Pluie de plomb sur Pluton, par Brice Tarvel – Couverture d’Émile Fitz, aux éditions Le Carnoplate, 2015
« Je suis en train de lire Pluie de plomb sur Pluton, et ça dégringole bien. Avant la fin de la page deux (je suis plus loin déjà, mais je ne vous dirai rien, la pluie d’accord, mais pas de précipitation), j’ai lu “guignol” et “mariolle” qui tombent drus dans le récit, comme deux accroches de bonimenteur qui parle vrai. Bon sang de lutin ne saurait mentir, c’est du sauvage sous le dôme et dans le train ! »
Il y a quelques heures, je commentais sans avoir terminé ce récit qu’on pourrait qualifier de vulgarité jubilatoire, son auteur ne m’en tiendra pas rigueur, je pense, tant il a œuvré pour écrire une histoire qui frôle le bon goût sans jamais y céder. Mais voyons comment une romance de science-fiction, aux noms d’interprètes tendrement vieillots comme Achille, Modestine ou Violette, peut-elle s’adonner à la vilenie la plus crasse ? Bien sûr, pour l’y pousser, il y a la Gargousse et ses vents orchestraux, et il y a les plombilâtres, à l’orthodoxie douteuse, mais… commençons à l’origine.
La population de Pluton vit là parce qu’un train de l’espace, expérimental, s’est écrasé. L’expérience ne fut pas un échec total, le savant qui l’avait inventé était à bord, il survécut et la plupart des passagers aussi. Tous partis pour un monde meilleur, comme dans les anciens romans de space opera, ils ne découvrirent pas accidentellement un paradis, mais se contentèrent de ce qu’ils devaient de toute façon coloniser pour subsister. Du bric-à-brac de l’épave du train, ils tirèrent de quoi s’installer dans la nature, toujours hostile aux colons — c’est un classique — et sur Pluton, il gèle. Les fans se rappelleront la Compagnie des Glaces, la saga de J.G. Arnaud, les images de Galaxy Express 999, le dessin animé issu de l’univers d’Albator, mais aussi le Transsibérien et, plus réalistes, les wagons pris clandestinement par les migrants de la grande crise aux États-Unis. Les amateurs de rétro auront dans la rétine le train qui devait emporter l’humanité vers la Lune, depuis une rampe aux étoiles, sur les cartes postales des années 1900, etc. Un fantasme qui dure depuis la locomotive empanachée de vapeur dont s’empare l’auteur pour la propulser dans l’espace grâce à l’Eau d’Esprit… et c’est là que l’histoire dérape sur un aiguillage imprévu.
Déjà, ce combustible prend sa source dans une cavité peu engageante, il ne s’agit pas moins du liquide extrait de cerveaux pressés. Une extraction dont vous prendrez connaissance du procédé à la lecture, hors de question que je vous mâche le travail dans ces conditions bulbeuses. Et parlons des passagers ! Ils paraissent venir d’un train de banlieue chargé d’employés harassés et quelque peu dérangés. L’un d’eux, plombier frustré d’ouvrages colossaux, n’a rien trouvé de mieux, après le naufrage, que de s’établir à son compte sur un satellite en surplomb. Depuis, il pourrit la météorologie de Pluton, déjà mal arrangée par le froid glaciaire, en déversant les scories de tuyauterie, la pluie de plomb, justement, sur les colons. Ceux-là, fidèles aux conventions humaines, ont rebâti une société, au rabais vu les circonstances, mais respectueuses des inégalités : les uns dehors sous des abris de fortune, les autres dans la caverne plus confortable, tous fatalistes lorsque la lourde averse s’abat : le temps qu’il fait se discute sans acrimonie.
Il serait dommage d’en dire davantage et gâcher ainsi le tour de prestidigitation de Brice Tarvel lorsque, de sa bouffarde, il tire et agite des silhouettes truculentes qui bouleversent le décor attendu. Les colons ont de l’humanité les comportements les plus primaires, manger, boire et forniquer, user des pets et des glaviots, trucider et agonir, avec un décorum certain dans le vocabulaire, du genre à appeler un greffier, un griffard mal-emmanché du porte-plume — ce que n’est pas du tout l’auteur, virtuose amoureux des mots. Tous, en tout cas, du plus humble au plus savant de ces conquérants de l’espace, sont imbus de leurs droits sur le sol, au détriment des indigènes, exploités et avalés, dont les qualités ne sont pas pour autant dignes d’admiration — si l’on excepte leur appétit vorace pour la chair humaine et la survie.
Ce marasme grotesque ne ternira pas l’aventure, ce scénario, où chacun cherche à dévorer l’autre ou à l’écraser à verse de plomb, n’a que faire de la vulgarité consommée de ses interprètes, somme toute plutôt digestes. Malgré eux, ils vivent l’amour, la passion de la connaissance, et la mort. Et au-delà des limites de la Terre, la tragédie cosmique n’en finit pas d’éclater de rire gras à la farce. Parce qu’il est là, le funambulisme de Brice Tarvel quand il écrit : les événements se succèdent en traînant le lecteur dans la boue, la glace et les mauvaises odeurs, ils lui accordent à peine quelques respirations parfumées à l’eau de rose ou à la violette des grisettes de la romance, pour l’amener à une fin discordante. De ces fins qui font dire aux braves gens « on est bien peu de choses » en parlant d’un défunt, et qui, malgré le sursaut orgueilleux de notre libre arbitre, nous laisse muets d’impuissance humiliée.
Ce récit burlesque aux ressorts de mélasse dramatique est paru chez Le Carnoplaste, série Histoire du Système Solaire, dans cet aspect devenu original : le fascicule grand format, coloré de couvertures illustrées promptes à enflammer l’imagination, ici par Émile Fitz, 109 ans d’âge dernièrement. Il est encore disponible (le fascicule, n’est-ce-pas… et d’ailleurs, Émile Fitz aussi).