« Grandeur et décadence de Wells », d’Émile Gautier, fut publié dans la rubrique « Les Tablettes du Progrès », dans L’Est républicain du 18 janvier 1924.
Ce texte, sélectionné pour l’anthologie Chroniques scientifiques, vol. 1 (écarté, par manque de place…), puis pour l’anthologie Chroniques scientifiques, vol. 2 (bis repetita…), traîne depuis trop longtemps dans mes dossiers ! Son heure est venue !!! ^_^
Grandeur et décadence de Wells
Grandeur et décadence de Wells. — Du pacifisme à la barbarie. — « L’homme qui taisait des miracles ». — La rotation de la terre et la pesanteur. — L’anneau de Saturne. — Ce que c’est que la Lune. « Si qu’on irait » y faire un tour ?
Le fameux écrivain anglais H.-G. Wells a définitivement sombré dans la plus frénétique gallophobie. Cette infirmité lui est venue — chose curieuse ! — après la guerre. Est-ce par un besoin morbide d’originalité ? Peut-être. Certains Anglais sont volontiers « excentriques » à leurs heures.
Quoi qu’il en soit, c’est le moment où les Boches, ayant donné toute la mesure de leur mégalomanie, de leur férocité et de leur mauvaise foi, perdaient toutes les sympathies qu’avait illusionnées leur puissance, que Wells a choisi pour rallier, par le chemin du pacifisme, leur pavillon déshonoré. Histoire apparemment de ne pas faire comme tout le monde.
Autrefois, cependant, il posait pour aimer la France, qui le lui rendait, d’ailleurs, avec usure. Nulle part, en effet, sauf dans les pays de langue anglaise, ses livres ne se vendaient autant que chez nous. Le succès ne devait pas être pour lui déplaire, et il le « cultivait » avec zèle. Je me souviens d’avoir — sapristi ! ce n’était pas hier ! — reçu la visite de son traducteur ordinaire, Henry Davray, un homme charmant, soit dit en passant, et plein de talent, qui venait m’apporter les premières éditions françaises, avec prière d’y faire allusion chaque fois que j’en trouverais l’occasion.
La promesse ne m’en coûta pas plus à tenir qu’à faire, car les romans scientifiques de Wells sont vraiment d’une lecture passionnante. Moins clairs, moins fluides, moins « objectifs » que ceux de notre Jules Verne, qui furent autant d’« anticipations », ils affectent un caractère paradoxal, pour ne pas dire utopique, mais qui ne laisse pas de donner singulièrement à penser pour peu qu’on ait l’esprit orienté vers les transcendances de la philosophie imaginative. Il n’est pas douteux que la Machine à explorer le temps, Les premiers hommes dans la Lune, La guerre des mondes, L’homme invisible, L’Île du docteur Moreau, etc… exposent des conceptions audacieuses, qui, pour être absolument irréalisables, ne sont pourtant ni folles, ni stériles, et tiennent très bien debout. Quant aux études de mœurs — L’Amour et M. Lewishom, Anne, Véronique, etc… — elles sont de premier ordre, bien que farcies de ces idées subversives qui vous démolissent une société mieux que toute la dynamite du monde.
Mais revenons aux fantaisies scientifiques. Il en est une, en particulier — L’Homme qui pouvait accomplir des miracles (1) — dont le moins qu’on puisse dire, c est qu’elle n’est pas dans ma musette.
Après un certain nombre de menues expériences, le héros a la malencontreuse inspiration d’user de son prodigieux pouvoir pour suspendre le mouvement de la terre. Obéissant à la vitesse acquise, tous les objets, inertes ou animés, sont emportés irrésistiblement dans le sens et à l’allure de la rotation interrompue, tels les voyageurs d’un train rapide qui viendrait brusquement à s’immobiliser. Les maisons s’écroulent comme autant de châteaux de cartes, les arbres sont arrachés, meubles, hommes, bestiaux, etc… s’envolent et s’entrechoquent dans l’espace. Le thaumaturge lui-même est transformé en projectile, et l’on ne sait pas où l’entraînerait sa trajectoire, s’il ne faisait pas in extremis un suprême appel à son redoutable don pour tout remettre en état et rétablir le statu quo ante, en effaçant les suites de son imprudence.
Hypothèse absurde, direz-vous. D’accord, si tout est qu’il puisse être question d’absurdité à propos d’une hypothèse dont le but est précisément d’imaginer l’impossible. L’ingénieuse façon dont est présentée celle-ci montre bien que l’auteur ne la prend pas au sérieux. Mais vous conviendrez avec moi qu’elle illustre d’une façon singulièrement saisissante la théorie de l’inertie ! Et cela suffirait à sa justification, abstraction faite de l’agrément du récit.
Au surplus, je ne l’ai évoquée que pour la rapprocher d’une autre hypothèse, en train de faire depuis quelque temps pas mal de bruit dans le monde des cosmographes.
Cette fois, il ne s’agit plus d’un simple caprice d’imagination, comme dans les romans de Jules Verne ou de Wells, mais d’une conception scientifique destinée à expliquer certains phénomènes ou certains événements dont la genèse est plutôt mystérieuse. Mais c’est encore la rotation de la terre qui en fait les frais.
Je vais essayer de la reproduire en termes aussi clairs que possible.
Savez-vous que l’immense dépression, aujourd’hui pleine d’eau, qui se creuse depuis la côte orientale du continent asiatique jusqu’à la côte occidentale du continent américain, et qu’on appelle l’Océan Pacifique, mesure une superficie sensiblement équivalente à celle de la Lune ? Vous n’y avez probablement jamais songé. Mais d’autres, qui sont des astronomes de profession, y ont songé à votre place, et telle a été la conclusion de leurs observations et de leurs calculs.
Or, on nous a enseigné, depuis bel âge, que la Lune, satellite de la Terre, s’est formée aux dépens de celle-ci, dont elle n’est, en fin de compte, qu’un fragment détaché de son flanc, puis retenu et entraîné par son attraction.
De là à se demander si ce fragment de la croûte terrestre, promu au grade d’astre des nuits, ne comblait pas autrefois, des millénaires avant le commencement de l’histoire, la cuvette qu’emplit aujourd’hui l’océan Pacifique, il n’y avait qu’un pas. Il a été franchi, et, si vous ne voulez pas être classé parmi les arriérés, vous devez désormais croire et dire qu’il fut une époque où la Lune, dont les Philippines, les îles de la Sonde, la Nouvelle Guinée, l’Australie et les archipels polynésiens seraient les reliquats, comme qui dirait les bavures, s’étendait la masse énorme et sombre, de Vancouver à la Nouvelle Zélande et du Japon à la Terre de Feu.
Comment cela a-t-il pu se faire ?
C’est ce que le grand savant anglais Eddington s’est chargé de nous apprendre. Sous la forme, bien entendu, d’une hypothèse, car, en ces temps lointains notre planète encore à l’état pâteux, n’hospitalisait pas d’êtres vivants aptes à en porter témoignage. Mais, comme nous allons le voir, cette hypothèse, quoique différente de celle de Wells, s’y apparente d’assez près.
Voyons l’hypothèse.
La Terre tourne sur elle-même à la vitesse de 10.000 lieues en vingt-quatre heures, soit environ 465 mètres à la seconde, pour un point situé sur le cercle équatorial, 305 mètres à la seconde pour Paris. La vitesse de rotation diminue, en effet, au fur et à mesure qu’on se rapproche des pôles, par cette simple raison que l’orbe à parcourir est de plus en plus petit.
D’où le développement d’une certaine force centrifuge qui, nulle aux pôles, où la terre est aplatie, atteint son maximum à l’équateur, où elle est renflée. Cette force étant en antagonisme avec la pesanteur, les objets pèsent de moins en moins lourd au fur et à mesure qu’on va du pôle à l’équateur, où ils perdent un deux-cent-quatre-vingt-neuvième de leur poids. C’est donc que, à l’équateur, la dite force centrifuge équivaut à 1/289 de la pesanteur.
Or, comme elle croît (la force centrifuge), proportionnellement au carré de la vitesse de rotation, il est évident que si la terre tournait dix-sept fois plus vite 289 étant le carré de 17 — les corps placés à 1 équateur ne pèserait plus rien.
Forçons encore un peu, par l’imagination, la vitesse giratoire. Comme nous sommes dans le domaine des suppositions gratuites, nous ne risquons rien. Tous les objets mobiles, de toute forme, de toute taille et de tout calibre vont s’envoler dans l’espace, à l’exception de ceux qui sont solidement enracinés dans le sol. Encore les arbres eux-mêmes vont-ils changer de forme, car leurs branches, fortement étirées en haut jusqu’à la limite de résistance de leurs fibres, leur donneront l’aspect monotone de peupliers en quenouille ou de parapluies retournés. La planète n’offrira plus partout que des surfaces rases et lisses, où mieux que dans le ménage le mieux tenu, il n’apparaîtra plus un seul grain de poussière. Quant aux océans, mers, lacs, étangs, mares stagnantes, fleuves, rivières, ruisseaux, ils se trouveront asséchés comme par enchantement, et leur contenu s’en ira flotter, à l’état de nuages, à une altitude plus ou moins élevée, pêle-mêle avec la couronne de cailloux, mottes de terre, grains de sable, débris de toutes sortes, projetés là, sur la zone critique d’attraction, en vertu du même phénomène.
Ne tiquez pas ! Réfléchissez plutôt que la formation de l’anneau de Saturne n’a pas dû s’opérer autrement. Quant aux hommes, ils n’en mèneront pas large. Ils ne seront tranquilles qu’aux environs des pôles, où la situation n’aura pas changé. Mais, au fur et à mesure qu’ils essaieront de s’acheminer vers les tropiques, ils ne pourront plus se maintenir sur le plancher des vaches qu’à la condition d’y être solidement accroché par de puissants crampons, A l’équateur, enfin, les crampons ne serviront plus à grand chose : ces messieurs et ces dames, telles des feuilles mortes balayées par le vent, voltigeront dans les airs, jusqu’à ce que leur farandole rejoigne la couronne de poussières solides et de vésicules aqueuses — l’anneau de Saturne — et se mette, après quelques pirouettes incohérentes, à graviter avec elle, autour du globe devenu inhabitable et même inaccessible.
C’est ainsi qu’un beau jour — il y a de cela je ne sais combien de myriades de siècles — l’énorme boursouflure qui recouvrait l’emplacement actuel de l’océan Pacifique, arrachée de la Terre dont elle avait fait jusque-là partie intégrante, par la force centrifuge, s’en est allée se balader à travers les solitudes de l’empyrée, où elle continue à tourner « comme un faucheux sans bras », autour de la vieille planète, désormais ralentie, qui l’engendra.
Là voilà, l’hypothèse de Wells, la voilà bien ! ou du moins, il ne s’en faut guère.
N’accusons donc pas le grand romancier d’outre-Manche d’avoir dépassé, dans L’Homme qui pouvait accomplir des miracles, les bornes de la fantaisie licite. Nous avons, hélas, assez d’autre griefs contre lui…
Il ne les a même pas dépassées, ces bornes indéterminables, dans cet autre roman, plus palpitant encore, où il « anticipait » au voyage de terriens chez Phœbé la transfuge.
Irons-nous un jour dans la Lune ? (2) Je n’en sais rien et je ne suis sûr que d’une chose, c’est de jamais vivre assez vieux — à mon âge ! — pour voir ça. Mais si l’entreprise n’est pas, jusqu’à nouvel ordre, réalisable, elle n’est pas inconcevable. Soyez persuadés qu’on s’en occupe.
Par exemple, ne me demandez pas ce que cela donnera !
(1) cf. le recueil de nouvelles intitulé Les Pirates de la Mer. [Note de l’auteur]
(2) Lire aussi : Renée Dunan, « Irons-nous un jour dans la Lune ? », in Fouilles archéobibliographiques (Fragments), Bibliogs, 2015.