Quand l’amour déraille, proclame le titre sur fond de nuages. Dans la gravure du paysagiste norvégien Sohlberg choisie par Frédéric Serva, ils roulent dans le ciel jusqu’à le recouvrir complètement, au-dessus d’une mer encore régulière mais déjà écumante. Les noms des auteurs défilent plus discrètement sur la couverture : Eekhoud, Delarue-Mardrus, Lermina, Masson. Des auteurs anciens : cette anthologie recueille quatre nouvelles, trois longues et une plus courte, écrites entre 1889 et 1931. Excepté le dernier, ces auteurs sont connus, au du moins, après un long purgatoire, ils sont depuis une dizaine d’années redécouverts et chéris des amateurs. C’est déjà une raison pour lire ce recueil original. Mais quel est l’élément qui vient réunir ces nouvelles sous une même couverture ?
Quand l’amour déraille, ou quand le train-train quotidien de vies convenues et convenables sort violemment des chemins battus, quand les plans les mieux organisés font naufrage, quand l’imprévisible surgit et détruit tout. Ces histoires sont d’abord des histoires de passion amoureuse. Mais cela ne suffirait ni à donner une singularité à cet assemblage, ni à rendre compte du choix de ces nouvelles par Leo Dhayer, et encore moins à les résumer les unes et les autres. Car à l’amour fou déjà suffisamment romanesque en soi, mobile de bien des crimes et moteur de tant de récits, s’ajoute une complication, un grain de sable qui vient encore détraquer la machinerie déjà anarchique de la passion.
L’ouvrage s’ouvre avant toute chose sur une « lecture vagabonde » signée Christine Luce. Elle y présente l’anthologie, les auteurs et leurs textes avec autant de compétence que d’enthousiasme, sur un ton aussi personnel que réfléchi, déroulant les informations biographiques les plus utiles et amorçant les analyses les plus pertinentes. On commence déjà à mieux connaître ces auteurs, leur vie et leur personnalité également dignes d’intérêt, et la curiosité est aiguillonnée pour les textes à venir, choisis au sein d’œuvres abondantes, ou provenant d’un auteur inconnu comme Émile Masson.
La première nouvelle, « Gentillie » (1892), nous mène sur la côte belge, sur les pas d’un contrebandier dont les exploits animent les veillées. Jeune fille à marier, Gentillie s’obsède du voyou magnétisant qu’elle n’a pourtant jamais vu, jusqu’à éconduire un fiancé pourtant irréprochable. Écrite dans une langue riche en vocabulaire et en jeux de sonorités, la nouvelle rappelle le naturalisme d’un Zola : rien n’est épargné, ni à Gentillie prise de passion, ni au lecteur, des détails les plus pénibles de sa déchéance. Surtout, cette passion irrationnelle et nourrie d’elle-même reste inexpliquée, et laisse irrésolue l’énigme d’un dévouement absolu, jusqu’à la pure amoralité d’une fin lamentable. La nouvelle semble écrite pour être lue comme un électrochoc, avec une fascination horrifiée, comme plus tard Truffaut filmera L’Histoire d’Adèle H. ou La Femme d’à côté et leur passion destructrice.
Le deuxième récit nous fait descendre la côte vers le sud, jusqu’à l’embouchure de la Seine, à Honfleur. Son auteure, Lucie Delarue-Mardrus, n’était-elle pas surnommée, parmi d’autres surnoms, « la Sirène de l’Estuaire » ? Le titre de sa nouvelle, « La Pirane » (1931), sonne comme une pirate ou un piranha. La femme qui porte ce surnom, Clémence Piran, mérite-t-elle ces associations ? C’est tout l’intérêt de son histoire que de décrire la passion animale qui l’entraîne à l’adultère avec un jeune marin, avant que cette intrigue somme toute banale ne vienne se compliquer, plaçant la Pirane devant une impasse, puis un dilemme qui ne peut se résoudre que de façon abominable. La nouvelle conjugue deux particularités de Delarue-Mardrus : le thème majeur de la fatalité, qui pèse de tout son poids sur les êtres, jusqu’à leur ruine, et une façon bien à elle de commenter le récit. À la rencontre de Clémence et de son futur amant, la femme de lettres feint de faire les présentations entre les personnages, chacun incarnant pour l’autre la fatalité qui les mènera à leur perte. Le tout sera ensuite de savoir comment, et de quelle manière particulièrement tortueuse…
« À tes pieds » (1889) de Jules Lermina, nous rabat vers les terres, plus précisément autour d’une mystérieuse propriété abandonnée dans l’Oise. Le narrateur qui l’a découverte souhaite l’acheter quel qu’en soit le prix, pour des raisons d’abord mystérieuses. Il faut dire que Lermina, maître du policier, entretient savamment le suspense, entre autres par des atmosphères inquiétantes qui culminent avec les descriptions nocturnes de la maison livrée à la pourriture et à la mousse. Il est difficile de présenter cette histoire sans en dire trop. Elle semble à la fois policière, fantastique et psychologique, sans jamais l’être vraiment. Le narrateur mentionne à un moment La Vénus d’Ille de Mérimée, mais tout ce que l’on peut dire, c’est que la nouvelle de Lermina inverse ce modèle plutôt qu’il ne le suit.
La dernière nouvelle est la plus courte. Émile Masson, anarchiste breton utopiste, livre avec « Le Chevalier aux hermines » (1908) les pages du journal d’un étudiant exalté. Jean Rosnoën exprime ses idéaux de nationalisme breton, citant le poète romantique Auguste Brizeux ou se prévalant du paganisme de ses ancêtres, au fil de métaphores et d’hyperboles ponctuées d’exclamations. Ce récit ne présente pas le machiavélisme ou le cynisme des autres nouvelles, mais au contraire une naïveté et une fraîcheur qui seraient bienvenues si elles étaient une garantie d’espoir…
Quand l’amour déraille exhume des nouvelles anciennes dignes de figurer dans toutes les bibliothèques. Entre le romantisme exacerbé des sentiments et un traitement réaliste qui souligne l’irrationalité des passions humaines, ces histoires semblent anticiper la vision surréaliste de l’amour fou, aussi électrisant que mortifère. Même le texte de Delarue-Mardrus, contemporaine du mouvement, précède de six ans L’Amour fou d’André Breton. Trois des personnages féminins se distinguent par leur regard couleur de mer, et le quatrième par des yeux particulièrement expressifs, ouvertures vers l’émotion et la quête d’absolu par l’autre. Ces contes cruels ne sont pas seulement des curiosités littéraires, ce sont des fables universelles.