Quand le réseau n’existait qu’à l’état balbutiant, quand téléphoner hors de sa circonscription coûtait très cher, un moyen de communication localisé sur notre territoire franchouillard vit le jour : le Minitel.
Je vous épargne l’historique de cet OVNI des télécommunications, levé à l’horizon comme un astre nouveau, descendu en flammes par l’invasion d’internet, ne le regrettons pas : il a ruiné, lui aussi, pas mal de foyers. Cependant, je rends hommage à cette machine infernale dont l’affichage pixelisé piquait les yeux, il fut non seulement l’un des premiers outils de communication instantanée entre inconnus, mais aussi le modèle primitif du réseau aujourd’hui : BAL (l’ancêtre de la boîte à mails), forums, chat, etc. (si, si, lisez les historiques, vous apprendrez que la structure a été copiée sur celle du Minitel). Hors les services que le gouvernement avait prévu de migrer du papier au virtuel, comme les annuaires, les réservations de la SNCF, l’information publique, etc. on se rappelle surtout son activité dite rose, les sites de rencontres fleurirent aussi rapidement que le Minitel s’implantait sur tout le territoire, tout le monde connaissait le 3615Ulla sans même ne l’avoir jamais visité. Des entrepreneurs préférèrent monter des sites plus généralistes, et parmi ceux-là, RTEL, basé à Rennes. Contrairement à la majorité des adresses disponibles, AKELA, par exemple, RTEL fédéra les fauchés dont je faisais partie parce qu’il proposait deux accès à tarif réduit. Peut-être faut-il y découvrir l’une des raisons pour laquelle, au milieu de la masse des musiciens sur ordinateur, des hackers et des programmeurs, les amateurs de manga, de jeux de rôles et de science-fiction se réunissaient sur ses forums et couvraient les murs des rubriques de discours et de propositions ; les uns se confondant souvent aux autres et formant la matière première de ce que l’on appelle aujourd’hui couramment les geeks. Cette époque déclenche l’absurde sensation de me souvenir d’événements préhistoriques, c’était il y a vingt-cinq ans.
En repensant à cette courte période, trois ans à peu près, que j’ai passée sur RTEL, il me semble que sans le savoir, je fréquentais un vivier bouillonnant de personnalités qui suivaient ou allaient s’engager dans les voies tortueuses de l’imaginaire. Vingt ans plus tard, je m’inscrivais sur Facebook, avec une défiance de sauvage, car j’en suis une en vérité. C’est pourtant sur ce réseau social exaspérant de contraintes que j’ai renoué avec un nombre suffisant d’anciens camarades de jeu sur le Minitel pour constater que, par des chemins de traverse, plus ou moins rapidement (et je suis l’une des plus lentes à la détente), nous avions poursuivi le même objectif passionné. Sous pseudonymes, nous épuisions là nos porte-monnaie en 1990. Aujourd’hui, moins dissimulés, la plupart d’entre nous œuvrent dans le domaine professionnel ou comme amateurs actifs en faveur de l’imaginaire ; d’autres, absents du réseau, l’ont promu de nombreuses années. Parce qu’ils se reconnaîtront ou qu’on les reconnaîtra si l’on se souvient, ils se nommaient Crazy Bird, Brain Damage, Chatmauve, Lensman Fou, Cthulhu, Oap Tao, Telestrat 45, Oniric, YWL, Neofyt, Cirroco Jones, Lorien, BioHazard, NY Axxter, Alphus, et j’oublie probablement quelques jolis baptêmes extraterrestres, j’en suis désolée.
Les quatre derniers, les plus jeunes, m’ont amenée à rédiger cet article. Ils avaient fondé un fanzine très foutraque, enthousiaste, et pas mal du tout, dédié au nouveau défi littéraire, celui de dépasser la page 10, d’après les plus anciens amateurs de SF, sans avoir besoin d’un cachet d’aspirine : le récit cyberpunk, le roman culte Neuromancien de William Gibson en tête. Pour l’anecdote, il faut préciser que les mêmes anciens méprisaient les mangas et les animes japonaises, se méfiaient des JdR et davantage des jeux vidéo, les discussions s’enflammaient et les caractères s’alignaient féroces, en vert agressif sur l’écran — pour épilogue, les détracteurs sont depuis revenus sur leurs préjugés, j’ai des preuves. Le fanzine, On The Edge, m’avait plu, mais je crois que plus encore, j’appréciais la fougue iconoclaste de ses rédacteurs et dessinateurs, nous sommes devenus amis, malgré mes trente ans d’âge pourtant canonique.
On The Edge (OTE) connut trois numéros papier, des numéros épais, de 60 à 84 pages, essentiellement remplis par les quatre susnommés, le rythme prévu, trépidant, s’en trouva difficile à tenir et se résigna à paraître une fois l’an, de 1992 à 1994. Finalement, la restriction de participants et la programmation réduite des parutions en firent une bonne revue amateur, que la cohésion humaine rendait intéressante. Fortement câblé (sic) sur les jeux de rôle, le contenu du fanzine s’orienta ensuite vers la publication de nouvelles, et ma foi, quand je lis les textes publiés aujourd’hui, celles-ci n’ont certes pas à rougir de la comparaison, car leurs jeunes auteurs débutants avaient des idées et savaient les exprimer. Leur rédactionnel, provocateur, ne manquait ni de saveur ni d’intelligence : je parcourais tout à l’heure une réflexion de BioHazard à propos de l’avenir des « autoroutes de l’information » plus que perspicace.
BioHazard (d’abord identifié comme Melchor) menait la galère, tambour battant, doué d’une verve impertinente, Lorien, le taciturne que l’on aurait pu croire timide dans la vie réelle, se révélait un pilier d’égale solidité et tenait la barre dans la bonne direction, capable de montrer autant d’audace quand il écrivait. NY Axxter, discret à ses débuts, finit par remplir à lui tout seul chaque blanc accessible d’absurdités dont il avait le secret et d’illustrations souvent bien barrées. Quant à Alphus, le benjamin, il s’incrusta au troisième numéro, à sa manière bavarde et presque gesticulante si l’on avait pu voir les mots bouger dans tous les sens sur écran et papier. Sous ses discours débordants, son tempérament et ses dix-sept ans l’autorisaient à presser tous ceux qu’il voulait connaître ou interviewer, et il s’en sortait très bien. À eux quatre, grands lecteurs et curieux insatiables, ils remplissaient leurs colonnes, mises en page avec le même souci d’innover, de critiques, coups de gueule, entretiens, en rapport avec leur attirance dévorante pour le cyberpunk et pour ses images fortes qu’ils estimaient profiler leur avenir. Pourtant, loin d’intégrisme, leurs intérêts s’étendaient au fur et à mesure de leurs rencontres avec les auteurs et les livres qu’ils engloutissaient. Bien qu’ils fussent décidés à promouvoir leur genre préféré, leur position n’adoptait pas la rigidité de certains fans — à l’époque sévissaient des adorateurs de Tolkien qui en auraient remontré en intolérance aux traditionalistes religieux d’aujourd’hui.
En quelques mois, je les ai bien connus, au-delà de ce petit écran difficilement lisible, par écrit, au téléphone et in real life. J’obtins la faveur insigne de recevoir leurs numéros en S.P. parce que je les maltraitais, disaient-ils, et je ne devais rien en dire, car ils dealaient normalement au troc avec d’autres fanéditeurs : la boucle était bouclée, comme de juste dans ces affaires-là, de l’écrivant au lecteur et retour réciproque, personne ne cherchait la célébrité, nous étions passionnés. Ma carrière de casse-pied commença donc en leur compagnie, et leurs (affectueuses) accusations marquèrent le point de départ du pastiche de leur revue, OTE, devenue A-ØØ®TE le temps d’un numéro.
Je ne me souviens plus très bien pour quelles raisons je m’étais lancée dans le piratage de fanzines, sous le label « The Dead Ducks ». Une idée plutôt baroque quand on connaît la confidentialité de ces publications, une initiative que j’ai d’ailleurs reconduite aussi rarement qu’avec une belle assiduité pendant vingt ans. J’avais besoin d’un complice, et qui mieux que NY Axxter, chevalier noir des absurdités, pour trahir en toute impunité burlesque ses cofanéditeurs. Mon partenaire a porté mes rêves et je me souviens encore de ma jubilation lorsque mes suggestions prenaient vie dans ses dessins, plus fantasques que je ne les avais imaginés ; Nitel et KoinKoin occupent une place spéciale dans ma mémoire. Notre publication n’avait d’autre ambition qu’adresser un clin d’œil encourageant au véritable titre et, surtout, nous amuser, nous et peut-être la poignée de lecteurs qui l’auraient en main — il a en tout cas ravi nos cibles. On peut s’interroger sur le nonsense de ce genre de projet, je ne vous le conseille pas, je n’ai pas de réponse à offrir et pourtant je l’ai monté comme d’autres ensuite, avec le même plaisir. J’aime toujours A-ØØ®TE, les huit feuilles agrafées me rappellent la douce folie qui nous réunissait.
Afin que cette chronique ne demeure pas le récit sentimental d’une époque révolue — aussi ennuyeux pour ceux qui ne l’ont pas vécue que les souvenirs de service militaire ou les accouchements sans péridurale —, je me construis un alibi en béton pour les bibliographes (un peu fous également, tout de même) qui recensent dans les bases de données toutes les exactions commises au nom de la littérature. Noosfere a déjà compilé les sommaires de deux numéros, j’ajoute le troisième et une information de la plus haute importance : un quatrième numéro était prévu, numérique. Il n’a pas vu le jour à ce que j’en sais ; dommage, il aurait vraiment fait figure de précurseur. Je connais bien sûr les noms véritables des auteurs d’OTE, j’hésite à les dévoiler, même s’ils ne se sont jamais réfugiés dans l’anonymat, y compris dans les pages du fanzine lui-même. La décision de numériser les trois numéros parus ne m’appartient pas non plus, question de respect des droits d’auteurs, fussent-ils amateurs. Par contre, NY Axxter et moi vous offrons le droit de vous régaler, ou de bouder, ou de recracher, la mine dégoûtée, nos âneries dans leur intégralité, toujours assumées aujourd’hui. Mais si A-ØØ®TE vous amuse un tout petit peu, tant mieux, il aura gagné une miette d’existence supplémentaire.
On The Edge, sous-titré High tech / Low life compte trois numéros, de 64 pages en 1992, 80 pages en 1993 et 60 pages en 1994. Format A4, il est imprimé en noir et blanc sur A3 plié et agrafé. Le rédactionnel s’attache principalement aux aides, scénarios, ou ambiance pour les jeux de rôle cyberpunk. Il s’étoffe d’articles à propos de la spécificité du genre, de billets d’humeur et d’une part non négligeable de critiques de livres de science-fiction, élargie à son ensemble. S’y ajoutent beaucoup de nouvelles, surtout dans le numéro 2, des illustrations et même un zeste de bande dessinée, ainsi que plusieurs interviews de personnalités de la SF ou du jeu. Le nombre d’exemplaires diffusés m’est inconnu, une quarantaine, peut-être plus. Le fanzine était distribué par correspondance et dans quelques libraires, l’Œuf Cube, par exemple, au prix constant de 30 francs.
Les sommaires du n° 1 et 3 sont consultables sur Noosfere, voici celui du n° 2 :
La couverture est d’Emmanuel Grellard. Les illustrations intérieures sont de NY Axxter
– Lorien, Édito, page 3, Éditorial
– Alphus, Interview de Roland C. Wagner, pages 4 à 6, Entretien
– Lorien, Cyberspace, pages 7 à 16, Article
– Lorien, Hard-Software, page 17, Article
– NY Axxter, BioHazard & Lorien, Hardware, pages 18 à 25, Article
– BioHazard, Kritik, pages 26 à 30, Critique
– Lorien, Je doute donc je suis, pages 31 à 35, Nouvelle
– David Mathieu, Traffic, pages 35 à 36, Nouvelle
– BioHazard, Black Trash, pages 37 à 42, Nouvelle
– BioHazard, Le vieux con, pages 43 à 44, Nouvelle
– BioHazard, Hic Vita Fugit, pages 45 à 48, Nouvelle
– D.O.A., Bonnie, pages 49 à 60, Nouvelle
– BioHazard, Village 3.2, pages 61 à 64, Nouvelle
– Lorien, Ozone 2, pages 65 à 66, Nouvelle
– Armel, Doug, page 67, Nouvelle
– Lorien, Ozone 3, pages 68 à 69, Nouvelle
– BioHazard, Deux vieux cons, pages 70 à 72, Nouvelle
– BioHazard, Rex, pages 73 à 74, Nouvelle
– BioHazard, Two trips, two ways of dying, IDRAC II, pages 75 à 82, Scénario
– BioHazard, Greetings, page 83, Notes
On The Edge, sous-titré High tech / Low life, n’1, 2 et 3 – 1992-1994.
La production « The Dead Ducks », A-ØØ®TE, ne parut qu’une seule fois — heureusement ! —, le seize mars 1994 à 19:08:54 exactement. Format A4, il est imprimé en noir et blanc grâce aux jets d’encre d’une Hewlett-Packard flambant neuf sur du papier du même format, agrafé par une antique machine géante, offerte par l’ex-prez de l’AAAPA à l’occasion de mon intronisation comme première et dernière prézette de cet obscur opuscule, rédigé par les maîtres du monde. Le contenu ne nécessite pas une description soutenue, vous pourrez vous rendre compte de son indescriptible intérêt sur affichage. Portons cependant à votre attention la préface, écrite à l’aveugle par la victime d’un précédent piratage, soucieuse seulement de se venger sur les suivantes par on se demande quelle aberration de l’esprit : bien qu’elle honnit le Cyberpunk qu’elle vouait aux gémonies, elle y sacrifia au pied de l’escalier son intégrisme et collabora. Deuxième coquetterie, A-ØØ®TE propose un gadget futuriste que votre servante low tech but high life scotcha à la main sur chaque exemplaire. Combien y en eut-il ? Aucune idée, je ne me le rappelle pas, dix, vingt… celui que je détiens est peut-être l’unique rescapé, chéri par sa propriétaire. Admettez que perdre cet incunable aurait changé l’interface de l’humanité !
La couverture est de Frank Chapelot. Les illustrations intérieures sont de NY Axxter, Phœnix et LEn. (note à propos des illustrateurs, mis à part NY, je ne les connais pas. J’avais reçu l’assurance d’un mien jeune cousin, dont ils étaient les amis, que je pouvais utiliser leurs dessins. Aujourd’hui, ma conscience espère que tout était vrai, sinon, qu’ils me pardonnent).
Cybird Fou, Cyberzine, page 2, Préface
C.C.J.L., Édito, page 3, Éditorial
Rolien N.Y. desAXXTER, Last Pouets, pages 4 à 5, Nouvelle
Cidje, En direct avec l’interface, page 6, Entretien
NY Axxter, Mémoires d’un aspirateur trouvé au fond d’une baignoire, pages 7 à 10, Nouvelle
NY Axxter, Nitel et Koinkoin gardent l’Inter sans perdre la Face, page 11, Bande dessinée
Mâme H’RDWar, Le kit ASS/DESS, page 11, Gadget
Mannix Atterre, Holovidéo : Pause-amphés, page 12, Critique
Apollo Cryph, Les nains sont dans l’interface !, pages 13 à 14, Article
Silicon Varley, Sang les dents, page 15, Scénario
Avertissement : les coquilles et erreurs d’attention orthographique sont d’époque, et le resteront !