Dominique Douay, Brume de cendres : Bajo, nomade dans le no man’s land de la Protée
Quand j’étais enfant… Voilà le flot nostalgique qui menace, commentera sotto voce le visiteur de cette page. Qu’il se rassure, l’introduction situe la corrélation plutôt que l’époque ; je reprends : quand j’étais enfant et recevais mes premiers livres, leur nombre augmentait avec la lenteur que le temps prenait à s’écouler à cet âge, lorsque les jours valaient chacun une semaine, lorsqu’un mois durait plus qu’une année. L’enfance ardente rêve de brûler les étapes et piétine avec impatience. Quand, tout à coup, elle s’aperçoit qu’elle est entrée dans l’âge adulte, trop tard pour ralentir, car le temps a filé… Non, visiteur, ne fuyez pas avec lui, mon oiseuse réflexion ne volera pas si loin ! Elle étaye ma démonstration pour lui donner consistance.
Pendant ces longues journées qui n’en finissaient pas de s’étendre, pour lutter contre l’ennui du voyage sans fin que j’entamais à peine, je lisais durant chaque interstice temporel que le quotidien familial, les jeux dehors et l’école ne comblaient pas. Malgré les emprunts fréquents, facilités par l’accès à plusieurs bibliothèques scolaires, il arrivait bien souvent que la dévorante habitude manque de matière nouvelle, je relisais alors l’un ou l’autre des livres que je possédais. J’ai lu certains récits plus d’une dizaine de fois, d’autres, deux ou trois seulement, parce qu’ils ne me séduisaient pas, mais ils avaient le goût des mots sur le papier qu’il me fallait ingurgiter comme une droguée. Peut-être ces évasions ratées sont-elles à l’origine de la compulsion qui m’oblige encore à entasser les livres, pour avoir le choix quand ma main se tend vers un rayonnage, à proximité, disponibles chaque instant. Peut-être aussi l’accoutumance a-t-elle grillé la progression normale de la lecture adulte qui semble la diriger vers des ouvrages sélectionnés pour leur sérieux et leur maturité, car je savoure toujours un album d’images avec autant de gourmandise qu’un recueil de poésies ou un roman complexe. Quelles que soient les raisons — le temps fugitif, l’âge qui m’a gagnée malgré moi, ou la profusion de ma bibliothèque —, je relis rarement parce que désormais, je choisis dans une caverne peuplée de lumières (pour dévoyer sans vergogne une métaphore de Platon, au grand dam des protecteurs de la philosophie, sacrilège !).
Un préambule de plus, dans ma carrière de berceuse aux vertus sédatives, pour expliquer l’importance de mon geste quand j’ai repris dans ma bibliothèque La fenêtre de Diane et Brume de cendres, deux romans de Dominique Douay, pour les relire. Oh, ce n’est pas qu’ils nécessitent une lecture conjointe, chacun se lit indépendamment, je les ai d’ailleurs découverts de cette manière. Et si leurs récits respectifs s’agrémentent d’être arpentés dans la chronologie de leurs parutions, ils fonctionnent parfaitement entamés à rebours. Après tout, les histoires de lieux et de temps confondus dans un Livre d’origine inconnue se moquent bien de la chronologie que craille un coucou suisse, son horlogerie remontée chaque soir avant d’aller au lit.
La fenêtre de Diane… qu’ajouter qui soit pertinent et novateur à ce que j’ai déjà écrit dans un article à sa parution ? J’apprécie beaucoup ma chronique La fenêtre de Diane de Dominique Douay, Le Livre et le miroir sans tain, et vous me pardonnerez ou non la prétention de m’accorder encore avec son intégralité, le fait est que mes explications me plaisent toujours. Si je devais améliorer sa rédaction, elle sonnerait plus enthousiaste après la relecture. En bref, lisez-la pour vous rafraîchir la mémoire ou la garnir davantage, si vous le voulez bien. À la vérité, j’aime les histoires de temps désarticulé depuis qu’un jour, j’aidai un certain Gumm à trouver où serait Le Petit Homme Vert la prochaine fois. Forcément, je m’enthousiasme aux investigations dans ce domaine menées par Dominique Douay que cette dimension intrigue autant que moi, et bien plus encore, car l’auteur me surprend par les idées qui l’ont investi pendant qu’il écrivait.
Bon, les exégètes de Philip K. Dick me préciseront que le Temps désarticulé ne parle pas vraiment du temps comme celui qui passe (voir les analyses diverses : le roman est dit politique, névrotique, mystique, etc., mais certainement pas un voyage temporel à la Wells). Eh bien, Dominique Douay non plus (notons que j’apprécie chez lui l’absence du mysticisme dickien, lequel m’a toujours mise mal à l’aise quand il devenait trop prégnant). L’auteur explore au fil de ses romans cette chose : le moment vécu, que l’on vit, ou prévu, qui ponctue notre histoire humaine avec des dates, des lieux, des faits, et dont la réalité nous échappe à nous, individus, qui l’appréhendons réduite à l’angle étroit de notre compréhension par le canal de nos perceptions. Je me souviens d’épisodes saillants de mon enfance dont nul n’a connaissance, je constate par tous mes sens en action que je mange une assiettée de petits pois aux lardons, je prévois vieillir d’un an en mai. Le reste, il faut bien qu’on y croie, ou qu’on s’interroge ; à perte ou à profit, je ne sais pas.
Le jeu de fiction de la Fenêtre de Diane et de Brume de cendres est celui de l’individu qui se pose les questions sur ce qu’il croit exister sans en avoir palpé intimement la réalité, et bien sûr, incrédule, il lui faut des preuves pour pérenniser celle qu’on lui présente ; pour la sienne aussi qui pourrait l’égarer dans la réalité véhiculée par la masse des individus : jouer avec les apparences de la réalité est une distraction vertigineuse. Alors que j’écris cette phrase, elle s’étale en complexité simulée, ne vous laissez pas impressionner par mes compétences en acrobatie verbale ! Dans ces deux récits de science-fiction, masqués pourtant par des aventures, des péripéties, des dialogues et des monologues, des décors sauvages ou en carton-pâte, le sens apparaît infiniment plus clair et perceptible au lecteur. D’abord parce que Dominique Douay écrit bien. Croyez-moi, en littérature, c’est un point non négociable pour en écrire ; bien que cette qualité paraisse échapper à l’entendement de beaucoup qui s’essayent à l’exercice sans jamais avoir ouvert plus d’un livre, sinon celui des recettes de cuisine ou, infiniment pire — car la gourmandise procure un délice dont on n’apprécie pas assez la vertu (cf. André Arnyvelde) —, un manuel du savoir déchoir sans mourir du ridicule au grand spectacle médiatique, laborieusement ânonné par les humoristes bouffis de suffisance ou de tristes personnalités politiques. Pardon pour cette digression de lectrice aux cheveux blanchis sous le harnais, rétrograde et fière de l’être sur ce point précis : les nègres étaient meilleurs écrivains du temps d’Alexandre Dumas (la référence provocante se prétend volontaire : Auguste Maquet, son secrétaire, écrivit aussi sous son propre nom, malgré procès et biographes, la renommée l’a moins favorisé, chiquenaude absurde d’une justice immanente et impavide).
Mais alors, Brume de cendres ? En viendra-t-on enfin au titre phare de cet article ? Oui, à l’instant. Brume de cendres est un récit du Livre, lequel contient la somme et les parties d’une réalité incommensurablement plus diverse que ne peut l’imaginer un individu, seul et isolé dans la sienne, ou la masse de tous ceux qui la peuplent et la constituent puisqu’ils perdent le point de vue de l’individu. Même Livre, autre perspective : l’artefact écrit un autre chapitre, le chapitre explique le Livre, et Dominique Douay livre un autre roman qui en fait autant. Facile !… à lire, l’écrire relève d’un ordre de difficulté bien plus élevé. Mais résumons : la Protée est une immensité où coexistent les univers multiples de notre Terre et le Livre, la mémoire de chacun et de tous, depuis l’univers jusqu’à l’individu. Les marque-pages l’arpentent, semblables à des cellules, et le lisent, un peu comme un disque dur « lit », à travers ses partitions, ses dossiers et ses fichiers. Les Nuées, horreurs indescriptibles, envahissent les avatars de la Terre, plus puissantes et insidieuses à chaque victoire ; au hasard ou s’agit-il d’une stratégie cosmique ? Nul ne le sait chez les lecteurs, des moines copistes d’un nouveau genre, organisés dans une espèce de culte dédié à la connaissance que dirigent leurs anciens versés dans les arcanes supérieurs du Livre. Les uns enregistrent les passages susceptibles d’influer sur l’avenir, les autres décident la conduite à tenir pour combattre le fléau. Dans Brume de cendres, les autorités ecclésiastiques découvrent Bajo, un marque-page humain.
La différence essentielle entre les deux romans de la Protée réside dans la manière de l’explorer. Le premier s’attachait à développer un personnage typique de l’imaginaire de Dominique Douay, introspectif et sincère dans ses lâchetés comme dans ses bravoures, et même ses bravades quand les décisions du héros sont vouées à l’échec. Gabriel Goggelaye affronte de biais l’existence, en observateur posté à la lisière des événements, puis, découvrant que son intimité est espionnée par des étrangers, il s’emploie à brouiller les pistes pour agir enfin. Je pense, c’est donc une hypothèse personnelle, que la violation par autrui de cette bulle alanguie qu’il imaginait hermétique lui impulse l’élan nécessaire pour agir, bafoué dans ses secrets les plus inavouables ou plutôt, qu’il ne désirait pas avouer à d’autres que lui-même. Bajo réagit avant d’agir, agit avant de penser, il ignore le doute existentiel et les aveux l’indiffèrent, Brume de cendres est un roman d’action et de violence brutale. Quand Gabriel entame sa vie dans un système confortable, qu’il répugne à quitter, Bajo commence son histoire au cœur d’une planète dévastée, jeune survivant à l’invasion des Nuées, recueilli par un groupe minuscule qu’il suit parce qu’il n’a pas d’autre choix. Les membres de cette tribu errante possèdent des pouvoirs, certains ridicules, quelques-uns puissants et épuisants à en mourir. Séparés, ils disparaîtraient dans l’instant, ensemble ils marchent vers une destination inconnue avec l’espoir qu’elle les sauvera de la brume de cendres. Un adolescent nomade a beau être intelligent et se découvrir un pouvoir exceptionnel, ses capacités et son talent ne lui apprennent qu’à survivre. Les aventures, lors de glissements ou de sauts de puce informatique successifs vers des avatars de la Terre, pour reprendre l’image approximative d’un disque dur, métamorphosent lentement le gamin effaré en homme intelligent, responsable de ses actes bienveillants comme cruels.
Bien que Brume de cendres abandonne partiellement l’exploration de la théorie cosmique, en même temps que l’histoire se concentre sur les péripéties vécues par un homme d’action à travers ses déplacements dans la Protée, Dominique Douay n’oublie pas pour autant de régler quelques comptes avec la société contemporaine, policée, militarisée et intrusive, qu’il situe aimablement sur des avatars de la Terre pour les lecteurs désireux de se leurrer. Pour ma part, je préfère la science-fiction quand elle s’occupe du présent sans avoir l’air d’y toucher pesamment, mais sans non plus ce consensus mou qui m’horripile, hélas pour ma tension, dans la plupart des conversations de salon. Je veux aussi signaler les passages descriptifs de toute beauté des architectures et des rencontres de Bajo, imaginaires ou réelles — comment s’en assurer de l’intérieur ? — pendant ses incursions dans les villes virtuelles. Des tableaux florentins du futur s’animaient sous les mots.
Pour conclure cette chronique dispersée de sentiments et réflexions que la relecture (j’insiste sur l’importance de la répétition) a provoqués et que je n’ai pas su endiguer dans une expression plus formelle, je vous encourage à lire l’un ou l’autre, ou les deux, dans l’ordre qui vous plaira. Vous ne les aimerez peut-être pas autant que moi, ni de manière identique, mais vous goûterez une saveur originale de la littérature.
Dominique Douay, Brume de cendres, Les moutons électriques, Bibliothèque Voltaïque, 2016.