Le comte Antoine de L’Estoille (1835-1894) est essentiellement connu sous le pseudonyme de Louis de Lyvron (nom de jeune fille de sa mère), poète parnassien, parolier pour Augusta Holmès et romancier, il publia tardivement sous son nom civil. Antoine de L’Estoille fut ce que l’on appelait un « lettré » et participa activement à la vie littéraire de la deuxième moitié du XIXe siècle. Son ultime publication en 1896 fut posthume, sous la protection de sa veuve : Les Mois étaient illustrés par de Léonie Amelina Le Rat, d’après les compositions de Alfons Mucha, Alphonse Fraipont, Gustave Hirsch, Auguste Alexandre Sicard, Nicolas Tollet. Malgré ses activités, son goût pour les beaux livres, l’auteur est bel et bien oublié. Il est heureux, d’ailleurs, de pouvoir apprendre quelques détails savoureux sur l’homme, militaire retraité, poète parnassien métamorphosé en chantre des proses décadentes, grâce à l’article de l’un de ses amis de plume célèbre, Anatole France. L’occasion de vérifier ou découvrir le style élégant du chroniqueur mieux connu pour ses talents de romancier.
« J’ai connu, il est vrai, un brave capitaine de spahis, très aimé de ses camarades et fort estimé de ses chefs, qui écrivait pendant ses loisirs de garnison, voici vingt ans, des opuscules d’un style élégant mais obscur, véritables prototypes des « proses décadentes » dont on fait quelque bruit à cette heure. Ceux qui ont lu un certain Vercingétorix publié discrètement, en 1868, chez Alphonse Lemerre seront surpris, comme moi, que M. Louis de Lyvron ne soit pas tenu, dans la nouvelle école, pour un précurseur et pour un maître. Ce Louis de Lyvron était, sous son nom véritable, un excellent cavalier de bonne mine et jovial. Je le vois encore, quand, le visage tout enflammé du soleil de l’Afrique, il accourait, heureux, dans la boutique du passage de Choiseul, où s’assemblaient les parnassiens. Quelle joie brillait alors dans son gros œil bleu de poète ! Il passa commandant et fut retraité, je crois, peu de temps avant la guerre. Regrettant de n’avoir point, depuis longtemps, de ses nouvelles, je me plais à l’imaginer aujourd’hui dans quelque paisible domaine, sous de beaux arbres, fumant des cigares en méditant des poèmes inintelligibles, mais beaux. Ses livres, qu’il m’envoyait gracieusement, étaient de plus en plus « abscons », comme on dit aujourd’hui. Mais il n’avait pas trouvé du premier coup, je dois le dire, le style ésotérique. Je me rappelle avoir lu de lui un petit recueil de poèmes en prose intitulé Cheiks et Burnous*, qu’il méprisa beaucoup par la suite. Ces petits poèmes étaient tous intelligibles et il y en avait d’admirables. Un de ceux-là, que je n’ai jamais oublié et qui m’est revenu à la mémoire avec une vivacité nouvelle lors de l’affaire Chambige**, est un poème d’amour, le poème d’un jeune Arabe, ivre de joie, parce qu’il est ivre de vie. Il est des êtres simples en qui la vie est joie. Tel est celui-là. Il a un beau fusil, un beau cheval et une belle femme, et il ne désire plus rien, car il possède la plénitude des biens dont un être jeune et robuste puisse jouir au désert. Il goûte un contentement infini. Fou de joie, il met son fusil en bandoulière, saute sur son cheval, prend sa femme en croupe et se jette dans la mer. Ce barbare exquis voulut mourir en plein bonheur avec tout ce qu’il aimait. »
– daté du 11 novembre 1888. Reproduction partielle d’un article du blog Le phrénologiste, Histoire des sciences et criminalité.
* Anatole France écorche le titre du recueil qui est Haïcks et Burnous, chants arabes (1865)
** Henri Chambige, un jeune littérateur exalté assassina en 1888 sa maîtresse, femme mariée, pour honorer un pacte amoureux d’après lui, mais son propre suicide échoua. Le meurtre passionnel entre deux personnes de la bonne société de Constantine entraîna un procès retentissant, mêlant en cette fin de siècle le crime, la psychiatrie et la littérature dite décadente (le symbolisme). Condamné au bagne, la peine de l’assassin fut commuée à la réclusion. Libéré, il tenta une carrière littéraire sous le pseudonyme de Marcel Lami.
L’aimable soldat retraité fit paraître des articles, des nouvelles, des pièces théâtrales et de la poésie. L’une d’elles, Les runes d’Attila, commence un recueil de 1867 titré Poèmes en prose publié chez Alphonse Lemerre, l’auteur signe alors Louis de Lyvron mais la dédicace à son aimée, message d’espoir assez obscur, conserve ses initiales civiles A. de L. Vingt-cinq ans plus tard, sous ce nom, Antoine de L’Estoille, Attila précède deux autres contes inspirés des contrées nordiques dans une plaquette plus modeste en taille. Pour quelles raisons l’auteur s’offrit la réédition confidentielle ? Allez savoir, orgueil ou plaisir innocent de s’offrir un ouvrage élégant, car il est bien joli. Le volume fut tiré à deux cents exemplaires par une petite édition parisienne tenue par Louis Souvaître (1828 – 1909), ancien premier commis de l’éditeur Dentu, devenu à son tour libraire. Il requit pour la fabrication les services de Damase Jouaust (1834 – 1892), lequel travaillait souvent avec Alphonse Lemerre, le tour est bouclé. L’imprimeur goûtait une renommée méritée pour la recherche et l’harmonie de ses impressions et la Librairie des bibliophiles qu’il avait créée. La plaquette composée peu avant sa mort, il y a plus de cent vingt ans, frôla la trappe fatale de l’histoire d’un pas si j’en juge les rares références modernes. La chance présida à sa découverte au soleil d’un dimanche matin d’avril, frais encore, sur le pavé d’un village du nord de la France.
Contes du Nord, par A. de L’Estoille
L. Sauvaitre, Librairie Générale, 72 Boulevard Haussmann, Paris, 182 p., tiré à 200 exemplaires sur les Presses de D. Jouaust, 7 rue de Lille, Paris, 1892.
Sommaire :
– Attila, conte danois p.1-33
– Argentine, conte norvégien p.35-139
– Lemmi Kainen, le joyeux chasseur, conte finlandais p.141-182
Une seule mention de ce recueil est apparue lors de mes recherches, mais la mention est gracieuse :
« M. de L’Estoille, dont la plume originale et distinguée est si appréciée de tous les lettrés, vient de faire paraître, sous le titre de Contes du Nord, trois charmantes nouvelles où l’on retrouve l’aimable fantaisie et le sens profondément poétique qui ont fait le succès de ses précédents ouvrages. Ce qui ne gâte rien, c’est que les Contes du Nord forment une ravissante plaquette due aux presses artistiques de D. Jouaust. »
– in Les Livres en 1892, Études critiques et analytiques, par Gaston d’Hailly, A. Le Clère et Henri Litou, Tome XXIII, Janvier-Juin 1892, Revue des Livres Nouveaux, 1er juillet 1892, p. 333 — Librairie H. Le Soudier
Ravissante plaquette, elle ne paye pourtant pas de mine prétentieuse avec sa couverture brochée légèrement poussiéreuse. Cependant, les pages titres révèlent l’attrait qu’elles ont exercées sur le critique, un beau papier blanc avec des effets de polices, de couleurs et de frises sans oublier les culs-de-lampe et les lettrines. Les deux nouvelles et le court roman sont des contes fantastiques, peuplés de fées, de fous, de magie et de la Mort : « Je sais bien des chansons encore, mais mon oreille est pleine du bruit des épées. » in Attila.
Le vent pleure dans la voile de cuir, la blonde fille sourit aux vagues qui se creusent, et le pilote, debout à l’avant de la barque, dit :
« Tu es le renne blanc de ma prairie verte, Elfe de la tempête ; fouette de tes ailes les flots endormis, ma barque est un saumon qui se joue dans l’écume ; fouette de tes ailes les flots endormis, ma barque est un faucon qui pêche dans l’écume. »
Attila, conte danois.
À l’entrée d’une large grotte, s’ouvrant sombre sur un golfe bleu, une fée regarde les glaçons qui descendent du pôle.
C’est au temps où les hommes du Nord remontent, sur leurs barques, les fleuves du couchant.
« Que je m’ennuie ! que je m’ennuie ! dit-elle ; si j’étais une femme et si j’avais une amie, j’irais pleurer sur son cœur, mais je ne suis qu’une fée… Je n’ai point de larmes, et mes amies n’ont point de cœur… »
Argentine, conte norvégien
Lemmi Kainen, le joyeux chasseur, attelle son traîneau ; il veut aller chez les Lapons au pays glacé des ténèbres. Depuis longtemps il songe à ce voyage ; au printemps il a ferré son cheval, pendant l’hiver il avait forgé les fers.
« Pourquoi, lui dit sa mère, veux-tu aller dans cette contrée maudite qui dévore les hommes ?
— Oh ! ma mère chérie, il y a là-bas, chez une vieille hôtesse, une vierge qui est l’honneur de la terre, la gloire de l’onde ; la blancheur de ses os brille à travers la transparence de sa chair, et l’ivoire de ses os est si clair qu’on voit couler leur moelle. »
Lemmi Kainen, le joyeux chasseur, conte finlandais
C’est un très grand plaisir de tenir en main ce volume ancien et confidentiel, sauvé des eaux comme Boudu… quoique j’espère avoir l’esprit moins étroit que le libraire libéral de Renoir !
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