Edward Gorey, The Doubtful Guest (1957) – Bloomsbury Publishing (1998)

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Edward Gorey, The Doubtful Guest, London, Bloomsbury Publishing, 1998

« This man is Ernest Scribbler… writer of jokes. In a few moments, he will have written the funniest joke in the world… and, as a consequence, he will die… laughing. »
The Monty Pythons, The Funniest Joke in the World, 1969

Cinq personnages en noir et blanc. Un homme robuste, engoncé dans une robe de chambre. Deux femmes malingres, l’une d’elles les mains jointes, le visage sec, fantomatique ; l’autre presque entièrement effacée derrière un large fauteuil d’époque. Un homme assis, l’air rêveur. Aucun de ces personnages ne regarde dans la même direction. Un enfant est agenouillé au sol, il a de grands yeux cernés de noir, la main posée sur un livre aux pages apparemment vierges.

Bienvenue dans le monde de l’illustrateur et écrivain américain Edward Gorey (1925 – 2000).

Edward Gorey, The Doubtful Guest, London, Bloomsbury Publishing, 1998

Le décors est planté : nous sommes au cœur d’une famille bourgeoise perdue dans un cadre victorien toute en nuances d’obscurités.
À peine si les personnages semblent en vie.

Chaque rôle est distribué dès ce premier dessin. Voilà à quoi on reconnaît un grand dessinateur ; dans ces détails si simples, si modestes, qu’ils échapperont sans doute au lecteur. La position des mains, les pieds croisés ou bien plantés ferme sur la terre ; un groupe d’individus qui ressemble davantage à une addition de solitudes. Le temps suspendu, la mort, enfin, à l’œuvre derrière ces traits creusés, ces regards vides, jusqu’à l’ombre qu’il faut sans cesse traverser.

On pense aux illustrations d’Edgar Poe par Gustave Doré ou Harry Clarke. Gorey est un amateur de littérature – il a lui-même illustré T. S. Eliot et Bram Stoker et aura une influence considérable sur les dessins de Kurt Vonnegut.

Que peut-il donc arriver à cette famille si manifestement résignée au passage du temps ? Rien, ou presque, le « doubtful guest » ou « hôte incertain » du titre de ce superbe album écrit et illustré par Gorey en 1957. Une drôle de créature, un oiseau, peut-être, tennis aux pieds, écharpe au cou, qui décide, sans un mot, de prendre ses quartiers dans la demeure familiale.
Le reste, à vous de le découvrir.

L’histoire est absurde, elle tient en une ligne, autrement dit à pas grand chose. Et c’est ce « pas grand chose », cet élément perturbateur doublé du « literary nonsense », de l’« inquiétante étrangeté » ou « uncanny », dans lequel Gorey excelle.

L’album est concis : quinze illustrations, quatorze pages de courts textes, quelques alexandrins rimés qui offrent un rythme, autrement dit de la vie, à ce tableau funeste sans queue ni tête mais terriblement comique et attendrissant.

Sans doute reposerez-vous cet album rapidement l’ayant parcouru en quelques minutes à peine, tout en étant saisi de ce sentiment curieux d’avoir eu entre les mains un drôle d’objet, un livre comme vous n’en avez jamais lu. Vous y reviendrez encore et encore, peut-être immédiatement ou bien quelques années plus tard. Sans doute y chercherez-vous un sens, une symbolique. Qu’importe à vrai dire.

The Doubtful Guest, comme la centaine d’albums d’Edward Gorey, est un récit que vous n’achèverez jamais tout à fait. Vous avez devant vous l’origine d’une iconographie que vous continuerez à croiser tous les jours, aujourd’hui usée jusqu’à la corde et privée d’émotion, de capacité à troubler ; un univers qui réunit aimablement l’humour et la mort, l’absurde et le désespoir avant les dessins de Tim Burton ou de Roman Dirge, avant Serena Valentino et Ted Naifeh, avant le Coraline de Neil Gaiman. Une œuvre nécessaire, plus juvénile en dépit des années, et que ces derniers vers résument à merveille : « to this day / It has shown no intention of going away ».

« Pourquoi ? », demanderez-vous.
Pourquoi pas ?
Vous avez tout compris à Edward Gorey.

1 COMMENTAIRE

  1. Merci pour cet article ! Je suis aussi une grande fan d’Edward Gorey et de ses dessins tragicomiques non-sens.

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