« Soldats automates », d’Émile Gautier, est paru dans Le Matin du 7 avril 1898.
Soldats automates
J’aurais peut-être aussi bien fait de ne pas soulever à cette place l’irritante question des balles dum-dum (1). Cette imprudence m’a, en effet, valu toutes sortes d’avanies.
Tout d’abord, une volée de bois vert de l’Aurore, qui m’a dramatiquement accusé de dureté de cœur et de férocité. Heureux suis-je encore qu’on ne soit pas allé jusqu’à insinuer que j’étais « vendu à la perfide Albion » ! Au demeurant, ce réquisitoire ne m’a pas énormément ému, par cette simple raison qu’il se trompait d’adresse, mon contradicteur (qui m’avait mal lu, sans doute, ou mal compris) dissertant — dans le vide — sur des choses que je n’avais ni voulu dire ni même dites. Mais ces quiproquos sont la moelle même des polémiques de presse.
Ce qui est pire, c’est qu’« un lecteur assidu » m’écrit une lettre furibonde tout exprès pour me qualifier de fumiste sans plus de précautions oratoires.
J’avais parlé de faire faire la guerre dans le but d’épargner les pioupious de chair et d’os — par des soldats automates, sans effusion de sang (2). Inde irae. « — On ne se moque pas des gens à ce point dans un journal sérieux… Assez de humbug !… Respectez vos lecteurs… » etc.
J’en suis encore baba.
J’en demande mille et trois pardons à mon frénétique correspondant, mais la proposition avait été faite avant moi, je le répète, le plus sérieusement du monde — au moins de la part de l’initiateur — au gouvernement espagnol lors de l’expédition du Maroc, il y a quelques années. Tous les journaux de la péninsule parlèrent, à cette époque, le plus souvent sans rire, du projet, très étudié, paraît-il, d’un inventeur qui se faisait fort de mettre en ligne quelques batteries de mitrailleuses automatiques et blindées à forme humaine, qui auraient eu tôt fait, à l’entendre, d’avoir raison des pirates du Riff.
Ça, c’est de l’histoire. Mais, au risque de me faire conspuer, j’oserai ajouter que cette histoire-là n’a rien de démesurément utopique ni d’exagérément déraisonnable.
Veuillez plutôt me prêter quelques secondes d’attention et suivre mon raisonnement avec indulgence.
Connaissez vous M. Geo Moore ? Non ! Vous ne le connaissez pas. Laissez-moi donc vous présenter le personnage.
M. Geo Moore est un professeur canadien, dans les veines duquel coulent, à ce qu’il paraît, les sangs mêlés de quatre races diverses. Par ses origines, en effet, M. Geo Moore tiendrait de l’Anglais, de l’Écossais, de l’Irlandais et de l’Allemand. Ainsi s’explique, sans doute, l’étrangeté composite et paradoxale de son génie.
Or, il y a quatre ou cinq ans, M. Geo Moore exhibait, à New- York, un bonhomme à vapeur de son invention, plus proche parent du soldat automatique qui effarouche si fort notre « lecteur assidu » que le pithécanthropus erectus — notre oncle à la mode de Java — ne l’aura jamais été de feu Littré.
Figurez-vous une poupée géante, mesurant 1 m. 83 de hauteur, ayant l’aspect extérieur, sous le même « complet » de fer battu, d’un homme d’armes du moyen âge. Dans la cavité du thorax était logée une chaudière à gazoline, présentant, en dépit de sa petitesse, une vaste surface de chauffe. La vapeur ainsi produite actionnait un moteur placé au-dessous, dans le creux du bassin, et capable, en raison de sa grande vitesse angulaire, de tourner à cinquante tours à la seconde, en donnant un demi-cheval de force.
Les gaz de la combustion s’échappaient soit par le sommet de la tête, à travers une cheminée percée dans le cimier du casque, auquel ils faisaient comme un panache de plumes blanches, soit par le nez ou par un ajutage fixé dans la bouche. Le paladin avait ainsi l’air de fumer un cigare, mais, en Amérique, on n’en est pas à un anachronisme près.
Le niveau d’eau était disposé derrière le cou, et la cuirasse s’ouvrait, comme une porte à deux battants, pour laisser voir, surveiller et entretenir tout le mécanisme. Le reste du corps était formé de lames d’étain d’épaisseurs appropriés. Un engrenage réduisait la vitesse du moteur à une valeur normale. La machine faisait mouvoir, à l’aide de connexions plus ou moins compliquées, tout un jeu de leviers qui agissaient sur les articulations des cuisses et des jambes en leur imprimant un mouvement très semblable (au moins en apparence) aux mouvements naturels. Les semelles étaient armées d’espèces d’éperons destinés à mordre sur le sol et à empêcher le système de patiner sur place.
Quand j’aurai dit enfin que cet engine-man déployait, sur le sol plat, une allure moyenne de 5 à 6 kilomètres l’heure et que deux hommes de vigueur ordinaire ne pouvaient arrêter son élan, vous en saurez à peu près autant que moi.
Dans l’exhibition dont il fut l’objet à New-York, l’homme-vapeur, attelé à une voiture portant un orchestre de dix musiciens, tournait en rond autour d’une piste de cirque en entraînant avec lui une barre mobile autour d’un pivot. Mais l’inventeur se proposait, à en croire la légende, d’étudier un nouvel automate de plus grandes dimensions, qu’il destinait à la circulation dans les rues.
À ce compte, il aurait donc suffi de mettre le bonhomme dans la direction requise pour lui faire faire uns course ou porter un message. On aurait même pu, à la condition de l’atteler à une charrette et de lui donner un guide, lui confier les délicates fonctions de « livreur » à domicile. Qu’on lui mît, avec cela, un phonographe entre les gencives, et il aurait parlé comme une personne naturelle…
Je ne vois même pas pourquoi on ne lui aurait pas appris à jouer du piano, à tirer l’épée, à manier le canon-revolver ou le fusil à répétition. Une modification de rien du tout dans les rouages intérieurs, et le tour eût été joué.
Dès lors, nous avions le soldat mécanique, qui vous apparaissait tout a l’heure comme une chimère d’halluciné.
Veuillez noter qu’on aurait pu employer, au lieu de machines à vapeur comme l’engine-man de Geo Moore, des cuirassiers électriques, qu’on aurait actionnés -de loin, au moyen de conducteurs souples, comme cela se fait pour les torpilles automobiles Sims-Edison, d’après les instructions téléphoniques données par des observateurs placés en vigie, hors de la portée des projectiles, dans des ballons captifs. Tirs à mitraille, feux de peloton, salves de mousqueterie, charges à la baïonnette, on pouvait tout demander à ces troupiers invulnérables, sans même risquer un os du plus mince cazador de Catalogne ou d’Aragon.
Je ne dis pas que, contre des soldats européens, contre des troupes civilisées, le « truc » ne soit pas un tantinet scabreux. Mais, contre des sauvages ou des barbares, contre les Afridis ou les fahavalos, contre les amazones de Behanzin ou les pavillons-noirs, à l’usage spécial desquels ont précisément été imaginées les balles dum-dum, m’est avis qu’il ne serait peut-être pas impossible, en raison surtout de l’effet moral obtenu et de l’économie d’or et de sang réalisée, d’en tirer un appréciable parti.
Songez plutôt à la formidable émotion provoquée par un pareil coup de théâtre, avec accompagnement de horions, sur des peuplades superstitieuses, férues de diableries et très, disposées d’avance à croire à la mystérieuse puissance magique des « visages pâles » !
Possible donc que — jusqu’à nouvel ordre — le soldat automate soit un paradoxe, mais ce n’est, pour qui sait regarder et réfléchir, ni un humbug ni une « fumisterie ».
Je dis : « jusqu’à nouvel ordre », parce que tout arrive, en fin de compte, tout, même (sinon surtout) l’improbable. Sans compter que, si, tôt ou tard, le soldat automate a son heure, comme le canard de Vaucanson, qui digérait, dit-on, le grain, a eu la sienne, ce ne sont pas les mamans qui s’en plaindront… Amen !
(1) Émile Gautier, « Balançoires », in Le Matin du 24 mars 1898.
(2) Il s’agit du passage : « À moins, toutefois, qu’on ne fasse faire la guerre par des machines automobiles, dans le style du fameux canard de Vaucanson. La proposition n’en fut-elle pas sérieusement faite par un original, lors de la dernière expédition du Maroc, au gouvernement espagnol ? »
Lire aussi : Émile Gautier, « Les Automates “pensants” » ; « Les Idées de Nicholas Tesla » & « Soldats… d’acier » & « Soldats automates » in Émile Gautier, Chroniques scientifiques, Bibliogs, 2016 (2 volumes).