Charles Reber – Que nous réserve pour 1960 l’électricité reine de l’énergie ? (1935)

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« Que nous réserve pour 1960 l’électricité reine de l’énergie ? », de Charles Reber, est paru dans Paris-Soir du 30 avril 1935.

UN REPORTAGE D’ANTICIPATION.

Que nous réserve pour 1960 l’électricité reine de l’énergie ?

Le Prophète scientifique

Mon ami Pierre est bien l’homme le plus extraordinaire que je connaisse, l’homme aussi le plus pétri de paradoxes de notre  époque paradoxale. Il appartient à cette génération venue au monde en un temps dont nul ne sait plus grand’chose : l’avant-guerre. Il est un de ces hommes qui ont pris conscience d’eux-mêmes, qui ont formé leur esprit, pendant les années où le monde retentissait des craquements sourds de toute notre civilisation : la guerre ! Il est enfin un de ces hommes qui, s’ils n’ont pas fait la guerre, l’ont subie, l’ont soufferte dans ses conséquences quotidiennes, directes et indirectes, et qui ont forgé leur « représentation du monde », comme dit Schopenhauer, en un moment tragique de l’histoire où les grands principes moraux et sociaux qui constituaient l’armature de la société s’écroulaient à chaque pas qu’ils faisaient.

Toute cette époque tumultueuse, qui a marqué l’humanité au fer, a fait de mon ami Pierre un être instable, sans cesse inquiet. Plus rien ne le rattache à notre monde. Il est l’incertitude personnifiée. Peut-être est-ce pour cela qu’il a choisi la profession d’ingénieur. Ce n’est, en effet, que dans les chiffres qui lui ouvrent l’avenir et qui abolissent le temps qu’il trouve le calme et le repos. Quand ses occupations le jettent dans la vie quotidienne, il est bougon, il ne cesse d’être de mauvaise humeur. Il considère volontiers le taxi qu’il doit prendre comme un moyen de locomotion préhistorique. Il s’apitoie sur la moteur d’avion qui fait notre admiration. Les appartements les plus modernes, avec tout le confort, le font sourire et il les compare aux cavernes, un peu mieux aménagées, qu’habitaient nos ancêtres.

— Pourquoi ne suis-je pas né en 1930 ? dit-il souvent. J’aurais 30 ans en 1960 ! Ce serait formidable !

Qu’attendez-vous de 1960 ?

1960 ! Cette date est pour lui comme une obsession. Cent fois déjà je la lui ai entendu prononcer. Il semble que ce soit l’idéal qu’il faut atteindre, coûte que coûte !

— Mais enfin, qu’attendez-vous donc de l’an 1960 ? lui ai-je demandé l’autre jour. Je sais que vous avez le culte du progrès et de la technique. C’est votre refuge contre la barbarie de ce temps. Mais croyez-vous donc que le progrès s’arrêtera en 1960, qu’il aura dit, à cette date, son dernier mot ?

L’ingénieur — car ce n’était pas le regard de l’ami ! — m’a toisé d’un œil méprisant.

— Vous savez bien que je crois au progrès continu, marchant à une cadence de plus en plus accélérée, au fur et à mesure de ses conquêtes. 1960 n’est pas un terme, ce sera un point de départ.

— Le point de départ de quoi ?

— De nos connaissances, cher ami. Il y a comme cela dans la vie des sociétés des époques où l’homme acquiert l’impression qu’il ne sait rien. Croyez-moi, ce n’est pas une impression subjective. Elle correspond à la réalité. Nous sommes à la fin d’une civilisation ! Une autre commence et nous avons tout à apprendre pour la façonner.

— Voudriez-vous avoir l’amabilité de vous expliquer de façon un peu moins sibylline ?

La fin d’une civilisation

— Avez-vous lu le roman de Bellamy, « En l’an 2.000 » ?

— Certainement. Quelle question ?

— Il vous a amusé. Vous êtes convaincu que c’est là le fruit d’une imagination délirante ?

— Ce n’est pas tout à fait mon opinion. Bellamy est un beau rêveur. Sans doute, à la fin de notre siècle, aura-t-on réalisé quelques-unes de ses prophéties. Mais quant à croire que la société sera le paradis qu’il a imaginé !…

— Je le savais bien ! s’écria mon ami en riant. Savez-vous que les romans de Jules Verne, qui vous ont passionné, n’intéressent plus nos enfants ? Je vous prédis qu’en 1960 on trouvera généralement que Bellamy manquait vraiment d’imagination. Comprenez-vous ?

— Vous croyez donc que l’humanité, dans vingt-cinq ans ?…

— Je ne crois rien. Je constate par avance. Et je ne constate que sur des données scientifiques.

— Bon ! Vous voilà donc devenu prophète scientifique ?

— Si vous voulez ! En 1960, nous saurons. Savez-vous ce que cela signifie ? La technique et la science auront décuplé ou centuplé la somme des connaissances humaines. En 1960, on rêvera en réaliste et Verne et Bellamy seront la risée de nos enfants auxquels ils prouveront que nous n’étions que des ignorants.

— Vos paradoxes m’intéressent. Je vous écoute !

— Avez-vous une fois essayé de considérer l’histoire de l’humanité, sinon du point de vue de Sirius, tout au moins d’un point de vue un peu plus élevé que celui des manuels d’histoire ? A mon avis, ce que j’appellerai « l’âge de l’homme », sur notre planète, se divise en trois grandes périodes : celle de l’énergie mécanique, celle de la force motrice du feu et celle de l’énergie électrique, au seuil de laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

— C’est assez juste !

— Merci de votre approbation. Les deux premières périodes ont eu leur temps et elles ont produit de véritables chefs-d’œuvre. Quand les Égyptiens bâtissaient les Pyramides, quand les maîtres du moyen-âge édifiaient les cathédrales qui font notre orgueil, on peut dire que la science avait dominé le problème de l’énergie mécanique. Treuils, palans, plans inclinés, leviers, tout a été mis en œuvre pour dresser, soulever et empiler ces blocs monumentaux. Pharaon a vraiment été le maître de l’énergie mécanique et c’est ce qui fait sa grandeur.

— Et cette première période, si je vous comprends bien, cesserait avec l’invention de Papin ?

— Parfaitement. Papin, Stephenson, Cugniot et leurs émules ont été les pionniers de l’époque du feu et de la vapeur. Ils étaient au début d’une civilisation nouvelle, comme nous ! Ils ne savaient rien, et comme nous ils ont dû tout apprendre. Dans la lutte éternelle de l’homme contre la nature, ils ont su domestiquer un élément : le feu. Ils venaient d’introduire dans le monde une autre force que celle de l’homme ou des animaux. Pour la première fois, on voyait apparaître une énergie susceptible de libérer l’homme des règles étroites de l’antique loi du travail. En un siècle, la puissance motrice du feu « civilisé » a modifié la surface de la terre. En nous donnant la machine à vapeur, la locomotive, le navire transatlantique et, comme conquêtes extrêmes, l’auto et l’avion, le feu et la vapeur ont bouleversé nos idées et nos façons de vivre et modifié notre vision en diminuant les distances. Mais qui ne voit que nous sommes de nouveau à la fin de cette période ? Sur la route du feu esclave, nous ne pouvons pas aller plus loin. Un mur se dresse contre lequel nous nous heurtons. On ne passe plus. Une autre période a commencé.

L’électricité, reine de l’énergie

— La machine à vapeur ne serait donc plus selon vous le véhicule du progrès ?

— Si belle qu’elle ait été, elle a cessé de l’être ! Sic transit… ! L’énergie électrique l’a détrônée. A son tour, elle est en train de bouleverser le monde dans des proportions plus formidables encore que la vapeur. Combien, dans un quart de siècle, cette puissance du feu et de la vapeur paraîtra puérile comparée à celle de l’électricité ? Ne voyez-vous pas que déjà le monde ne peut plus rien sans elle ? C’est elle qui, en 1960, permettra aux hommes de vivre avec un minimum d’effort et de travail ! L’électricité est appelée à devenir la reine de l’énergie.

— La reine de l’énergie ? N’exagérez-vous pas ? Qui vous dit que l’électricité ne sera pas un jour supplantée par une autre énergie plus subtile encore ?

— Ce n’est pas impossible, mais c’est peu probable. Nos connaissances en géographie nous permettent de considérer comme improbable qu’il existe sur le globe un sommet plus haut que le mont Everest ! On l’aurait déjà repéré. De même, la géographie de la science rend peu probable qu’une nouvelle forme d’énergie vienne de longtemps remplacer l’électricité.

— Et c’est du règne de l’électricité que vous attendez la réalisation du paradis de Bellamy ?

— Pourquoi toujours railler ? Vous autres, journalistes, il n’y a que les guerres, les crimes et les chambardements qui puissent vous intéresser. On dirait que vous n’êtes là que pour apprendre à l’humanité à désespérer de son destin. Pourquoi ne montreriez-vous pas une fois aux hommes ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils peuvent vraiment espérer, tout ce qui sera un jour prochain, sans pour cela verser dans l’utopie ?

— Est-ce un reportage dans l’avenir que vous me proposez ?

— Pourquoi pas ? Pourquoi ne conduiriez-vous pas vos lecteurs, une fois, en 1960 ? Pourquoi ne leur montreriez-vous pas la vie que mèneront certainement leurs enfants et petits-enfants, ce que vous appelez le « paradis de Bellamy », mais tel que la science et la technique le façonneront — que dis-je, sont en train de le façonner ? Dans notre profession, dis-je, nous sommes habitués à prendre des décisions rapides. Partons pour 1960 ! Vous me servirez de guide !

…à suivre dans : « L’appartement de l’avenir… ou à l’époque du “jour éternel” ».

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