Félix Laurent – Le Tueur de Lions (1898)

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« Le Tueur de Lions », de Félix Laurent, est paru dans Mon Journal n° 3 du 16 octobre 1898. La signature de l’auteur des illustrations est, hélas, peu lisible…

Le Tueur de Lions

Guidé par un jeune Arabe qui marchait à côté de lui, les pieds nus et un bâton à la main, un lieutenant de spahis, portant une carabine sur l’épaule, suivait une route à peine tracée entre les roches, les figuiers de Barbarie et les touffes d’Alfa qui la bordaient de distance en distance. Au loin, les montagnes de l’Atlas dressaient leurs hautes cimes au-dessus d’épaisses forêts, mais on n’apercevait dans la plaine ni un village, ni un être vivant.

Ce lieutenant de spahis a rendu célèbre son nom de Jules Gérard, mais il est aussi connu sous le surnom de Tueur de lions, que lui ont décerné les Algériens reconnaissants.

Les Arabes cherchent bien à se débarrasser eux-mêmes de ces voisins incommodes. Ils font aux lions une guerre acharnée. Mais la chasse est dangereuse. Elle ne se termine pas d’ordinaire sans qu’on ait à regretter des morts d’hommes. Les Arabes savaient donc un gré infini à Jules Gérard, et ils admiraient profondément cet homme qui osait, seul et pendant la nuit, se mesurer avec le roi des animaux qu’ils craignent d’affronter en plein jour.

Tout en marchant, le tueur de lions causait avec son guide.

« Ibrahim, lui dit-il, tu es venu me chercher pour me demander de vous débarrasser du lion qui détruit vos bestiaux. Je t’ai suivi sans poser de conditions.

— Oui, Sidi, se hâta de dire le jeune Arabe, et tu tueras le seigneur à la grosse tête ! »

Jules Gérard ne put s’empêcher de sourire de cette confiance, mais il reprit :

« Pour faire ce que tu me demandes, il faut que je sois aidé par un homme qui ne craigne rien, et qui conserve dans le danger toute sa présence d’esprit ; sans cela nous irions au-devant d’une mort inutile. Te sens-tu bien de force à m’aider ?

— Oui, Sidi, » répondit Ibrahim avec assurance.

Sidi veut dire Seigneur, en langue arabe, et les habitants du désert emploient volontiers cette expression.

« As-tu déjà vu un lion en liberté ? poursuivit l’officier.

— Non, Sidi, reprit Ibrahim. Mais je n’aurai pas peur, et je veux manger son cœur.

— Oui, je sais, répliqua Jules Gérard en souriant, je sais que vous vous figurez acquérir par ce moyen la force et l’audace du lion. Mais rappelle-toi que, sur le chemin de son cœur, il y a des dents et des griffes. Pour triompher, il faut autant de prudence que de bravoure.

— Je serai brave et prudent !

— Bien ! » fit simplement Jules Gérard, qui continuait à marcher d’un pas aussi tranquille que s’il se rendait à la parade.

Bientôt il arriva sur la lisière de la forêt. La passée du lion fut découverte. Jules Gérard reconnut le sentier qu’il fréquentait, et le suivit sur une certaine longueur. Il trouva sur le côté de ce chemin rudimentaire un emplacement favorable à l’affût. Alors il renvoya Ibrahim, en lui recommandant de se cacher, et même de retourner au camp, et de ne revenir le chercher que lorsque le soleil serait levé. Puis il s’assit à son poste, et attendit.

Ibrahim fit mine de s’éloigner. Mais il se dit qu’il n’avait pas besoin d’aller bien loin pour ne pas compromettre la réussite de l’expédition. Il se contenta de monter sur un arbre, à la lisière du bois, et de s’asseoir commodément entre deux branches.

Pendant ces préparatifs, le soleil avait baissé sur l’horizon. La nuit approchait. Les lions ont l’habitude de dormir pendant le jour dans leur repaire, de sortir au crépuscule et de chasser jusqu’à l’aurore. Seul, impassible dans l’obscurité croissante, Jules Gérard attendait son redoutable adversaire. Déjà les chacals faisaient entendre leurs jappements, et la forêt s’emplissait des bruits nocturnes lorsqu’un son prolongé résonna comme un roulement lointain du tonnerre. Le seigneur à la grosse tête annonçait son réveil par un rugissement.

À cette voix bien connue, le silence se fit dans les bois. Jules Gérard de vint plus attentif. Tout à coup il lui sembla percevoir un piétinement sur le sol, et un froissement des feuilles produit par une course rapide. Une troupe de gazelles passa près de lui, bondissante, dans une fuite affolée. « Le lion approche, » pensa simplement Jules Gérard, la crosse de sa carabine à l’épaule, et le doigt sur la gâchette.

Soudain, une masse noire parut, marchant lentement. Jules Gérard reconnut le lion ; il l’ajusta rapidement au défaut de l’épaule et tira. La bête féroce poussa un rugissement de douleur, bondit et retomba sur le sol, à quelques pas du chasseur, sans plus faire un mouvement.

L’officier ne bougea pas. Il savait le lion assez rusé pour feindre la mort, s’il n’était que blessé, et pour sauter sur lui aussitôt qu’il aurait révélé sa présence par un geste quelconque. C’était un duel de patience qui s’engageait entre l’homme et l’animal. La nuit était complète maintenant, et le chasseur ne distinguait plus que le petit diamant fixé à l’extrémité du canon de sa carabine pour lui servir de guidon, visible dans l’obscurité.

« Est-il mort ? Est-il vivant ? » pensait le lieutenant de spahis. Un sourd rugissement se fit entendre. Le lion s’était trahi, sans doute sous l’influence de la douleur. Il était vivant, et guettait son ennemi.

Toute la nuit se passa dans cette attente émouvante, dans cette immobilité absolue. Les deux adversaires se surveillaient. L’homme guettait les mouvements du lion, dont il ne distinguait plus la forme, prêt à lui vendre chèrement sa vie. L’animal cherchait à découvrir le chasseur dont il devinait la présence, prêt à fondre sur lui et à le déchirer de ses griffes, sitôt qu’il l’apercevrait.

Cependant Ibrahim commençait à trouver le temps long, sur sa branche. Le bruit du coup de feu tiré par Jules Gérard lui avait indiqué que l’action était engagée. Mais depuis, de longues heures s’étaient écoulées sans que rien pût lui révéler ce qui était arrivé. Jules Gérard était-il sain et sauf ? Le lion était-il tué ? Il n’en savait rien. Pour obéir aux recommandations du lieutenant, il n’osa pas aller à son secours pendant la nuit. Mais, aux premières lueurs du jour, il descendit de son arbre, et se dirigea vers l’affût.

Il s’avançait avec précaution, marchant sans faire de bruit, lorsqu’à un détour du sentier il aperçut tout d’un coup le corps du lion gisant à terre dans une mare de sang.

« Il est mort ! » s’écria-t-il joyeux.

Mais ces mots étaient à peine prononcés que le malheureux Ibrahim roulait à terre, évanoui et sanglant.

Le lion, brusquement relevé, l’avait atteint en deux bonds, et le tenait sous ses griffes, prêt à le déchirer lentement pour le faire souffrir, comme fait le chat avec la souris.

Heureusement la bête féroce, encore redoutable, n’était plus tout à fait libre de ses mouvements. La balle de Jules Gérard lui avait fracassé l’épaule.

Cependant le chasseur comprit qu’il fallait agir de suite pour sauver Ibrahim. Il se montra.

Le lion tourna la tête de son côté en rugissant, et fit mine de s’élancer sur lui. Mais Jules Gérard le visait entre l’œil et l’oreille, et le coup était si adroitement ajusté que le lion tomba foudroyé.

Par précaution, le lieutenant rechargea son arme avant d’aller au secours d’Ibrahim.

Précaution inutile : le lion était bien mort, cette fois.

Le jeune Arabe n’était qu’évanoui. Les griffes du lion s’étaient enfoncées dans ses chairs, mais sans lui faire de blessure assez grave pour mettre sa vie en danger. Jules Gérard le pansa avec l’eau de sa gourde, et le fit sortir de son évanouissement.

Bientôt les Arabes arrivèrent, et poussèrent de joyeuses exclamations devant le corps du lion qui leur avait pris tant de bestiaux. Puis ils placèrent Ibrahim sur un brancard en branches d’arbres pour le rapporter au camp.

La mort du lion fut le signal de grandes réjouissances et de grandes fêtes en l’honneur de Jules Gérard.

Quand vint le moment de son départ, le lieutenant de spahis eut la satisfaction de voir Ibrahim hors de danger. Le jeune homme lui avait promis de se montrer toujours ami dévoué de la France, citoyen utile à ses compatriotes. Il tint parole. Il accomplit, pendant sa vie, plusieurs actions d’éclat, mais l’histoire ne dit pas qu’il ait jamais égalé en courage, en sang-froid et en dévouement son maître et son sauveur, Jules Gérard, le Tueur de lions.

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