tous en France et de préluder à sa chute par une orgie à Montmartre. Hélas ! notre pauvre Harry mourut, durant la traversée, de langueur et d’excès de nausées. Nous ne tolérons donc plus le suicide hors de nos murs. Vous adhérerez à nos statuts, Syrius. Mais, sachez-le, ce sera entre nous à la vie, je veux dire à la mort. Vous nous appartenez corps et biens. Vous serez incinéré par nos soins et vous aurez testé en notre faveur. Grâce à cette dernière clause, notre club est riche et nous permet de nous préparer luxueusement à quitter la vallée de misères. Nous dédaignons les bas calculs et bannissons de nos cœurs les sentimentalités dès lors superflues. Croyez-moi, on ne sait vraiment vivre que lorsque l’on doit mourir.

La soirée était orageuse. Pris de lassitude, Syrius Annatham suivit l’inconnu.

La salle du club étincelait de lumières. Sous des ventilateurs discrets, de jeunes hommes buvaient et devisaient gaiement. Cependant Syrius avait lu à rentrée cette inscription dantesque : « Gentlemen qui pénétrez dans cette salle, n’ayez plus dans la suite d’espérances terrestres !… » Il fut accueilli avec une cordialité bruyante. On lui prépara une mixture, on le fît asseoir et on le pria de conter sa vie. On conclut qu’il n’avait, en effet, plus rien à attendre de l’existence. Quand il fut à sa cinquième mixture, il parcourut d’un œil négligent les feuillets d’un grand livre et y apposa les signatures que l’on voulut.

Il se rendait, le surlendemain, au Suicide Club, lorsque son cab heurta deux dames.

La plus jeune fut projetée sur le trottoir. Désolé, le jeune homme s’empressa et tint à transporter lui-même la blessée jusque chez elle. Madge, qui n’était que contusionnée, se montra sensible à cet empressement, et Syrius, qui ne s’était jamais trouvé auprès d’une jeune fille, éprouva un sentiment bizarre qu’il n’avait pas encore éprouvé. Il n’alla pas au club, passa la nuit à rêver de l’aventure et reconnut le matin que sa vie, jusqu’alors si vide, était peuplée de raisons d’être. Il revit Madge, fut présenté, à son père, honorable commerçant avec lequel les affaires ne traînaient point, et sortit de cette visite bel et bien fiancé.

Il trouva chez lui une lettre dont la lecture lui procura une sueur froide. Le club, dont il avait tout à fait oublié l’existence, l’avertissait que le prochain banquet était fixé au mardi de la semaine suivante !

Syrius Annatham n’avait point l’âme vile ; il songea pourtant à dénoncer le Suicide Club à la police. Puis il réfléchit. Démissionner ? Il n’y fallait point songer. Ses collègues étaient de joyeux gaillards, mais ils ne plaisantaient pas. Il leur manda alors ce billet : « La vie m’est trop lourde, ce mardi trop lointain. Je me suicide. Mille regrets. — Syrius. »

Et, songeant avec humour que, au dire de beaucoup, le mariage était un suicide, il téléphona à son futur beau-père son désir de se marier tout de suite, et fut en paix avec sa conscience.

Les membres du Suicide Club, dont les statuts interdisaient bien entendu de se donner la mort avant l’heure venue, ne furent pas satisfaits. Ils flairèrent une trahison, s’informèrent et, apprenant la vérité, votèrent en réunion plénière la mort du parjure.

Ils attendirent minuit en buvant des whiskies, se firent conduire à la demeure de Syrius, s’y introduisirent à l’aide de fausses clefs, parvinrent jusqu’à sa chambre et, dirigeant leurs lampes de poche sur le lit, ils se précipitèrent, armés chacun d’un stylet, chacun ayant été trahi en tant que membre de la collectivité.

Les cris de la vidime ameutèrent les voisins. On accourut, on cerna les conjurés et on livra, aux hommes de police ces enragés qui ne s’étaient même pas aperçus qu’ils ne frappaient point Syrius Annatham, mais son domestique, lequel, en l’absence du maître, marié le matin, avait cru devoir occuper le lit patronal. Mis au courant des faits, Syrius, qui allait s’embarquer pour l’Europe avec sa jeune femme, ne fit qu’un bond jusqu’au siège du Suicide Club, raya froidement son nom de la liste des membres et détruisit sa signature au bas de l’article dix-septième des statuts.

Convaincus d’assassinat irraisonné, ses sinistres collègues furent condamnés à la chaise électrique. Mais, ô illogisme ! ils implorèrent tous la commutation de peine.

Le bagne les reçut.

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