Il y a quelques années, j’ai découvert (par hasard, comme souvent), un texte dont je n’avais pas connaissance. Comme souvent, dans ces cas-là, je me suis adressé à un spécialiste.
Il s’agissait de « La Croix du père Sulère », un texte présenté comme une « Nouvelle inédite de Barjavel », paru dans Vendredi, hebdomadaire littéraire, politique et satirique du 7 octobre 1938.
En toute logique, j’ai contacté l’administrateur du site barjaweb : « Merci pour votre message et votre sympathique indication. Et avec toutes nos félicitations ! En effet, ce texte est non seulement inédit, mais apparemment inconnu — malgré les recherches fines de nos plus fins limiers, qui pourtant ont déjà trouvé des textes inédits, du moins non re-publiés après leur première parution en article de périodique. »
Faute de temps ? Oubli ? Trois ans plus tard, ce récit n’est toujours pas référencé. Afin qu’il ne sombre pas dans les abîmes littéraires (ma mémoires aussi à des limites !), le voici :
La Croix du père Sulère
(Nouvelle inédite de BARJAVEL)
Au temps où le village vivait, presque toutes les femmes se nommaient Marie. Quand on parlait d’une d’elles, pour la distinguer, on ajoutait le nom de son homme : la Marie de l’André, la Marie de l’Eugène. Maintenant, le village était mort. Il était mort de sa belle mort, tout doucement. Les jeunes gens avaient, peu à peu, coulé comme l’eau claire le long de la montagne, jusqu’aux bourgs de la vallée. N’étaient restés que les vieux, qui n’avaient plus la force d’empêcher les murs de crouler. Un à un, ils étaient allés se coucher au cimetière, barbu de ronces et d’orties.
Sur sa porte de bois, une vieille inscription conseillait :
Passans
Priez pour nous
Et pensez à vous.
Il n’y avait plus de passants. Ça s’était fait en vingt ans à peine. Les toits étaient tombés entre les murs. Et tout était mort autour du village. Les vignes, les amandiers même, qui ont pourtant la vie dure tout était crevé. C’était un coin du monde où le sang ne venait plus.
L’Eugène restait seul de vigoureux là-dessus, avec sa femme, comme une touffe de gui sur un arbre nu de décembre. Il grattait un peu de terre. Il semait un blé qui ne lui poussait pas plus haut que le genou. Surtout, il chassait. Il ne tuait pas souvent, mais connaissait toutes les bêtes de la montagne. Il les dépistait à longueur de journée. Quand il avait envie de manger un lièvre, il ne perdait pas de temps. Selon la saison, le vent, la chaleur, il savait juste où le trouver.
Le cimetière, à vrai dire, n’avait pas mangé tous les vieux. Il en demeurait un, le plus misérable. Dans tout le pays, autour, chacun disait que la mort aurait bien dû délivrer le père Sulère. Mais la mort l’avait laissé, sur terre avec sa croix. Sa croix, il la portait, au vrai sens du mot, sur son dos, chaque jour. C’était une fille, qui devait avoir plus de trente ans. Elle était née sur le tard, et la Marie de Sulère en était morte. La fille, pour le malheur de tous, avait vécu. Elle n’avait jamais marché, ni parlé. Et son père la portait au soleil, tous les jours, sur son dos. Elle avait vieilli, elle s’était développée, en largeur, toute plate. Elle lui couvrait depuis long temps tout le dos.
Elle s’accrochait autour de son cou avec ses bras maigres. Ses jambes n’avaient plus grandi depuis l’âge de six mois. Elles faisaient balin-balan sur le dos du père, sous les vieilles jupes de sa Marie dont il l’habillait. Il la tenait avec ses deux bras noués sous les reins. Et il se penchait en avant. Sa tête, à elle, pendait près de sa tête, à lui, et branlait à chaque pas. Elle savait rire. Dès qu’elle était au soleil, elle riait, sans bruit. Un fil de bave lui coulait des lèvres. Le père en avait l’épaule qui luisait.
Il la soignait comme un bébé, la tenait pour ses besoins. Mais le plus souvent elle faisait sous elle. Il lavait son linge à la serve où se ramassait l’eau de la fontaine du village. Elle ne savait pas manger. Il lui mâchait un peu de pain et de fromage ou de pomme de terre, puis le lui mettait dans la bouche.
Ça durait depuis trente ans au moins. Il se faisait bien vieux, et fatigué. Il avait vu mourir l’Henri Demale, l’André Armuret qui étaient de sa classe. Puis des plus jeunes. Le Joseph Chamois, le Polyte Destève. Tous les autres, et toutes leurs Maries. Il ne restait du village qu’Eugène et sa maison, et lui avec sa croix sur son dos. Il avait fui avec elle, d’une maison à l’autre, devant les écroulements. Ils habitaient maintenant celle des Bartholin. Elle était presque entière. Le toit n’était tombé qu’au nord.
Ils vivaient du lait et du fromage de trois chèvres, qu’Eugène gardait à l’étable avec les siennes, d’un jardin où le père Sulère faisait des pommes de terre, des choux, des pois chiches et des fèves. Et la Marie lui donnait de temps en temps quelque chose quand on tuait le quart de cochon, ou quand on faisait cuire la morue, ou quand son homme revenait de la chasse avec du sang sur sa musette. Et quand elle cuisait le pain, le premier mardi du mois, elle ajoutait pour lui deux miches, qui lui duraient jusqu’à l’autre fournée.
⁂
Ce matin-là, l’Eugène se leva de bonne heure. Il voulait monter jusqu’au Clos de Vieilles. Il voulait voir si le gel n’avait pas éclaté les deux pommiers aigres qui lui restaient là-haut. Quand il entra dans la cuisine, la Marie venait d’allumer le feu. Le petit pot de café commençait à chanter.
Sur le bord de la table, il mangea quelques olives et un morceau de picodon. Lentement, car il avait les grosses dents mauvaises. La Marie lui servit le café, et but le sien debout, contre la cheminée. Ils ne s’étaient pas encore dit un mot, Ils n’avaient rien trouvé d’utile à se dire.
L’Eugène ferma son couteau, remit le picodon dans le tiroir, balaya d’un revers de manche les miettes sur la table, se leva et vint ouvrir la porte. Le froid gicla dans la pièce.
Il avança de quelques pas sur la place du village, jusqu’à la fontaine. De là il parla :
— La fontaine est prise. Il faudra aller chercher l’eau au puits Pointu.
Il frappa du doigt la chandelle de glace qui coulait du gueuloir de bronze à la place de l’eau chantante.
— Ça a serré dur, cette nuit
Les murs ruinés dressaient autour de lui leurs échancrures. Il savait que le jour ne réveillerait pas le village. Il avait l’habitude de voir le soleil se lever sur le silence et entrer jusqu’aux caves par les toits béants.
Il rentra et ferma la porte en faisant « brr ».
Les deux bûches de chêne brûlaient à petit feu. Il vint s’asseoir près d’elles et leur tendit les mains.
— Un de ces matins, je vais les trouver raides tous les deux, dit-il.
— Bien sûr que si le froid continue d’augmenter ils verront pas la Saint-Sylvestre, acquiesça la Marie.
Elle réfléchit un moment,
— S’il était seul, on aurait pu le prendre avec nous. De toute façon, au printemps il ne pourra plus travailler le jardin. Mais l’infirme, c’est pas possible de la prendre. Si le père devient à plus pouvoir s’occuper d’elle, qui c’est qui s’en occupera ? Tu devrais aller voir un peu à la mairie, si on peut les faire mettre à l’hôpital avant que ça soit trop tard.
— J’y passerai jeudi qui vient, en allant à la foire. Mais pour le mettre à l’hôpital, le vieux, il faudra les gendarmes. Lui qui n’est jamais seulement descendu jusqu’à Valblanc, tu penses ! Ça lui sera pire que la mort.
— Il sera tout de même mieux à l’hôpital qu’à crever de froid dans sa maison des courants d’air.
L’Eugène répondit, au bout d’une minute :
— Qui sait ?
⁂
Il avait emporté son fusil. Il s’était dit : « C’est bien rare si au pied de la Gardebonne, dans les genévriers, je trouve pas quelque malheureuse grive ». Il en rapportait quatre.
Il redescendait à grands pas lents le lit caillouteux qui servait de chemin à la fois aux hommes et aux eaux de pluie, et ne voyait guère plus souvent celles-ci que ceux-là. La pente piquait dur. Chaque pas était en profondeur. Il posait pied, pliait un peu le genou pour recevoir le poids du corps, faisait rouler la caillasse de ses souliers de cuir dur, aux semelles ferrées de caboches à mulets.
Il avait la joie au cœur. Les pommiers étaient saufs, et il pensait à l’agréable spectacle des quatre grives tournant devant le feu, pendues par le cou à un fil de laine, tandis que le jus, parfumé d’ail et de genièvre, coule goutte à goutte sur les tranches de pain grillé.
Le vent froid lui séchait les lèvres, lui mordait les oreilles, frappait à coups de poing ses joues dont la chair se contractait comme un limaçon mis au vinaigre. Quand il arrivait au creux d’un petit vallon à l’abri d’un rocher, il se redressait vers le soleil et restait là quelques minutes à se chauffer. Sa main arrachait, froissait quelque brin sec de lavande ou de thym, et le parfum léger fondait dans l’air.
Puis il replongeait dans le vent.
Sur la place haute du village, il trouva le père Sulère, assis au soleil, avec son infirme posée à côté de lui. Ils s’étaient installés à l’abri de la meule de paille qui pourrissait là depuis sept ans : la dernière récolte de l’André Charron.
— Té, Félicien, regarde comme elles sont grasses, dit-il.
Il en sortit une de sa musette, souffla sur les douces plumes du ventre pour montrer les filets dodus.
— Oui, c’en est des belles, acquiesça le vieux. Tu les as eues au pied de la Cardebonne ? La Marie m’a dit que tu y étais allé. Elles seront fameuses. Là-haut, elles ont que du genièvre dans le ventre. C’est pas comme celles de la vallée, qu’ils en sont tant fiers. Elles mangent que des olives, là-bas, et quand tu les fais cuire, tu es obligé de leur mettre du genièvre dans le gésier, autrement elles ont pas plus de goût qu’une vieille poule.
— Tu viendras bien en manger une demain ?
— Merci, c’est pas de refus, tu es bien brave. Dis bien à la Marie, surtout, qu’elle les vides pas ! Le jour de ma noce, avec ma pauvre Marie, ils avaient fait venir une cuisinière de Saint-Valdon, pour leur donner le coup de main. Pense, c’est qu’on était cinquante-trois ! Et ça faisait huit jours que les chasseurs du pays nous ramassaient des grives. Voilà-t-y pas que cette cuisinière de Saint-Valdon, qui en avait jamais tant vu, la pauvre, elle prend une paire de ciseaux, et je te vide, et je te vide ! Et dedans, en place, elle leur met des olives et des ognons ! Des ognons, tu te figures ! Ma pauvre mère en pleurait. Heureusement qu’après il y avait un de ces civets de lièvre, comme jamais de ta pauvre garce de vie tu en as mangé un.
L’infirme riait au soleil, montrant ses dents vertes. Le vieux soupira :
— Ah ! On était jeunes !
⁂
A la fin du repas, l’Eugène alla tirer du placard une vieille bouteille.
— De la blanche qui me vient encore de mon père ! Elles descend pas vite ! Quand on est seul à la boire et qu’il faut trinquer contre la bouteille, on n’y trouve guère bon goût.
Ils burent lentement, avec respect, puis le vieux posa ses coudes sur la table, sa tête sur ses avant-bras, et s’endormit.
L’Eugène le secoua doucement.
— Laisse-le dormir, dit la Marie. Pour un moment qu’il est tranquille ! Va plutôt voir ce que fait la mal-venue. Il l’a laissée seule sur son fumier. Faudrait pas qu’un chien perdu lui vienne manger les joues…
Il se leva. Il se sentait solide, noueux, dur, bon à vivre. Le soleil chauffait la placette. Le vent devait faire dimanche, roulé en boule dans quelque coin, entre deux montagnes. Les pierres sèches des murs se montraient tièdes à la main. On aurait presque quitté la veste.
Le froid, embusqué dans l’ombre de la ruelle, rappela à l’Eugène qu’on était en novembre. Il allongea le pas, atteignit la maison des Bartholin. La porte était un trou clair dans le mur. Il entra. Le soleil qui coulait du toit crevé l’accueillit. Il marcha sur des débris de tuiles entre lesquels l’ortie avait poussé puis séché. Il atteignit un plan d’ombre où s’ouvrait, plus noire, une autre porte. Il se baissa. Sa tête et sa poitrine atteignirent l’odeur. Ça sentait le fumier d’homme, l’urine tournée et le champignon. Le sol était couvert d’une couche épaisse comme la main de toutes sortes de débris d’étoffes. De vieillesse et de crasse et d’être piétines ils avaient perdu toutes couleurs. C’était une matière grisâtre, molle sous les pieds comme un ventre de bête.
L’infirme était couchée dans le coin à droite, juste au pied du mur. Au-dessus d’elle, la lumière entrait par les trous de quelques pierres tombées. Elle geignait, grattait à deux mains sa couverture. Dans la pénombre, son visage apparaissait d’un bleu de viande morte, large, plat, lunaire. Ses cheveux étaient répandus autour, comme une eau sale. Elle tourna les yeux vers l’homme qui entrait, s’arrêta de gémir, puis recommença.
Lui, debout, les mains pendantes, réfléchissait. Il considérait cette pourriture, ce chancre qui depuis une demi-vie rongeait un honnête homme. Il fit « non » avec la tête. Il pensait :
— Non, c’est pas juste. Il a gagné plus que son paradis. Quand on arrive à la grande vieillesse on a droit de se reposer.
Il s’avança. Juste au-dessus d’elle, s’ouvrait un trou par où entrait la lumière. Sur les bords, les pierres branlaient. Il dut pourtant y mettre les deux mains. Quand la plus grosse tomba, la tête de l’infirme éclata comme un melon pourri qu’on jette aux cochons. Il remarqua à voix basse :
— Elle avait les os mous.
Puis il fit tomber les autres moellons.
Il sortit, calme, gagna le haut du village, monta jusqu’au champ du Serre-Vert, qu’il avait ensemencé en automne. Il s’assit au pied de la borne de coin. Au-dessous de lui, le village étalait ses ruines familières. Comment pourrait-on le quitter ? C’était comme sa veste de velours tant rapiécée, qu’il ne pouvait se résoudre à remplacer, tant elle avait l’habitude de lui.
Dans son dos il entendait les mille petits bruits de la montagne. De chacun d’eux il connaissait la cause. Il sourit, gratta la terre entre ses jambes. Elle avait pris toute la chaleur du soleil. Il en emplit le creux de sa main, la porta à ses narines. Elle sentait une chaleur vivante, saine, comme une respiration d’enfant. C’était déjà l’odeur des pousses vertes du prochain printemps…
Comme il rentrait chez lui le père Sulère s’éveillait. Il lui mit la main sur l’épaule,
— Félicien, lui dit-il, le malheur est passé chez toi.
⁂
Le curé de Saint-Valdon vint avec son enfant de chœur. L’Eugène avait creusé le trou dans le cimetière barbu. Deux semaines après, il dut, à côté, en creuser un autre. Le vieux n’avait pas survécu à sa croix. Les premiers jours il était comme perdu à travers le village. Il ne savait que faire de son temps. Il marchait, penché en avant, les mains nouées aux reins. Puis s’arrêtait, branlait la tête, essayait de se redresser, soupirait. Il ne voulut pas coucher dans le lit que lui offrit la Marie. Il alla dormir avec les brebis. Au bout de la semaine, il sembla s’habituer, mais un beau matin on le retrouva dans la serve. Il avait cassé la glace avec un caillou. Un trou juste assez grand pour le laisser passer tout debout, les pieds devant. On le voyait sous la croûte transparente, appuyé contre elle comme un papillon, le soir, de l’autre côté de la vitre.
On l’enterra le mercredi vers les onze heures. Dans la soirée la température s’adoucit et la première neige tomba. Debout sur sa porte, l’Eugène regardait le tapis blanc, peu à peu, couvrir les cailloux de la place. Il entendit la Marie qui accrochait la marmite au feu et soufflait sur les sarments. Quand elle se releva, elle dit :
— Va, au moins, maintenant, il a la paix.
Merci pour cette pépite.