Dur silence de la neige, par Christian Léourier : le lyrisme retenu des romans terriens

0
Dur silence de la neige par Christian Léourier, couverture de Greg Vezon. Les moutons électriques, Bibliothèque voltaïque, 2016

S’il existe une période privilégiée pour lire un roman en particulier, Dur silence de la neige, écrit par Christian Léourier, est l’un de ceux-là que la froidure de l’hiver encourage à emporter au fond d’un fauteuil hospitalier ou sous l’édredon, dans le clair-obscur de la veilleuse. Réconforté par la chaleur à laquelle tout lecteur reconnaît l’essentielle qualité de douillet transport pour l’imagination, il s’enfoncera sans crainte au cœur de cette aventure dans la rude existence d’un mercenaire à une époque lointaine et cruelle.

 

« Ce matin, la neige a cessé de tomber. L’homme s’est arrêté sur le seuil. Il a humé un ciel net, sans nuages, cloué par un ciel aussi blanc qu’un galet. Les gens d’ici le savent, une telle lumière annonce plusieurs jours de grand beau. L’homme, lui, n’est pas sûr : l’hiver ne lui est pas familier. »

 

Dès les premières lignes, le paysage hivernal s’impose, et entame la rupture dans la vie du soldat, elle aussi aux portes du déclin. L’homme vient du sud, d’un sol plus généreux qui l’a pourtant maltraité depuis l’enfance, jusqu’à le pousser à s’engager comme guerrier dans des combats qui l’indifféraient. Porteur de mort, Mazé l’a donnée sans état d’âme, jouissant des plaisirs immédiats de détruire la vie qui lui avait été refusée, il a endossé la défroque du soudard jusqu’à sa confrontation avec le sanglier. Cette bête monstrueuse, un dîner de choix pour la compagnie barbare, il l’a épargnée, ou elle lui a jeté un charme, il le pense, car pourquoi lui aurait-il fait grâce quand il a tant tué d’hommes, femmes et enfants ? Alors, il a déserté, il ne massacre plus, il la poursuit et elle le mène ailleurs, dans cette contrée inconnue, vers un village peuplé d’habitants âpres autant que soumis à la montagne qui les retient. Là-haut, il rencontre Aline, veuve après un deuil récent, seule avec son fils malingre, une femme opiniâtre venue des terres d’en bas, encore étrangère, mais qui ne veut céder la place qu’elle a payée d’un mariage pour s’installer dans le hameau. Elle lui propose une alliance, il l’accepte et prend goût à l’austérité des mœurs, féroces pour survivre, tendres quand le printemps revient. Aline lui offre peu à peu la paix intérieure et la beauté intime auxquelles il aspirait. Mais la bête, toujours, l’attire dans les sommets où elle s’est réfugiée.

 

« Et pourquoi, surtout pourquoi, ces soldats qui riaient ? Ils n’étaient pas plus mauvais que d’autres, ils étaient ses camarades, d’ailleurs, lui aussi avait ri. Comme eux. Avec eux. Cela le rassurait. Il faut être seul pour oser les vraies questions. »

 

La parabole figure au panthéon des classiques, et que diable, cette dualité humaine l’est aussi, quoi de plus légitime qu’elle revienne hanter les écrivains, et tous les créateurs de fiction, d’ailleurs. Christian Léourier choisit de lui offrir un paysage à la mesure d’une fantastique empoignade entre l’homme et la nature, le premier détenteur d’une conscience intelligente, à ce qu’il paraît, quand la deuxième lui oppose, à son insu, sa seule volonté de vivre son temps imparti. Le cadre à la rugosité de la pierre qui affleure, la spongiosité de la terre gorgée des neiges fondues, la splendeur soudaine des floraisons secrètes dans les clairières et le mystère animal de ces bêtes dissimulées dans les bois, l’écriture est belle. À l’évidence, l’auteur a sélectionné soigneusement chaque mot de son récit, favorisant la concision précise plutôt que la multiplication des images pour instaurer le climat dépouillé de l’hiver, richement enluminé par contraste quand la belle saison point. Il en a fait un roman court et dense qui capture l’attention du lecteur sans faillir de la première ligne à la dernière. Ce lyrisme retenu, chargé de sentiments puissants, ne peut que rappeler les œuvres de Jean Giono, ou tout au moins, me les évoque : j’ai eu la réminiscence d’anciennes émotions éprouvées à la lecture de Regain, il y a bien longtemps.

Cependant, réduire Dur silence de la neige à son héritage terrien d’écrivains du siècle dernier serait injuste, car Christian Léourier insuffle une autre perspective à la limite du fantastique, celle qui agitent les rêveurs et les imaginatifs éveillés quand ils ignorent l’activité incessante autour d’eux. Mazé n’a jamais eu le temps de la réflexion sinon celle embryonnaire de l’enfance, vite interrompue sans qu’elle ait pu se construire. Il a agi par réaction sommaire, s’est trouvé une place dans la société belliqueuse, il aurait dû mourir au combat, au lieu de ça, il a vieilli et rencontré le sanglier. C’était un homme prompt à l’action, traversé de rares pensées, il a pourtant appris et entreprend de réfléchir en écartant le mensonge ô combien rassurant qu’il pourrait inventer pour adoucir ses crimes, et il pense avec la lenteur d’un dormeur. Alors qu’il aborde une expérience nouvelle, sa mémoire l’aiguillonne de chaque événement vécu qu’il restitue pour se forger un esprit, jusque là sommaire, avec une espèce de recul onirique. Ses souvenirs, des plus doux de petit enfant aux plus sauvages des tueries militaires, lui semblent lointains, voilés d’abord par l’intrusion du sanglier, monstrueux, fascinant, anormal, puis par le jeu étrange de cette chasse où le chasseur est aussi la proie de ses démons, et enfin, par la découverte d’un lieu au bout du monde, auquel il est difficile de donner une réalité solide quand il n’a qu’un lien ténu, un seul chemin impraticable sous la neige, avec le reste de l’univers.

Mazé arrive au village comme cet autre personnage, dessiné celui-ci, que Miyazaki mit en scène dans Princesse Mononoké : un jeune guerrier gangrené par la malédiction d’un sanglier, encore, victime lui-même de la folie destructrice des hommes. Si les caractères féminins de l’histoire japonaise leur confèrent, dans le dessin animé, une force plus marquante, la similitude de certains traits entre les deux profils m’a frappée, en particulier l’émergence d’une douloureuse compréhension, l’espoir d’échapper à un destin déjà tracé avant d’y renoncer pour cesser d’agir mal. Dans une moindre mesure, la férocité quasi divine du cochon sauvage de Christian Léourier prend une dimension mystique qui l’apparente à celui de Miyazaki. Mazé dialogue avec le solitaire bestial et comment s’assurer qu’il s’agit du fantasme de son esprit et non d’un échange dans un langage encore inaccessible à l’homme.

 

« On ne peut pas savoir. Les solitaires sont ainsi. Ils s’embûchent dans un hallier épais, à l’abri des loups et des hommes, avec des souilles onctueuses, des châtaignes à s’en faire péter la panse, des blés tout autour. Tu les crois installés pour des lustres. Et tout d’un coup, ils foncent droit devant eux, à la recherche d’un nouveau territoire. En une nuit, ils ont franchi cinquante lieues et plus. Va savoir pourquoi. Pourquoi on s’en va un matin loin de chez soi… »

 

Dur silence de la neige par Christian Léourier, couverture de Greg Vezon. Les moutons électriques, Bibliothèque voltaïque, 2016

Lointaine, l’époque l’est, mais le parallèle avec les cruautés recrudescentes de notre temps moderne lui enlève la patine désuète que le récit aurait pu présenter en suivant l’héritage des romanciers de la terre, Giono le premier. Comme ce dernier dans Le hussard sur le toit, par exemple, Christian Léourier grave profondément un caractère humain, son personnage principal, et sa narration emprunte le chemin qu’il creuse pour raconter son point de vue, celui d’un homme dur mais compatissant. La conclusion de son histoire est pour cette raison le reflet d’une réflexion masculine, parfois encline à se dédouaner de quelques responsabilités quitte à en endosser d’autres, inutiles, mais on n’en voudra pas à l’auteur d’avoir été fidèle à un portrait sincère et de l’avoir si bien écrit.

Dur silence de la neige se révèle un roman plus qu’attachant. Sous l’illustration intéressante de Greg Vezon, un joli livre à s’offrir ou à offrir.

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.