La maison d’édition américaine Fantagraphics Books poursuit depuis plusieurs années une ambitieuse et salutaire entreprise de réédition complète de grands comics historiques, tels que Little Nemo de Winsor McCay, Krazy Kat de George Herriman, Pogo de Walt Kelly, les Peanuts de Charles Schultz, le travail de Carl Barks pour Disney, et encore Little Orphan Annie ou Prince Valiant. Lorsque Patrick Marcel a signalé la réédition de Barnaby, cette bande dessinée m’est inexplicablement apparue comme familière. Tout en étant persuadé que j’en ai lu quelques pages dans mon enfance, j’ignore comment cela aurait pu être possible : quelques albums pour enfants de Crockett Johnson ont certes été traduits en français, comme Harold et le Crayon rose ou Hélène et son lion, mais seulement depuis quelques années. Le mystère reste donc entier ; sans doute cette impression est-elle à porter au compte de l’intemporalité d’une œuvre immédiatement lisible et reconnaissable.
Voici donc disponibles les débuts de Barnaby en 1942 et 1943. Ce petit garçon souhaite avoir une marraine fée comme dans les contes. Son vœu est exaucé, mais c’est un parrain qui débarque. Ce Mr. O’Malley est un petit bonhomme à la mise négligée, en chapeau mou et le cigare à la main, mais il est pourvu d’ailes dans le dos. Roses, elles s’affinent d’ailes de papillon à celles de libellules. Et son cigare lui servirait de baguette magique. Ce parrain-fée est loin de répondre aux attentes de Barnaby : profiteur et maladroit, s’il se vante à tout bout de champ, il tient rarement ses promesses et ne fait usage de sa magie qu’en dernière extrémité – et encore. Un dernier aspect saillant de sa personnalité reste son interjection favorite, une sonore expression irlandaise : « Cushlamochree! »
L’incrédulité des parents devant les récits de Barnaby, pour attendue qu’elle soit, est l’un des principaux ressorts comiques de la série de strips publiés dans le Chicago Sun. De fait, jamais ils ne voient le petit homme ailé ou « pixie » dont leur fils leur rebat les oreilles, et les innombrables incidents dont il est responsable, par inconscience ou au gré d’un malentendu, sont imputables au hasard. Barnaby n’est cependant pas le seul à voir Mr. O’Malley : sa petite voisine Jane aussi, de même que les enfants de la colonie de vacances. Tous peuvent aussi voir et/ou entendre les étranges amis de ce parrain magique : Gus, le fantôme peureux, Atlas, le géant de petite taille, ou encore Gorgon le chien parlant – sans oublier le cas particulier du Leprechaun invisible.
Tout ce petit monde fantasmagorique évolue dans des strips minimalistes en noir et blanc, sous le tracé régulier d’une ligne claire parfaite. La reproduction de quelques cases originales montre la finesse du trait de Crockett Johnson, parfois corrigé au blanc afin de toujours garder une épaisseur uniforme, tandis que les paroles tapées à la machine sont découpées et collées dans les bulles. Très vite, les pleins et les déliés du trait apportent une forte présence aux formes tout en leur donnant une discrète fonction décorative. Tout concourt à l’impression de perfection formelle, d’équilibre et d’élégance, au seul service de la fantaisie des personnages et du comique de leurs propos.
Barnaby est un trésor de poésie et d’humour fantasque, justement couvert de louanges par Dorothy Parker qui a salué ce chef-d’œuvre. Achevé en tous points, ce classique du comic merveilleux a marqué les lecteurs à travers les générations et influencé de nombreux artistes. Les parrains-fées excentriques se retrouvent entre autres dans la série animée The Fairly OddParents diffusée par Nickelodeon ; le trait de Crockett Johnson a laissé sa trace sur celui du créateur de Jimmy Corrigan (dont le patronyme est aussi le nom d’un être folklorique fabuleux), Chris Ware, qui signe l’avant-propos du volume ; enfin le personnage qui prend vie en l’absence des adultes, pour qui il n’est que l’ami imaginaire de leur enfant, ne peut que rappeler une autre grande réussite du genre : Calvin & Hobbes de Bill Watterson, qui lui doit beaucoup.