Chroniques du Nord sauvage de Pierre Dubois ou la promenade de l’ogre

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Chroniques du Nord sauvage, Pierre Dubois

L’échappée, Collection Lampe-Tempête, 2012

Chroniques du Nord sauvage… le titre sonne comme un camouflet : le Nord, sauvage ? S’agit-il de la grande région polaire, bien au-delà de nos frontières, pourquoi Pierre Dubois, elficologue des fourrés secrets et des rivières cachées, dénicheur de nids à fées, serait allé baguenauder dans ce vaste et encore plus glacial endroit ? Pris d’une fantaisie extrême et parti à la recherche des trolls et des ours qui parlent peut-être ? Non, il s’agit bien du Nord, la région française qui s’étale des Flandres plates au niveau de la mer jusqu’aux racines des Ardennes, les vieilles montagnes cabossées, et des unes aux autres, un pays à haute teneur industrielle depuis des siècles, transformé, terraformé, enferré par les hauts-fourneaux, dressé en plans rectilignes de culture, rompu à peine de vergers parmi les champs de vaches dociles à l’élevage. Qui était.

« Sa femme met bas un cru de couillon si tristement cocasse que P’tit Louis, après s’être rassuré de la bonne santé de ses binious génitaux, va — angoissé — sur sa butte regarder sa terre dorer ses poubelles au couchant. »

De cette région industrieuse et malléable aux invasions comme à l’accueil, bon an mal an, de populations déplacées malgré elle, il ne reste que les ruines écorchées et rouillées, les friches industrielles, les débris des exploitations pilonnés par les guerres modernes, les pyramides noires perchées sur les boyaux vides à jamais qui les ont crachées, comme une fourmilière dévastée. On pourrait en dire long de la gangrène pourrissante qui s’est incrustée sur le paysage ordonné, avec des effets grandioses de fin du monde lente et inexorable. Comme on pourrait plaindre toutes les fourmis qui perdurent sans pouvoir essaimer, toujours augmentées, bon an mal an, de naissances nombreuses et du flux encore des arrivants venus d’endroits plus terribles.

Alors quoi ? Comment découvrir un Nord sauvage qui ne résulte pas de cette barbarie née d’un viol permanent de la Nature depuis les époques les plus reculées, aux temps médiévaux, et devenu précurseur d’une post-apocalypse technologique ? Pierre Dubois dit que ce sont les gens, les gens de peu, les gens de rien, les gens qui égratignèrent l’ordre, les gens qui s’accrochèrent à la sauvagerie de la Nature. C’est eux qui restèrent primitifs pour la préserver, parfois cruellement, souvent parce qu’elle leur avait réservé de meilleures satisfactions que leurs maîtres, leurs patrons, et ils désiraient conserver cette joie simple au fond du cœur.

« Tirlip tirlap, au milieu du XVIIe siècle son grand-père tirait la navette à Nieppes, près d’Armentières, crevant la faim devant son métier et tissant dans l’humidité de la cave la trame de linceul ; lorgnant le bedon du curé, il va nuitamment piller le tronc de l’église… Miracle : deux auréoles de saints viennent lui encercler les mains comme de pieuses menottes […] »

Ils n’étaient ni plus remarquables ni plus courageux, leur couardise ne leur a jamais permis de renverser l’ordre établi, mais ils ont gardé le plus longtemps possible, au large des études savantes, leur maigre savoir maladroit et leurs espoirs « fort » modestes, comme on le dit dans la région et qui fait rire les voisins. Être fort devrait être une victoire quand par ici, au lieu d’user du « très », on s’obstine à l’employer aussi pour les faiblesses factices, fort simple, fort gentil, fort petit pour un fort grand, méchant ou orgueilleux.

Mais comment donc, Pierre Dubois, que l’on connaît comme aimable conteur, célébré dans les foyers pour y introduire le petit peuple et toute cette engeance fantaisiste dont la bonne humeur se doit d’enchanter les enfants, et leurs parents le plus souvent, comment donc a-t-il glissé dans cette douce liesse anarchiste ? Parce qu’il s’agit bien d’une kermesse populaire des mots, manipulés et assemblés avec la truculence et la poésie verbeuse des diseurs de foire. Des mots d’autrefois, des archaïsmes ou tirés des livres de sciences naturelles, que parfois le lecteur ne comprend que pour avoir lu ceux qui les précédaient ou les suivaient. Et parfois les imaginent sans trop savoir ce qu’ils représentent dans la réalité, et ce n’est pas si important de demeurer crédule et émerveillé quand le discours est écrit pour raconter.

« Comment ? » demeure une question sans intérêt, Pierre Dubois n’a pas glissé, il a toujours été le chantre anarchiste au champ, il l’incarnait déjà dans les années 1970, c’est son camarade qui nous l’apprend dans sa préface affectueuse et admirative, Jean-Luc Porquet, aujourd’hui journaliste au Canard Enchaîné. Ils se sont connus au Clampin Libéré, l’organe tonitruant d’une bande de jeunes Don Quichotte, c’est ainsi que le préfacier se présente lui et ses amis d’autrefois, un journal désobéissant à tous, au pouvoir trop bien huilé dans sa mécanique tant bien elle se prétend de gauche. Ils avaient beau être à l’époque d’ardents défenseurs libertaires, les conceptions de « l’ogre Dubois, coureur de jupons » arpentant pavés et sentiers leur semblaient pourtant obscures et surannées. Mais confiants en l’esprit qui animait ce drôle d’animal humain, et séduits par son écriture, ses compères publièrent dans leur journal foutraque ses nouvelles, à la croisée des genres indéfinis, entre fables et sources historiques, anciennes légendes et modernisme.

« La louche choque la soupière, s’emplit d’un jus doré où nagent les carottes, le beau blanc filandreux des poireaux, des navets et des oignons piqués de clous de girofle… Les rires débordent des assiettes avec des interjections poivrées au sobriquet… »

Il n’y a pas de fées ni de lutins dans ces récits, seulement l’écume qu’ils déposèrent dans la mémoire des hommes depuis qu’ils les inventèrent pour se souvenir, plutôt qu’expliquer. Pour se rappeler le rythme des saisons, la percée des bourgeons, le temps des moissons, la rigueur de l’hiver, les désastres qui surviennent, pour les maîtriser dans leur esprit et les vivre puisqu’ils existent dans cette Nature. Elle n’est pas une ennemie, mais une compagne parfois cruelle qu’il faut apprivoiser, et oublier de la dresser, de la domestiquer, pour conserver eux aussi le droit de divaguer sans garde-fous, sans devoir enfiler un moule uniforme pour le bien de tous qui se révèle le mal de chacun. Le préambule de Jean-Luc Porquet apprend bien d’autres faits qui surprendront l’amateur des encyclopédies elfiques, et ils doivent être vrais puisque Pierre Dubois n’a rien contesté, ce sont des choses qu’il n’avait pas dites, mais qu’il pensait depuis qu’il façonne son univers à la plume et au crayon.

Si mon enthousiasme n’a pas réussi à provoquer votre désir irrépressible de découvrir ce recueil sans jamais vous avoir dit un mot des nouvelles qui le composent, je me force pour vous jeter des miettes comme le petit Poucet, tant pis pour vous si vous trouvez l’ogre avant ses histoires. Les récits sont sept, comme la fratrie du semeur de cailloux, et pour les accompagner, les dessins de l’auteur et de ses amis, Cenvint, Mako et René Hausman. Ils ont eu lieu dans l’imaginaire du Nord, depuis les semailles du Moyen-Âge au carrelage propre, wassingué par la ménagère et ses eaux sales raclées sur le trottoir pavé. Ils font la part belle aux ripailles et à la bière, n’évitent pas les grands pendards meurtriers, pas plus que le peintre ébloui de son ciel changeant. Ils suivent les maîtres usiniers et leurs rejetons dévoyés, entre morale étriquée et amoralité prodigue. Ils se perdent dans la contemplation des rivières puis des canaux. Ils trouvent le paradis dans une décharge et craignent la mort, oublieuse des privilèges. On naît, on mange et on boit des mets extraordinaires lorsqu’on en parle, et on aime ou on hait, on se rebelle ou se résigne, et puis on meurt, hommes, femmes et bêtes. Ce sont de belles histoires de gens, de l’art brut quand il est l’émotion populaire, et finalement, je ne dirai rien de plus, sauf à retranscrire un extrait de la préface qui les précède.

« P’tit Louis, oxybe, Marie-Louise et les autres vivent leur chronique sauvage suivant le rythme naturel de leur bon sens, de leur instinct, du chemin qu’ils se sont plus ou moins tracé… Marginaux à l’état brut et pur, sans agiter aucun drapeau aux idées « mode ». Pas plus romantiques, sophistiqués ou dandies qu’un arbre. Authentiquement simples et irrécupérables pour qui que ce soit, pour quoi que ce soit, par qui que ce soit autre que l’almanach cosmique. En marge de la littérature, plus proche du violoneux que du violoniste, cette chronique pense que la phrase la plus « réactionnaire » ou « révolutionnaire » dite — et non écrite — est le dicton : il vaut mieux que je me trompe que si les blés se trompaient… »

Eh bien, comme le conseille le préfacier, et moi à mon tour, pensez-y à ce dicton, platement, et vous aurez peut-être aussi envie de vous tromper plutôt que le blé qui pousse aujourd’hui.

Chroniques du Nord sauvage, éditions L’échappée, Collection Lampe-Tempête, 2012

…Si ! Quand même, en épilogue : le conte merveilleux et terrible qui clôt le livre et lui donne son titre, est mon préféré, enlevée par la transfiguration païenne du peintre flamand.

« On voit déjà les toits de la ville au loin – toits rouge-orangé, virant au cramoisi au contact des nuances bleutées de certaines toitures ardoisées. Le ciel immense aux à-plats nuageux laisse au paysage une petite bande terreuse que le vert des nouvelles pousses presque domine. »

 

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