Dominique Douay : Car les temps changent, chronique du temps qui presse et broie
Mais… Car les temps changent est une suite… non, une préquelle de l’Impasse-temps ! À moins d’avoir lu le premier dans une époque alternative, et celui-ci maintenant, ou après puisque c’est le second. Je m’embrouille, le type pas très reluisant des deux romans n’a pas le même nom, les événements sont différents, rien n’est semblable dans l’univers pourtant familier des années 1960, portées par les images mentales qui demeurent, souvenirs ou fantasmes, comme des reliquats temporels dans nos mémoires. « L’Aujourd’hui » quand j’ai reçu un paquet, le facteur était passé tôt, celui qui lance les lettres vers la mare, sèche depuis plusieurs jours, il fait beau et la pollution empoussière l’horizon. J’ai ramassé l’objet avec un sourire en coin, trop grand pour un briquet, un livre sous le papier timbré, l’auteur est Dominique Douay. Il ne faudra pas l’ouvrir en buvant le café qui refroidit entre chaque gorgée, le temps dérape étrangement en trois chapitres. Je n’ai aucun souvenir de 1963, nous sommes en 2014, j’ai commencé en me réveillant le nouveau roman Car les temps changent et, sur cette injonction, je n’attends pas trente ans pour le lire, comme le précédent.
Léo Le Lion et Labelle La Belle partagent une galère, une petite, une mesquine histoire d’adultère qui s’achève avec la fin du monde, à Paris. Il ne s’agit pas d’une apocalypse et personne ne va entrer dans l’arche qui sauvera l’humanité, c’est un conte moderne immoral de trois cent soixante-cinq jours à peu près, amputé du fragment de la nuit jusqu’au petit matin qui mène d’une année à l’autre. Plutôt que la fin du monde, c’est la fin de leur monde, un univers de phalènes qui se consument brutalement à la brûlure de l’ampoule. Mais Léo échappe à l’oubli programmé. La Belle, Le Lion, la belle et la bête, pourtant l’histoire s’écarte résolument du récit fantastique, Léo, lion proclamé alpha, à l’instar du héros de l’Impasse-temps, n’assume toujours pas le rôle ; et perd de sa superbe lorsqu’il comprend qu’échapper à l’initialisation annuelle n’est pas aussi jouissif qu’espéré. Labelle, jouet amnésique des manipulations, acquiert au fil de l’année un libre arbitre ténu auquel elle s’accrochera, tandis que Léo, qui l’a obtenu malgré lui, et la mémoire intacte, ne le maîtrisera pas.
Le but, la finalité, la destinée, la glorieuse Histoire menée par un De Gaulle qui sourit, tout cela ne tient pas la route dans les grotesques rouages rouillés d’une capitale montée en étages, ceinte de murs. Même la machinerie du temps bégaie, retraçant l’année 1963 que croit connaître Léo, un savoir dont il veut d’abord profiter pour réparer ses échecs de l’année précédente retrouvée. Égocentrique, comme l’avait été le héros de l’Impasse-temps, il est dépouillé des attributs conférés par la communauté toujours avide de démonstrations de splendeur d’âme qui la grandit elle-même : seul, sans le regard porté par les exigences de la société, l’homme n’est qu’un homme, limité à ses propres références, préoccupé principalement par l’estime de lui-même et par l’accomplissement de ses désirs.
Dans ce roman, Léo Le Lion dépasse la condition de l’homme dévoré par ses compulsions inavouables, celles qui submergèrent Grivat de la réalité alternative écrite dans les années 1980 par Dominique Douay. Il suit le même chemin, l’amour, la mort, mais, cessant de croire à une bonne fortune, il finit par penser. Il tâtonne, entreprend des actions dérisoires, empreintes de grandeur à l’échelle humaine, donc microscopique, entrecoupées de pauses, de renoncements, pour dépasser la solitude qu’il ne supporte pas, et la rompt par nécessité, pour se sauver en « sauvant » les autres. Peu lui importe alors les apparences trompeuses, ou le jeu malsain que préside une autorité supérieure incompréhensible, manipulant corps et esprits pour privilégier les rôles. Il se réinvente dans le geste créatif. Ce n’est pas anodin, je pense, s’il utilise l’art à l’état brut pour éveiller les consciences, une intrusion individualiste pour montrer, pour réfléchir au propre et au figuré, pour troubler le regard d’une société artificielle qui s’admire, mais ne s’observe pas, peuplée soigneusement d’habitants répétiteurs, aux schémas induits, incapables de diversions.
Rat prisonnier de labyrinthes imbriqués dans le temps, dans l’espace et dans sa propre psyché, le personnage livré à lui-même, finalement brave petit soldat d’un conflit qui le dépasse, n’en finit pas de tenter de percer les murs, de créer des issues s’il le peut. Il explore son univers réduit à une maquette instable, un décor superbe et décadent dont j’ai apprécié chaque détail, lorgnant vers un surréalisme discret, et l’échappée finale en roue libre, sans concession pour un happy end qui aurait perverti l’objectif du roman.
Je ne peux m’empêcher de me glisser dans l’univers très personnel de la science-fiction de Dominique Douay, une effraction qui explique l’introduction conjuguée à plusieurs temps, caprice de lectrice accaparant quelques instants les dédales qui lui appartinrent un peu durant quelques heures.
Dominique Douay : Car les temps changent, Hélios n° 6, Les Moutons électriques 2014
Voir les chroniques suivantes : L’impasse-temps, La vie comme une course de chars à voile, La fenêtre de Diane et Brume de cendres.