Charles Reber – Quand nous mettrons le soleil en bouteille !… (1935)

0

Suite de « La ménagère “fin du vingtième siècle” »

« Quand nous mettrons le soleil en bouteille !… », de Charles Reber, est paru dans Paris-Soir du 3 mai 1935.

Que nous réserve pour 1960 l’électricité reine de l’énergie ?

Quand nous mettrons le soleil en bouteille !…

Non ! Je n’ignore pas tout ce que l’utopie a de contagieux ni même à quels dangers on s’expose à se laisser emporter dans les nuées du rêve par une imagination fébrile. Quoique mon ami Pierre, « le prophète scientifique », se défende d’avoir beaucoup d’imagination — et dans la vie quotidienne il n’en a, ma foi ! que fort peu ! — bien que ses conceptions soient basées, sur des réalités tangibles et des calculs précis, je me demande parfois s’il ne voit pas uniquement que le beau côté du règne de la « Reine de l’Énergie », comme il dit, et s’il ne néglige pas trop les inconvénients de l’époque qu’il annonce. A-t-on déjà connu l’Age d’Or sur la terre ? Je m’applique donc à lui poser des « colles », comme le font les examinateurs au lycée, peut-être dans l’espoir de le voir trébucher, à coup sûr dans l’intention de le ramener sur terre.

Quelques « colles »

— J’admets que tout sera comme vous venez de le prédire ! lui ai-je dit. Mais vous me permettrez bien de vous poser des questions. Toute cette électricité que vous fabriquerez pour satisfaire les besoins du monde, ne va-t-elle pas un jour modifier l’homme, physiologiquement parlant ?

Le prophète fit la moue, comme s’il s’agissait d’une question secondaire, haussa les épaules et dit :

— C’est possible ! C’est même très probable ! Mais ce ne pourra être qu’à son avantage. Il est certain que la « période du feu civilisé et de la vapeur domestiquée » a déjà provoqué dans le corps humain des modifications sensibles. Oh ! rassurez-vous ! Elles sont si minimes, si ténues, que la médecine ni la chirurgie ne les décèleront jamais. Le fait est qu’au cours de ces cent dernières années le degré de résistance de l’homme a nettement augmenté. Voyez nos pilotes qui peuvent faire 600 et 700 kilomètres à l’heure. Je ne suis pas convaincu qu’un homme du seizième ou dix-septième siècle eût été capable de supporter de telles vitesses. En tout cas, l’électricité ne pourra qu’accélérer cette évolution humaine si flatteuse en créant un nouveau type d’homme dans un milieu ambiant propre au développement de la vitesse. Faire mille ou quinze cents kilomètres à l’heure sans provoquer l’arrêt du cœur, ce n’est peut-être, à tout prendre, qu’une question de milieu.

— Ce côté du problème est sans doute fort intéressant, mais ce n’est pas tout à fait le sens de ma question. Ne croyez-vous pas que l’électricité, développée au point que vous dites, aura une influence néfaste sur la vie de l’homme ? Tout le monde ne la supporte pas, et il est des personnes qui sont mortes au simple toucher d’un commutateur mal isolé !

— Cela, c’est encore une question d’adaptation de l’individu au milieu, adaptation qui se fera du reste sans même qu’il s’en aperçoive. Ensuite, ne vous ai-je pas déjà dit que nos lampes de l’avenir seront à même de produire la lumière solaire ? Le soleil a-t-il jamais nuit à la vie !

Un réseau électrique : des milliards engloutis dans le sous-sol

— Seconde question : pour satisfaire tous les besoins qui se manifesteront, il faudra nécessairement construire des réseaux formidables. Les villes seront entourées de véritables toiles d’araignées géantes, nos maisons seront ligotées dans des masses de fils compliquées et nos campagnes seront couvertes de câbles. Et vous croyez que l’esthétique y gagnera ?

— Permettez-moi de vous dire que vous êtes en train de raisonner dans l’avenir avec la pauvre mentalité d’un homme d’aujourd’hui.

Mon prophète scientifique prit dans un tiroir de sa table un grand diagramme, le déplia et l’étendit sur la table. C’était tout un jeu de rectangles, de plus en plus allongés, alignés les uns à la suite des autres et de différentes couleurs.

— Votre question, ajouta-t-il, soulève un des plus gros problèmes de l’avenir. Prenons seulement l’éclairage des rues et suivons son développement sur ce diagramme.

Les chiffres que mon ami me jette à la face sont, en effet, pleins d’épouvante et lourds de conséquences sociales. En 1914, la rue parisienne consommait 18 pauvres kilowatts par habitant. C’était presque risible ! En 1934, sa consommation a atteint 152 kilowatts par habitant. En 1914, environ 52 kilomètres de voies — vingt-six fois les Champs-Élysées — étaient pourvus de l’éclairage électrique. En 1934, plus de 600 kilomètres, ou 300 fois les Champs-Élysées ! En 1878, lors de l’Exposition Universelle, il y avait 62 petits foyers d’éclairage public à Paris. En 1934, il y en avait 17.000. Deux millions de volts éclairent chaque jour chacun de nos grands magasins. Et ce rythme de la consommation va chaque année en s’accroissant, gagnant les taudis et les campagnes les plus reculées. Un formidable réseau, véritable système nerveux des villes et du pays, a dû être construit. Des milliards sont engloutis dans le sous-sol ; il faut chaque année des millions pour l’entretenir. A Paris seulement, les installations représentent plus de mille francs par habitant — trois mille francs pour une petite famille de trois personnes.

— Cela, dit mon ami, ne peut plus continuer. Nous allons vers l’embouteillage complet du sous-sol et du ciel. Heureusement que nous marchons à grands pas vers la suppression du réseau ! Deux routes s’ouvrent actuellement, et si l’on peut d’ores et déjà affirmer que le réseau est condamné à mort, il est peut-être encore trop tôt pour dire lequel des deux chemins sera le plus praticable.

L’électricité en pastilles ou en bouteille

Joliot et Irène Curie se livrent actuellement à des travaux qui peuvent avoir, un jour prochain, des conséquences véritablement révolutionnaires dans le domaine de l’électricité. S’ils parviennent, comme ils le croient, à libérer directement l’énergie de l’atome, c’est bien au cœur du monde qu’ils nous permettront de pénétrer et, pratiquement, ce sont de véritables moulins électriques qui verront le jour.

— Ce jour-là, qui n’est peut-être pas aussi éloigné qu’on le pense, dit mon ami le prophète, on livrera l’électricité à domicile, non pas au moyen de lignes aériennes ou souterraines très coûteuses, mais sous forme de pastille ou bouteille. Cela vous fait rire ? C’est pourtant peut-être une proche possibilité. On recevrait chaque matin son électricité, comme on reçoit son pain ou — son lait !

— Mais c’est le retour à l’accumulateur ?

— Peut-être ! Mais l’accumulateur est coûteux, lourd et incommode ! Les bouteilles qui contiendront l’énergie solaire fabriquées par les hommes seront infiniment moins lourdes qu’une bouteille de lait. Rien de ce qui touche à l’électricité ne doit être lourd et encombrant !

— Et la seconde route, dont vous parliez tout à l’heure ?

— Ne l’avez-vous pas devinée ? C’est celle de la transmission à distance des télétransports. La T.S.F. et la télévision connues et exploitées, est-il défendu d’imaginer qu’on pourra un jour distribuer l’énergie à distance, par des postes émetteurs ? Vous en doutez ? Je vais vous raconter une petite histoire dont je garantis l’authenticité.

Le roi des resquilleurs

« Un jour, non loin de Bordeaux, j’ai constaté dans un village démuni du courant électrique, qu’une famille s’éclairait à l’électricité. Tout le village, du reste, était ahuri et n’y comprenait rien ! Je suis allé voir notre homme. Il n’avait ni moteur pour produire son courant, ni ligne d’arrivée. Il captait, au moyen d’un appareil qu’il avait construit, les émissions d’un des postes de T.S.F. de Bordeaux, il transformait les ondes parlantes et musicales en courant et il s’éclairait gratuitement le mieux du monde. Lui seul avait combiné son installation. L’ennui, pour lui, c’était qu’il était obligé d’aller se coucher quand le poste de Bordeaux cessait ses émissions et qu’il n’avait pas de courant pendant la nuit. »

Le soleil en bouteille, livré chaque matin à domicile, le soleil distribué par sans-fil à toutes les heures du jour et de la nuit ! Est-ce que je ne rêvais pas ? Je n’osais, en tout cas, pas m’imaginer les conséquences directes que mon imagination me suggérait : le remplacement du moteur à essence par le moteur électrique. L’avion allégé captant dans l’air même la force qui l’actionnera. L’auto filant à des allures folles grâce à quelques bouteilles ou pastilles de soleil ! Les usines marchant toutes seules sans charbon, sans fumée…

…à suivre dans : « Un Soir de décembre en 1960 ».

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.