Dominique Warfa, Un imperceptible vacarme, 2 : Quantiques et consciences (2013)

0
Illustration de Mandy. Multivers éditions.

Après les rêves d’étoiles et l’espérance d’une vie nouvelle dans son premier volume, Lointaines et limitrophes, Un imperceptible vacarme se poursuit autour des mots Quantiques et consciences. Le volume se compose de trois nouvelles liées à des spéculations sur la physique quantique, qui alternent avec deux novellas interrogeant la formation de la conscience dans un cadre de science-fiction.

Le recueil s’ouvre sur une splendide nouvelle, « La bulle d’Eben-Ezer ». Celle-ci commence à la manière de certains récits de Jean Ray comme « La Choucroute » ou « Dürer, l’idiot », ce qui n’est guère étonnant de la part d’un auteur qui a dirigé l’anthologie Jean Ray… en miroir. Un personnage truculent est l’objet de l’irritation du narrateur : un avocat poète, François Delsaux, lui a raconté une histoire, origine de ses tourments. Alors que François flânait près de la tour d’Eben-Ezer, près de Liège, il a aperçu un phénomène extraordinaire : une bulle irisée, qu’il a traversée au mépris de toute prudence. Il s’est retrouvé alors non plus en Belgique, mais dans le canton de Genève… Et depuis, ses vêtements présentent aussi une particularité étrange.

Après ce récit poétique et inquiet, où la science-fiction est autant prétexte au surgissement de l’insolite qu’à la rêverie sur la science, « Wayne et les quantas » forme un saisissant contraste. Il s’agit là encore d’imaginer les conséquences possibles de la manipulation des quantas, mais cette fois sous la forme d’un récit d’espionnage et d’action. La jeune patineuse Wayne rencontre un informaticien, dénommé Oscar Wilde, poursuivi par deux hommes de main issus d’Asie centrale. Si la mafia russe le recherche, c’est parce qu’il a réussi l’impensable : créer un ordinateur quantique. Mais en quoi cet objet de toutes les convoitises peut-il lui être utile alors que les tueurs sont à ses trousses ?

La nouvelle finale, « L’écume de Prague », revient sur le thème quantique pour clore le volume. La capitale de la Bohême fait écho à une autre ville d’Europe : Vukovar suppliciée et martyrisée, d’où Goran enfant a survécu, avant de faire des études en Belgique puis à Lyon. Après des débuts scientifiques, il s’est tourné vers les études de cinéma, et c’est à la cinémathèque de Prague qu’il cherche les films originaux de Paul Wegener, le co-réalisateur du Golem en 1920. Comme dans ses novellas, Dominique Warfa prépare longuement la mise en place des éléments du récit, ajoutant profusion de références culturelles, d’un clin d’œil à Blake et Mortimer à des exemples tirés de Stargate ou de Star Trek. Insensiblement, on passe des cauchemars de Goran discussions scientifiques dans une taverne, accompagnées de force verres de bière. Les physiciens que lui présente son ami František avouent chercher à ouvrir une porte sur la mer quantique. La nouvelle décline cette idée de passage à travers les exemples des traboules lyonnaise et de la Durchhaus pragoise, mais rappelle aussi la notion rayenne de mondes intercalaires auxquels on peut accéder par une « Ruelle ténébreuse »… Si « L’écume de Prague » contient de longs dialogues d’explications scientifiques, la science semble plutôt fantasmée pour faire émerger in fine des images fantastiques, dans le sens où les événements à leur source semblent peu crédibles, mais aussi véritables véhicules du sense of wonder propre à la science-fiction.

La métaphore marine apparaît aussi dans « Une saison sang et marine », écrite pour une anthologie dédiée à une autre ville, San Francisco. Plus que sous les couleurs bleue et rouge, c’est sous les espèces de deux liquides salés que se place la nouvelle. Terry, le narrateur, est un informaticien qui a créé une start up nommée Solipsism avec un scientifique. Si Philippe, un polytechnicien français, est obsédé par la quête de l’intelligence artificielle, Terry, lui, a trouvé à San Francisco son Summer of love auprès d’une journaliste belge, Vic. C’est après la disparition de cette dernière que le narrateur se met à faire de manière récurrente des rêves d’océan. Ces rêves sont la clé d’un renversement narratif qui ne se révèle que vers la fin du récit. Par-delà la référence obligée à la chanson de Le Forestier, la nouvelle se fait soudainement dickienne, et compte parmi les grandes réussites de son auteur.

Enfin, deuxième texte du recueil, la novella « Le danseur absolu » est un autre bijou. Elle offre le tableau dystopique d’une Suisse refermée sur elle-même, protégée par un mur. Spécialiste de l’intelligence artificielle, Doina Marinescu y vit discrètement, car sa présence est illégale. Drosselmeyer, le directeur de ballet de son ancien amant, Guennadi Kissiliov, la débusque pour l’obliger, par chantage, à lui rendre service. Son danseur étoile, Guennadi, a disparu, et Doina va le retrouver pour lui. Si elle le connaît aussi bien, c’est parce qu’elle a participé à l’opération consistant à le coupler à une intelligence artificielle qui vise à reconstituer la personnalité d’un danseur d’exception… Témoin de la fascination que continue d’exercer Vaslav Nijinski sur les écrivains, comme le montre aussi L’Après Journal de Nijinski de Bruno Lemoine, le récit part ensuite sur les traces de Byron, qui a traversé la Suisse pour escalader les Alpes bernoises. Comme souvent chez Dominique Warfa, « Le danseur absolu » brasse de nombreux sujets et mène les lecteurs sur des chemins inattendus. La novella vaut pour son intrigue autour de l’intelligence artificielle, mais aussi pour son écriture imagée.

« Par-delà cette limite infranchissable, verrou éminemment symbolique de notre société des microterritoires, l’état des plantations semblait avoir empiré, comme si la nouvelle démarcation, quoique tangible, devait se doubler d’une sorte de jungle voilant aux regards extérieurs la réalité de la zone ainsi gommée… Les teintes de tous ces feuillages m’inspiraient maintenant un profond haut-le-cœur : moi qui avais appris naguère à aimer l’automne, je ne voyais plus aujourd’hui dans cet humus gras que le signe de la décomposition organique, de la corruption ultime de la vie. »

La double démarcation est un stratagème, l’une niant l’autre, la présence de la deuxième voulant dire l’absence de la première. Cette duplicité trouve un écho dans la vision contradictoire que la narratrice donne de la terre, tour à tour fertile ou putride. Les apparences sont des faux-semblants masquant la vérité. Bien qu’elle en ait conscience, Doina ne découvrira ce qu’on lui cache que par chance.

Remarquablement composé, ce deuxième volume s’avère tout aussi brillant que le premier. Autour des théories quantiques, il trouve une grande cohérence, et propose certaines des meilleures nouvelles de l’auteur. Les deux volumes suivants ne doivent cependant pas décevoir : l’un mêle les nouvelles fantastiques à des textes de science-fiction plus libres, et le dernier contient son cycle de jeunesse du « Rivage blond », avec des nouvelles plus récentes. De quoi prolonger encore le plaisir de ces lectures.

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.