Bréviaire des nouvelles vertus, une introduction à la joie d’exister par André Arnyvelde

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Bréviaire des nouvelles vertus, OL' CHAP n° 1, 2016. Couverture d'après Henry Fournier par Jef Benech.

Bréviaire des nouvelles vertus, une introduction à la joie d’exister.

Sept articles d’André Arnyvelde, illustrés par Henri Fournier, parus dans la revue La Vie Parisienne, 1938, recueillis sous leur titre générique, Bréviaire des nouvelles vertus, pour le n° 1 de la collection des éditions artisanales OL’ CHAP, 2016, sous une couverture de Jef Benech.

André Arnyvelde.

Arny (André Arnyvelde pour les intimes) me fait rire de ses astuces et de ses provocations, de ses échafaudages en tourbillons pour donner le vertige et le tournis en même temps pendant ses démonstrations. Le ton n’est pas sérieux, il ne s’agit pas d’infliger la leçon, tout au plus de frapper, parfois, d’une pichenette entre les yeux pour rectifier les points de vue de ses lecteurs, comme le médecin tape un coup sec sous la rotule du genou et ravive un réflexe de marche : vous la sentez, là, cette joie qui échappe à vos œillères ?
De temps en temps, Arny s’embarque dans des bavardages un rien funambules, et, hop ! une pirouette… l’homme topinambour, avachi dans son carré de jardin, délimité au cordeau et enrichi d’engrais chimique, sursaute et s’offusque, ou rit (note à part, l’humanoïde légumineux m’a rappelé que des racines de cette espèce poussaient dans mon potager, il est temps que j’aille récolter ma soupe). Mes vertus préférées sont « la Curiosité » et « la Luxure », la première par inclination, la suivante car je suis honorée de porter un nom qui l’initie !

« L’Univers grandit sous l’ascension de la pensée », dit le diable à l’ermite.
Je n’ai point eu, en ces quelques lignes, d’autre prétention que de paraphraser cette prestigieuse exclamation de Flaubert, parfaitement incompréhensible, au demeurant, à l’homme topinambour comme à l’homme sac à charbon…

La déclaration clôt le chapitre de la vertu de « la Curiosité ». J’ai songé l’écrire afin de constater s’il reste une pensée sur le réseau ou seulement des…

[un blanc]

Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin, après une courte notule quand bien même s’élèverait-elle déjà comme une brève ode à la joie de lire et de l’écrire ? La question nécessite une réponse immédiate : lecteur, jamais nous ne cesserons de cheminer de concert (et de conserve également) ! Tant qu’il sera possible de publier ici ou là (et en particulier chez OL’ CHAP, Bibliogs ou dans les pages virtuelles de l’ADANAP, ici-même) des textes qui ravissent un moment l’âme, s’en priver relèverait d’une mentalité de topinambour — bien que celui-ci soit délectable consommé dans une assiette creuse : je vous conseille la recette au miel et au curry, Arnyvelde en aurait mentionné le délice, s’il l’avait goûté, dans son chapitre « la Gourmandise ».
Voici les raisons pêle-mêle, jardinière et gastronomique, pour lesquelles d’un commun accord synergique avec Leo Dhayer, son éditeur, je vous présente un conte d’Arnyvelde, coquin philosophe au fond des bois. La morale est égratignée aux ronces des fourrés, et pourtant, en jetant sa gourme, elle en ressort modernisée, à l’instar des Nouvelles Vertus capitales créées par l’auteur trente ans plus tard, puisqu’elle y consentait.

Henry Fournier, pour la Coquetterie, par André Arnyvelde, La Vie Parisienne, 1938.

La plaisante déception

Clotilde Albain, au troisième mois de son veuvage, commença de s’ennuyer, parce qu’elle était jolie et demeurait fidèle à la mémoire du banal Athanase Albain. Un après-midi d’automne, dans la rue, un sous-officier de cavalerie la croisa, la dépassa, se détourna de son chemin pour la suivre et lui chuchota des galanteries. Elle pressa le pas, indignée, hésitant entre la hautaine indifférence et la riposte en coup de cravache. Mais bientôt elle fut essoufflée et ne s’était pas encore décidée. Elle pensait : « 1° Ce militaire est un insolent ; 2° je m’ennuie, jolie et fidèle ; 3° les propos de ce militaire n’ont aucun rapport avec cette constatation ; 4° si je ne lui réponds pas quelque chose, il va continuer à me suivre, peut-être me frôler le bras, m’obliger à le gifler, et nous faire devenir le centre d’un rassemblement ridicule ; 5° je puis tout juste lui répondre qu’il perd son temps, ce qui sous-entendra que j’ai compris la manière dont il espère l’employer, et cela est fort grossier, ou bien lui apprendre que je ne suis pas ce qu’il suppose ; mais, 6°, qu’est-ce donc qu’il peut supposer de moi, vêtue de noir, décente, sans parures, et ne ressemblant en rien du tout à une fille facile ? Si, 7 °, il se rend compte de ce que je puis être, et qu’il m’a parlé tout de même, c’est que, telle, il m’a pensée capable de lui répondre. De sorte, 8°, qu’en me débarrassant de lui je risque le rassemblement, mais ne changerai en rien l’impression que je lui ai produite. Neuvièmement, pensa Clotilde, en jetant un vif coup d’œil vers la glace d’une boutique, et apercevant son image et celle du suppliant, il est très bien… Dixièmement… »
— Non monsieur, je demeure chez moi, lui répondit-elle.
Car il venait d’imaginer qu’étant peut-être veuve, elle devait demeurer chez madame sa mère ?

Il tenait garnison à Versailles et se trouvait à Paris, cet après-midi, pour s’occuper d’un changement de résidence qui devait le faire bientôt nommer dans la capitale. En attendant, chaque jour, après deux heures, il avait des loisirs. Il y avait tout autour de Versailles, où il rentrerait le soir même, des bois charmants, et dans l’ombre des bois de petits cabarets rustiques. Il griffonnait une adresse, la lui mettait dans la main.
— Vous descendrez à Viroflay, la route, cent mètres, le bois, un sentier qui mène tout droit à cette adresse. La table prête, les volets clos, l’odeur des arbres, les gais oiseaux, la servante empressée, l’aubergiste courtois… Je vous y attendrai demain.
— Jamais !
— Demain !
Il s’esquivait en souriant.
« Mon Dieu ! qu’il avait de jolies dents sous sa moustache blonde. »
Elle y alla.

Elle était la plus honnête des petites bourgeoises. Elle n’avait jamais trompé Athanase qu’avec Des Grieux, Hernani, Lohengrin, Tristan, Mâtho et Julien Sorel. Dans le wagon désert, elle frissonnait de remords, de terreur et de joie. Elle n’osa point demander sa route à l’employé de gare qui reçut son billet, et pénétra dans le bois, haletante, grisée, voyant trouble, ayant ensemble l’envie de courir au rendez-vous et de s’en retourner à Paris. Cependant, elle avançait. Là-bas, deux bras vigoureux l’allaient saisir, les jolies dents heurteraient bientôt ses dents fines, elle se laisserait fondre contre le dolman bleu. Que le bois sentait bon ! Les feuilles rousses craquaient sous ses petits talons. Une épine accrocha sa robe. Elle la détacha et, s’étant arrêtée, entendit les battements de son cœur. Elle avait besoin de respirer. Par ses lèvres entrouvertes se glissèrent toutes les forces malicieuses du bois. Elle s’effaroucha de la course d’une taupe entre les mousses et sous les feuilles sèches. Mais aussitôt une chaleur lui caressa la poitrine, qui devint très vite le sentiment qu’elle s’harmonisait avec la forêt. Blonde et toute menue, trottant parmi les gros arbres qui se dressaient à chaque pas devant elle, elle se sentait, narguant ces immobiles, une sûre volonté, une volonté d’aller rejoindre l’homme. C’était bien cela. Malgré le train qui l’avait amenée, son costume élégant, son ombrelle, ses petits souliers où restaient collées quelques feuilles, elle était l’amante attendue. Elle s’enorgueillissait de se sentir préhistorique à vingt-cinq minutes de Paris. Romans, théâtres, raffinements de l’esprit, délicatesse de la pudeur bien éduquée, autant de légers voiles qui d’instant en instant tombaient de sa nudité. Car elle était certaine d’être nue, comme les arbres, comme la terre et le ciel sans nuages. N’eût été un reste de raison, elle eut jeté toque et voilette, épingles, peignes, pour laisser flotter ses cheveux, en courant dans le vent câlin. Elle s’égara. Au bord d’un sentier imprévu qu’elle suivait, elle avisa la hutte d’un bûcheron solitaire. Effrontément, elle demanda l’adresse de l’auberge. Ah ! Qu’était loin la timidité d’en face le receveur de billets ! Pour un peu, elle aurait crié au bûcheron : « Eh oui ! L’adresse de cette auberge où m’attend un amant ! »
Elle y parvint. Il courut à elle, l’entraîna sans rien écouter. « Que j’eus de mal à découvrir ! Je me suis égarée. » Il pénétra dans une salle où la lumière vaporeuse était dorée, ferma la porte et l’attira vers lui. « Bien ! Bien ! » Point de bavardages encombrants, d’importunes civilités. Les bras, le torse rude, les lèvres chaudes, les dents brutales. « Prends ! Prends… Toute la forêt dans ces lèvres que tu écrases, dans cette haleine que tu bois ! Et tout mon être véritable avec l’immuable forêt. Homme, mon maître éternel ! »
S’apaisèrent leurs réciproques allégresses. Au travers des derniers baisers, il annonça que ses démarches avaient vaincu et que leur prochain rendez-vous serait, si elle y consentait, dans un hôtel qu’il indiqua quelque part dans Passy. Si elle y consentait !

Ce fut stupide. Son baiser n’était rien que brutal, ses caresses lourdes s’accompagnaient de plaisanteries abominables, et qui glaçaient Clotilde. Il ne savait rien autre que des histoires de caserne et les bonnes fortunes coutumières des sous-officiers de Versailles. Et Clotilde, navrée, sitôt qu’elle fut sortie du triste hôtel, à la hâte, se demandait ce qui avait bien pu la tromper si merveilleusement, ne voulant point s’avouer qu’elle eût jamais jugé digne du don d’une petite bourgeoise honnête un si piteux amant ! Qu’était-ce, sinon la forêt malicieuse, cadre somptueux de cette toile médiocre ? Et quoi donc lui avait fait si profondément percevoir les puissances de la forêt, sinon sa seule nature, sensible et poétique. Assurément ! Ce n’était point ce vilain homme qui l’avait étreinte là-bas ! C’était la belle image qu’elle-même en avait formée.
Elle en arrêta là ses réflexions et sourit. Car elle concevait une soudaine estime d’elle-même, qui avait su créer une si vigoureuse illusion. Une estime si vive, qu’elle en laissa se mêler à sa déception comme une lointaine et toute spirituelle gratitude pour l’autre, le balourd qui nouait orgueilleusement sa cravate, à cette heure, devant l’armoire à glace de l’affreuse chambre.

André Arnyvelde
Le Journal, rubrique « Les contes du Journal », 8 janvier 1909, p. 5

 

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