La figure littéraire du détective privé, cristallisée sous les incarnations de personnalités aussi improbables que Sherlock Holmes ou Hercule Poirot, est déjà hautement excentrique. L’épais volume publié par les Moutons électriques entend de plus proposer une sélection d’histoires retenues pour le caractère étrange, insolite ou pour le moins inhabituel des mystères offerts à l’enquêteur.
Parues de 1866 à 1913, elles plongent les lecteurs dans des époques au charme rétro, volontiers nostalgique : Gilded Age mais aussi Grande Dépression aux États-Unis, ères victorienne et édouardienne, Belle Époque. Des temps propices aussi bien aux cambrioleurs audacieux qu’aux esprits affûtés. Les treize textes d’époque font surtout la part belle au début du XXe siècle. Ils sont l’occasion de découvrir de nombreux auteurs injustement tombés dans l’oubli, qui prennent place sans mal aux côtés de leurs célèbres confrères. Les encadrent deux nouvelles d’auteurs contemporains, rédigées tout spécialement pour l’occasion, comme deux bornes temporelles.
Selon la nature des mystères et de leur résolution, le spectre générique s’étend du surnaturel pur à la détection la plus prosaïque, en passant par le fantastique expliqué et le casse-tête ingénieux. Le texte le plus ancien, « Le fantôme détective » de Mark Lemon, relève du fantastique de l’indétermination cher à Todorov. Il s’annonce comme une histoire de fantôme, mais se double d’une énigme policière. À cause d’un vol mystérieux, un innocent risque la prison, et c’est une apparition qui mettra ses proches sur la piste du vrai coupable.
Le fantastique survient de manière beaucoup plus affirmée dans « L’histoire de Baelbrow » d’E. et H. Heron et dans « La femme au nez crochu » de Victor Rousseau. Comme le souligne la présentation de la nouvelle, le héros des Heron, Flaxman Low, rappelle bien des « détectives de l’étrange » aussi fameux que le Carnacki de W. H. Hodgson ou le John Silence d’Algernon Blackwood. De son côté, le Dr. Brodsky de Rousseau ressemble plutôt à une version bienveillante et douce du Dr. Hesselius de J. Sheridan Le Fanu. Dans tous les cas, le surnaturel n’est jamais contesté, et seule une solution psychique parvient à empêcher les esprits de nuire.
Une autre histoire semble reposer sur le surnaturel (des vols inexpliqués attribués à un revenant) : « Le voleur fantôme » de C. N. et A. M. Williamson. C’est au coureur automobile William Race de se charger de cette ténébreuse affaire. L’explication est un peu facile, comparée aux coups de maître d’autres nouvelles de l’anthologie, mais l’ensemble reste très plaisant et bien mené.
Plus classique est l’enquête de Nick Carter, détective privé qui pose les fondements d’un type incarné ensuite de façon plus cynique par Sam Spade ou Philip Marlowe, qu’il précède tous largement : « Nick Carter au quartier général de la police », de F. van Rensselaer Dey, date de 1897. C’est en se mêlant aux truands, dont il partage les usages brutaux comme le vocabulaire argotique, que le détective réussira à résoudre une sombre affaire d’enlèvement. Une autre énigme classique, celle du « Quatrième coup », dans un récit assez daté de Robert Carlton Brown, est résolue grâce à l’observation minutieuse et au raisonnement déployés par l’ancien banquier Christopher Poe, à qui il revient de se montrer digne de son patronyme.
Particulièrement ingénieuses, plusieurs nouvelles s’entendent à compliquer l’intrigue et à brouiller les pistes. « Le mystère des cinq cents diamants » de Robert Barr (dont la collection Baskerville chez Rivière blanche propose plusieurs livres savoureux) fait s’affronter deux intelligences avec brio, dans un récit aussi brillant que le collier en question. Le détective fétiche de Barr, Eugène Valmont, y trouve un adversaire à sa mesure. Délicieuse plongée dans un monde où les aigrefins gravitent autour des riches snobs, « Un bracelet à Bruges » d’Arnold Bennett (dont Le Grand Hôtel Babylon vient d’être traduit) montre également une escroquerie habile, cependant cousue de fil blanc pour le très fortuné et très avisé Cecil Thorold. Dans « La tragédie du Londres Mid-Northern » de V. L. Whitechurch (un authentique homme d’église), il faut le flair de Thorpe Hazell pour débusquer un meurtre derrière ce qui ne paraît qu’accident malheureux. Cet original passionné de gymnastique et de diététique, spécialiste des affaires liées au chemin de fer, remonte ainsi jusqu’aux raisons secrètes d’une vengeance. De son côté, l’extravagant Peter Ruff tire son épingle du jeu dans les intrigues qui entourent une invention aéronautique, dans la nouvelle de E. Phillips Oppenheim.
Seuls deux Français apparaissent dans cette sélection d’époque : avec « L’académicien cambriolé », Frédéric Mauzens met en scène un détective exercé sous les traits d’un savant flegmatique et rêveur, Xavier Tarve, apparemment dans la lune mais à qui rien n’échappe. Malheureusement, ce personnage dans la plus pure tradition du détective dans un fauteuil n’aura pas droit à la série de nouvelles qu’il mérite, et on ne peut que le déplorer tant Xavier Tarve fait montre de pénétration et d’excentricité.
Jules Lermina a consacré davantage de récits au genre policier. Son détective Maurice Parent, exemple d’enquêteur rationaliste à la Sherlock Holmes, intellectuel acharné à découvrir la vérité, attentif aussi bien à la personnalité des gens impliqués dans l’enquête qu’au lieu du crime, n’a eu droit qu’à deux nouvelles dans ses Histoires incroyables. C’est à Toto Fouinard que Lermina a réservé le plus d’aventures. Pour démêler les mystères, ce jeune comédien gouailleur se fie, lui, à son intime conviction et à sa débrouillardise. L’auteur de L’Effrayante Aventure fait ainsi le grand écart entre deux types de détectives antithétiques, dans de longues nouvelles bien construites et où le suspense ne retombe jamais.
Deux autres Français ouvrent et ferment le recueil, deux auteurs contemporains, et non des moindres. « Les écorchés du boulevard » de Xavier Mauméjean prend place en 1840 et faire revivre le chevalier Dupin, en un hommage baroque à Edgar Poe. Des personnes sont découvertes mortes et en partie écorchées. Leur peau n’avait même pas pour but de relier des livres, puisqu’elle est retrouvée non loin des corps. C’est en recourant à l’érudition la plus vaste que Dupin trouvera le fin mot d’une histoire délibérément placée sous l’aile de l’Ange du bizarre…
Enfin, « L’ectoplasme disloqué » de Timothée Rey clôt le volume en 1922, l’ouvrant sur une nouvelle époque, celle des années folles. Véritable exercice de virtuosité, le récit fait se rencontrer Harry Dickson, le détective repris par Jean Ray, et le groupe de jeunes dadaïstes français qui deviendra sous peu celui des Surréalistes. Un drame survenu lors d’une de leurs séances médiumniques requiert les talents d’enquêteur du Sherlock Holmes américain et de son bras droit Tom Wills, dans une succession de péripéties rocambolesques, où les références surréalistes jouent un rôle non négligeable. Les dernières pages réussissent le tour de force d’aligner les explications les plus invraisemblables avec cohérence et en restant passionnantes.
L’ensemble de cette anthologie est un vrai régal, idéal pour les amateurs de mystère policier aussi bien que fantastique. Les détectives ne déçoivent pas : certains discrets, d’autres flamboyants, tous sont perspicaces et presque imbattables. Les énigmes les plus diverses se succèdent avec bonheur. Des pépites qui étincellent comme autant de découvertes captivantes.