La Grande idée du Docteur Viarne est un conte de Gabriel Timmory illustré par Laboccetta. Il fut publié dans Paris-plaisirs n° 29, mensuel esthétique, humoristique et théâtral du 25 octobre 1924.
Texte au sommaire de l’anthologie Le Corps et l’Esprit (Inventeurs, médecins & savants fous), préfacée par Jean-Luc Boutel et publiée chez Bibliogs.
La Grande idée du Docteur Viarne
Le docteur Viarne, le plus réputé des praticiens de Gagny-en-Bourbonnais, ne se contentait point de donner des soins à sa clientèle : il consacrait ses loisirs à méditer sur les grands problèmes contemporains. Depuis quelque temps, celui de la dépopulation le préoccupait.
Un jour, il poussa un cri de triomphe :
— Eh parbleu, se dit-il, c’est clair ! Personne ne s’aperçoit que ce problème est strictement mathématique : pour le résoudre, il ne suffit pas de protéger les nouveau-nés ; il faut qu’il en vienne plus au monde. On ne manque d’enfants que parce que l’on n’a pas assez de pères ! On ne peut fabriquer des pères : mais, si on les rend capables de procréer plus jeunes, on obtiendra pratiquement le même résultat que s’ils étaient plus nombreux ! Donc, en avançant, chez l’homme, l’âge de la puberté, on augmentera fatalement le chiffre des naissances !
Il n’y avait plus qu’à appliquer cette méthode. Ainsi que l’on fait d’ordinaire lorsqu’on veut procéder à des recherches, le docteur acheta des lapins. Cet animal est, on le sait, prolifique. Au bout de trente jours, les lapins du docteur étaient entourés de lapereaux. Il observa que l’un de ces lapereaux, particulièrement précoce, à peine devenu adulte, avait, sans s’embarrasser des bienséances, contracté un mariage libre avec une de ses sÅ“urs. Le médecin sépara ce couple de ses congénères : le couple fit souche d’autres lapins, dont l’un, aussi précoce que son père, fut, comme lui, séparé des autres avec la compagne de son choix.
Les conséquences de cette sélection apparurent bientôt : les lapins, ainsi triés, se multiplièrent avec une vélocité singulièrement accélérée. Un, éleveur n’eût pas demandé davantage : mais ce n’étaient point des profits matériels que poursuivait le savant.
Nous n’entrerons point dans le détail des expériences auxquelles il se livra et dont les pauvres lapins firent les frais : tout ce qu’il nous faut dire, c’est que, finalement, il arriva à composer un sérum qui, selon lui, injecté à une femme pendant la période de gestation, devait notablement hâter chez son rejeton, si c’était un mâle, l’époque de la puberté.
Mais alors commencèrent les difficultés : il n’y avait point d’hôpital à Gagny-en-Bourbonnais et le docteur ne pouvait faire d’essais que dans sa clientèle : toutes les dames auxquelles il s’adressa refusèrent de lui servir de sujets : en vain, leur représenta-t-il que l’intérêt du pays était en jeu : elles n’étaient nullement pressées que leurs fils devinssent rapidement des hommes : elles préféraient au contraire qu’ils demeurassent le plus longtemps possible dans leur innocence première.
Le docteur désespérait de trouver jamais l’occasion d’éprouver son sérum, quand il reçut la visite d’un riche propriétaire des environs de la ville, M. Alfred Ortolette :
— Docteur, lui dit M. Ortolette, je vais bientôt être père : mais, comme je me suis marié sur le tard, je ne dois pas connaître la joie d’être grand-père, si rien n’est changé à l’ordre naturel : j’ai entendu parler de vos travaux : vous est-il possible, si j’ai un fils, d’avancer de plusieurs années, l’heure à laquelle il me donnera des petits-enfants ?
— Certes, répondit M. Viarne.
— Dans ce cas, fit M. Ortolette, ma femme accepte d’être inoculée : mais, je vous en prie, ne ménagez pas le sérum !
— Soyez tranquille, dit le docteur.
Quelques mois après, Mme Ortolette enfantait un gros garçon.
Le docteur alla vite porter l’heureuse nouvelle à M. Ortolette, qui, pour tromper son attente fébrile faisait des réussites dans la salle à manger :
— Vous avez un fils, cher monsieur !
M. Ortolette lâcha ses cartes, en s’écriant :
— Dieu soit loué ! puisse-t-il nous mettre vite à même de vérifier l’efficacité de votre invention !
A ce moment, des cris éperdus s’élevèrent de la chambre de l’accouchée : Viarne et Ortolette s’y précipitèrent : un spectacle stupéfiant s’offrait à eux : sans écouter les protestations indignées de sa mère, le nouveau-né était en train de violer la sage-femme !
Faute d’avoir pu étudier suffisamment son sérum, le docteur en avait forcé la dose ! A la suite du scandale que provoqua sa mésaventure, il renonça à l’employer.