Suite de « Quand nous mettrons le soleil en bouteille !… »
« Un Soir de décembre en 1960 », de Charles Reber, est paru dans Paris-Soir du 4 mai 1935.
Un Soir de décembre en 1960…
C’était en 1960. Le grand jardin où nous étions assis, Pierre et moi, était plein de frais ombrages, de murmures d’oiseaux ; des brises légères y passaient ; dans un rayon de soleil, des libellules se posaient sur les iris qui bordaient des eaux jaillissantes. La douce lumière filtrait jusqu’à nous à travers le bosquet de citronniers et de lilas géants.
A quelque distance, sur un théâtre de verdure, des femmes chantaient, dans des toilettes claires. La lumière jouait sur leur, nuque, sur leurs épaules, ses jeux divins :
… et sur leurs gorges blanches
Les actrices sentaient errer l’ombre des branches.
Au ciel, il n’y avait pas de nuages. Au ciel ? Nous étions, par cet après-midi du 25 décembre, dans le parc d’hiver souterrain des Champs-Élysées, et le ciel était, à quelque cinquante mètres au-dessus de nous, le dôme bleu que formait, entre deux immenses et invisibles nefs de quartz, une atmosphère de cinquante centimètres d’ozone comprimé, au travers de laquelle, bien plus haut encore, les « flood-lightings » à lumière intégrale déversaient à flots des rayons de lumière qui déjà s’inclinaient, rougissaient : le soir allait venir…
Depuis bientôt dix ans déjà, de la Concorde à l’Étoile, les Champs-Élysées avaient été remplacés par cet immense jardin souterrain de deux cents mètres de large et de plus d’un kilomètre de long. Vingt hectares… bordés de théâtres, de cafés, de thés élégants, où la télévision apportait sans arrêt les événements du monde entier, une course de chevaux à Epsom, une éruption volcanique à Formose…
Dans cette atmosphère, les plantes, les arbres vivaient, prospéraient sans se soucier de la saison. Tous les soirs, cependant, on faisait baisser progressivement, pendant quelques heures, la lumière, pour maintenir le rythme quotidien nécessaire à leur vie.
C’était là, vraiment, un coin de terre bénie, une sorte d’Éden où l’on retrouvait, à Paris, l’éternel printemps des îles du Pacifique : de Nossi-Bé ou des Fidji…
Dans les Champs-Élysées ! Sous la terre !… Une vie harmonieuse se développait, pareille à quelque rêve antique. Étions-nous des ombres légères ?
Des hommes de soixante ans d’une parfaite jeunesse
Non. Pierre et moi étions des hommes de soixante ans, bien robustes comme le dîner que nous venions de prendre dans ce restaurant du Parc d’Hiver où nous avions fui les brumes de Noël. Des hommes de soixante ans que les récentes conquêtes de l’hygiène : ionisation intracellulaire des nerfs, maintenaient dans une parfaite jeunesse. Nous avions dîné comme nous aurions pu le faire vingt-cinq ans plus tôt : les viandes n’étaient pas moins savoureuses, les fruits étaient plus délicats. Mais, surtout, les prix étaient plus légers car la peine des hommes avait été bien réduite et, avec trois fois moins de travail humain, on obtenait un confort de vie qu’on n’osait même pas rêver autrefois.
Pierre avait appuyé sur un bouton : un écran magnétique était tombé autour de nous, transparent comme le verre, perméable comme l’air, mais qui, étouffant à sa surface les ondes de pression, supprimait, du même coup, tous les bruits extérieurs comme eût pu le faire la plus lourde tenture. Tout en suivant le jeu des tourterelles qui, traversant l’écran magnétique, étaient toujours surprises de voir s’abolir les roucoulements du dehors, Pierre me disait :
— Oui, mon cher ! Vous rappelez-vous, un de ces soirs de réveillon au Fouquet’s, il y a vingt-cinq ans ? Quel monde d’autrefois qui disparaît, là-bas, comme au petit pas d’un char mérovingien !… Comme alors tout paraissait fermé, fini ! Mais quel chemin parcouru en ce quart de siècle : le travail humain restitué dans sa vraie noblesse ; les tâches mercenaires réduites au strict minimum ; les loisirs largement impartis à chacun avec, grâce à l’avion électronique, la possibilité d’aller retrouver rapidement, loin des villes, dans la nature, le répit indispensable à une vie agitée. Puis, la médecine aussi, complètement renouvelée, et quittant ses préoccupations pathologiques d’autrefois pour se consacrer uniquement, grâce aux moyens puissants que lui ont apportés toutes les formes d’énergie radiante, a conserver aux hommes un parfait équilibre physiologique. La maladie, sans cesse repoussée plus loin, et, avec elle, les tares morales et intellectuelles : l’homme trouvant chaque jour plus d’équilibre et de raison.
— Et ceci. dis-je, grâce à la science, et surtout, à cette force subtile qui est à la fois la première née, puisqu’elle est lumière, et aussi la dernière, puisque, il y a cent ans, les hommes ignoraient son vrai nom et son immense pouvoir : l’électricité…
Les dangers du progrès incompris
— Oui, mais savez-vous ce qui est à l’origine profonde de ce bouleversement ? Incontestablement, la possibilité de produire l’électricité à partir de l’énergie intra-atomique. Qui eût osé espérer cela, il y a vingt-cinq ans ? Nous nous engagions alors dans une impasse : les bienfaits chaque jour accrus de l’électricité augmentaient du même coup, dans des proportions considérables, dans des proportions dangereuses, le désir qu’on en avait. Le profane, mal informé et n’écoutant que son besoin bien naturel d’un confort toujours accru, s’imaginait parfois naïvement, que l’électricité ne coûtait rien à produire. Et pourtant, chaque jour, on édifiait de nouvelles usines : immenses… ; on construisait des barrages : cyclopéens… et il fallait employer des foules aussi nombreuses que celles que Pharaon faisait travailler pour ses Pyramides.
— C’est vrai, rappelez-vous ma surprise le jour où vous m’avez expliqué que pour aménager et équiper telle chute du Massif Central et en amener l’énergie à Paris, il n’avait pas fallu moins que le travail de dix mille hommes pendant cinq ans !
— Oui, en 1935, nous pouvions pressentir les immenses bienfaits de l’électricité ; mais pour la produire, il fallait dépenser trop de labeur humain : trop de travail pour édifier les usines avec leurs gares de charbon fluviales ou terrestres, avec leurs chaudières grandes comme des cathédrales, avec ces monstres d’acier — splendides mais tellement dispendieux — qu’on appelait les turbo-alternateurs ; trop de travail pour édifier, au fond des montagnes, quelquefois sous terre, ces centrales hydrauliques avec leurs conduites forcées et leurs barrages gigantesques ; trop de travail pour extraire le charbon des mines, le transporter, le broyer. En 1935, Paris consommait chaque jour deux mille tonnes de charbon, c’est-à-dire cinq trains de quarante wagons.
Une mine de cuivre artificielle
… Et puis, une fois l’électricité produite, il fallait la distribuer dans toute la ville, et l’on ne connaissait d’autre moyen que d’enfouir dans le sol ces filets souterrains de cuivre qu’on appelait le réseau, et qui représentaient des centaines et des centaines de millions.
— Une véritable mine de cuivre artificielle ?…
— Exactement, j’ai calculé que pour subvenir aux besoins — pourtant si modestes — d’une ville comme Paris, il fallait alors le travail permanent de deux hommes sur cent, c’est-à-dire qu’il fallait que chacun consacre à l’électricité environ deux pour cent de son budget. C’était bien peu, sans doute, mais cela n’eût pas permis le développement énorme qu’a pris depuis l’électricité. Savez-vous que pour réaliser artificiellement le soleil, comme nous le faisons, ici, dans ce jardin, il faut environ un kilowatt et demi par mètre carré, c’est-à-dire pour les vingt hectares qui s’étendent devant nous, de la Concorde à l’Étoile, trois cent mille kilowatts : c’est exactement ce qu’absorbait Paris en 1935. Ainsi, n’avais-je pas raison de vous dire, lors des premiers essais de dislocation de l’atome par la fille de Mme Curie, qu’il y avait, sans doute là, pour l’humanité, une branche de salut. Un seul laboratoire peut aujourd’hui fournir tout Paris ; et l’énergie qu’il vous faut pour la semaine est contenue dans une boîte à pastilles. C’est du jour où l’énergie intra-atomique nous a livré son secret, où nous avons pu produire l’énergie mécanique en utilisant le bombardement électronique, que l’électricité a cessé d’être une denrée de luxe, que nous avons pu affranchir du labeur la vie des hommes.
— Et ainsi nos paysages ne seront plus déshonorés par ces lacs artificiels, ces barrages, ces forêts de pylônes ; nos villes par ces fumées.
— Oui, d’autre part, c’est l’énergie intra-atomique qui a permis les avions-fusées absolument silencieux et à vitesses variables. C’est elle qui a permis, qui permet, à l’avion de planer, immobile, pendant que les tuyères projettent vers le sol le flux d’électrons qui le maintient. L’utile, une fois de plus, se joint à l’agréable.
Retour vers les brouillards de 1935…
Ce voyage à travers vingt-cinq ans de passé libérait en moi je ne sais quel brouillard de Thulé. J’avais envie de revoir Ys endormie :
— Montons sur la terrasse, dis-je à Pierre.
Les ascenseurs nous enlevèrent d’un bond, là encore, libérés du moteur incommode ; le jet d’électrons s’était révélé merveilleusement pratique. En moins d’une minute, nos deux ascenseurs individuels nous avaient déposés à cinq cents mètres au-dessus de la ville. De partout, déferlaient les brumes de Noël, mais tous les édifices rayonnaient dans leur parure de lumière et découpaient leur silhouette à travers le brouillard. Des traits de feu passaient : des lucioles ? Non ! C’étaient les grandes lignes d’aérobus qui fonçaient du Nord ou de l’Est, se suspendaient un instant au-dessus de l’immense terrasse, repartaient, et, en quelques instants, s’engloutissaient dans la nuit :
Pierre me dit :
— Ce vieux monde ! Ce vieux brouillard de notre enfance !… Nos enfants, sans doute, le considéreront comme une malignité de la nature, mais pour nous, qui avons été élevés là-dedans, n’est-ce pas que c’est un vieil ami d’enfance !
Pierre se dirigeât vers un puissant télescope à faisceaux parallèles, d’un milliard de bougies :
— S’il n’y a pas de tempête de neige, nous pourrons voir les sommets des Alpes…
En effet, la brume devait être très locale, et due seulement aux vapeurs de la Seine. Le puissant télescope fit apparaître des sommets couverts de neige.
— Tu vois, me dit Pierre, il fait beau temps, là-bas. Que dirais-tu d’aller faire une course en skis demain matin ? En prenant l’aérobus de 8 h. 30, nous pourrions, dès 9 h. 30, avoir chaussé nos skis.
Et cela nous semblait tout à fait naturel…
FIN.