Blanche Vogt – Les Petits locataires d’un billets de vingt sous (1920)

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« Les Petits locataires d’un billets de vingt sous », de Blanche Vogt, est paru dans L’Œuvre du 12 octobre 1920.

L’illustrateur n’est pas crédité.

Les Petits locataires d’un billets de vingt sous

Je suis allée voir un vieil ami qui occupe, à l’Institut Pasteur, un grand laboratoire et une petite place parmi les savants dont on ne parle jamais.

Pendant la guerre, mon ami s’est adonné à l’élevage des poux de tranchée, histoire de rechercher la poudre qui devait les exterminer.

Je ne sais pas s’il l’a trouvée.

Maintenant que les billets de banque remplacent l’or, l’argent et le bronze, le vieux savant voue ses jours à la contemplation de la faune parasitaire qui s’ébat en toute liberté sur les sordides coupure.

Il préfère les plus sales qui sont les plus peuplées.

Mon ami est ce qu’on appelle un micro-biologiste ; mais il ne se fait pas d’illusions. Comme il a un peu plus de soixante ans, il sait qu’il ne viendra pas à bout de sa tâche et que ce sont les microbes qui « l’auront ».

Il m’a dit :

— On ne pouvait inventer un plus merveilleux réceptacle à bacilles que la coupure populaire. D’abord parce qu’elle est assurée d’une circulation considérable. Ensuite pour ces trois scientifiques raisons :

« 1° Il faut, pour se bien porter, de l’oxygène à la faune microbienne. Or les billets de un franc et de cinquante centimes sont toujours à l’air ;

« 2° Il faut de la chaleur aux microbes. C’est entre + 18° et + 40° qu’ils jouissent de leur bon temps. Or on a coutume de loger les coupures dans ses poches, lesquelles reçoivent du corps le chauffage central ;

« 3° Il faut un peu d’humidité aux bacilles. Or les coupures sont maniées par le doigts gras des bouchers et des charcutiers, par les mains suantes des travailleurs, par les mains mouillées des marchandes de poisson et de légumes. Il y a même d’innocents receveurs qui, pour rendre plus commodément la monnaie, glissent momentanément la coupure entre leurs dents. »

Ayant dit doctement, le terrible savant passa à la démonstration.

Il détacha de l’ongle une parcelle de coupure de vingt sous : il la disposa sous un microscope de laboratoire et il m’indiqua comment je devais mettre mon œil pour y voir quelque chose.

Alors, sur le brin de coupure métamorphosé en champ de culture, je vis courir en tous sens des monstres en forme de serpents, de vers, de sangsues, d’étoiles de mer et de poulpes. Il y en avait tant que les misérables se bousculaient, se montaient les uns sur les autres et paraissaient s’entre-dévorer. Je compris que le savant n’aurait pas assez de sa vie pour les dénombrer tous.

— J’en ai déjà recensé un peu plus de 80 millions sur un billet entier, dit avec orgueil le microbiologiste.

Je me rejetai en arrière, épouvantée.

— J’ai reconnu, ajouta-t-il avec le plus grand calme, le bacille de la tuberculose, de la peste, de la syphilis et du béribéri et même le bacille de Nicolaïer, qui donne le tétanos.

— Assez ! assez ! suppliai-je éperdue.

Et je m’écriai :

— Bénie soit la sainte ignorance ! Main tenant, je ne pourrai plus garder une coupure dans mon sac sans craindre mille morts. Vous serez cause que je vais jeter l’argent par les fenêtres.

— Ayez soin de prendre des gants, dit le vieux savant en me reconduisant…

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