Gabriel Timmory – Le Cannibale (1922)

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« Le Cannibale », de Gabriel Timmory, est paru dans Le Peuple du 19 décembre 1922. Ce texte n’est pas illustré : « Fâcheuse méprise », par Maurice Neumont, est extrait de Le Sourire du 28 mars 1912.

Ce texte, sur les risques de la langue française, pleine de double sens, est assez amusant, mais reste bien ancré dans son époque : nous sommes dans les années 1920, Moussa N’Diaou, un « négre » ramené à Paris, est devenu le « domestique » de son nouveau « maître » l’explorateur blanc Bretonnin. Évidemment, ce « sauvage » ne peut qu’être cannibale ! Autres temps…

Le Cannibale

On causait sports au fumoir.

— Savez-vous quel est le plus difficile de tous ? dit tout à coup Jules Varnier, le spirituel chroniqueur, que nous avions surnommé le professeur de paradoxes. Eh bien ! c’est la pratique de la langue française !

On se récria.

— Vous ne discuterez plus, continua-t-il, quand je vous aurai raconté l’histoire du capitaine Bretonnin, l’explorateur dont vous avez tous entendu parler. Sportsman émérite, il s’était tiré sans dommage des plus téméraires excursions ; il avait franchi les rapides, poussé des raids audacieux dans le désert, chassé le lion, tué l’éléphant et couvert d’innombrables kilomètres à travers les forêts vierges. Il ne lui était jamais rien arrivé de fâcheux. Il ne connut de mésaventure qu’à son retour, pour avoir employé hors de propos certaines expressions.

Voici dans quelles circonstances :

De son premier voyage au centre africain, Bretonnin avait ramené à Paris un nègre superbement musclé dont il avait fait son domestique.

Moussa N’Diaou — baptisé, pour plus de simplicité, Tango — lui donna toute satisfaction. Persuadé qu’en le commettant au soin de tenir en bon état le petit entresol de la rue Victor-Massé où il logeait, son maître l’avait investi de fonctions éminemment honorifiques, le noir s’acquittait avec un zèle jaloux des devoirs de son ministère : il époussetait avec la gravité d’un pontife donnant la bénédiction à ses ouailles : il dépensait à brosser les vêtements des trésors d’énergie ; il mettait à cirer les chaussures la même application qu’un général d’armée à combiner son plan de bataille.

Actif et docile il avait, de plus, le mérite de ne s’exprimer qu’en un jargon difficilement intelligible, qui, lui rendant impossible le commerce des gens d’office, garantissait sa discrétion.

On aurait donc pu le considérer comme le modèle des valets de chambre, n’eût été son attitude parfois étrange à l’égard de certains visiteurs. S’il se présentait chez le capitaine quelque douarière osseuse, quelque svelte officier. Tango se contentait d’apporter froidement la carte sur un plateau : sa physionomie demeurait impassible.

En revanche, il n’introduisait jamais l’oncle de Bretonnin, le président Du Verger, qui pesait quatre-vingt-dix-neuf respectables kilos, sans jeter sur le ventre du magistrat un regard plein de bienveillance énigmatique.

C’était avec un plaisir évident aussi qu’il annonçait uns amie du capitaine, Suzette Mirval, de l’Odéon, délicieuse blonde aux joues veloutées ; il ne pouvait se tenir d’émettre sur elle des appréciations concises et flatteuses :

— Zoulie madame, disait-il. À figure douce comme une banane…

Et il se passait la langue sur les lèvres avec un sourire dont son maître s’inquiéta…

Car Tango était issu d’une tribu d’anthropophages, justement renommée pour sa façon d’assaisonner aux épices les indigènes du Haut-Congo. Regrettait-il l’horrible pot-au-feu familial ? Vivre ainsi parmi tous ces blancs, dont la chair fraîche eût fait ses délices, n’était-ce point pour le cannibale une tentation perpétuelle ?

Sans doute, déjà en Afrique, quand, après sa capture, il avait suivi la mission, on l’avait apprivoisé : avec de la patience, on avait fini par lui démontrer que l’homme n’était pas un comestible.

Néanmoins, l’explorateur jugea prudent de recommencer son éducation ; il le chapitra avec douceur ; il lui donna à entendre qu’ayant été élevé à la dignité de domestique, il ne pouvait, sans déroger, revenir aux mœurs des sauvages.

— Et puis, en somme, concluait-il, avec une bonhomie ironique, ne t’illusionne pas sur mon oncle : c’est un personnage sans consistance. Quant à Mlle Mirval, sois bien convaincu qu’elle ne vaut pas un bifteck ; le bifteck est beaucoup plus tendre.

Tango, pour qui le capitaine était une manière de divinité, écoutait ces discours religieusement : s’il n’en saisit pas les subtilités, ils firent cependant impression sur lui. Il parut cesser de trouver le président gras à point et l’artiste trop appétissante. Il les accueillit l’un et l’autre avec sérénité.

Au bout de quelques semaines, Bretonnin était complètement rassuré.

D’ailleurs, le noir se civilisait ; il parlait même le français, dormait fort bien dans un lit, mettait une chemise et marchait convenablement avec des chaussures.

L’explorateur l’emmenait quelquefois avec lui. Il détestait sortir seul : expansif de tempérament, il lui fallait quelqu’un à qui causer : mais autoritaire de nature, il n’aimait point qu’on lui répondît. Tango était un admirable confident, bien supérieur à ceux du théâtre classique : au lieu de se répandre, comme eux, en tirades prolixes, il se contentait d’approuver par une formule invariable : Y en a, cap’taine.

— Est-il permis de bouleverser ainsi nos rues ? Avec ces fossés et ces ornières, impossible d’avancer ; on se croirait dans la brousse.

— Y en a, cap’taine !

Mais, à cet instant, une accorte midinette venant à passer :

— À la bonne heure, s’écria Bretonnin, voilà au moins une belle fille : un vrai morceau de roi !

— Y en a, cap’taine ! répondit encore Tango, mais, cette fois, avec une nuance d’étonnement qui échappa à Bretonnin.

Quelques jours plus tard, Bretonnin, sorti pour aller discuter avec un éditeur volontiers inexact, la publication du récit de ses voyages, rentrait, vexé, à la maison.

— C’est gai, grommela-t-il ! Je l’ai attendu deux heures : il n’est pas venu… On jurerait qu’il prend plaisir à vous faire croquer le marmot !

Le nègre demeura rêveur.

À partir de ce moment, il devint distrait et se relâcha dans son service.

Bretonnin le morigéna.

— Je regrette de m’être séparé de mon ordonnance, lui dit-il, afin de piquer son amour-propre ; ce garçon-là, au moins, m’était dévoué ; il se serait mis en quatre pour moi !

Tango considéra son maître avec une immense stupéfaction.

Bretonnin ne se doutait pas du trouble dans lequel ces mots innocents achevaient de jeter son domestique ; au lieu de ramener à leur valeur les figures de la langue française, il les prenait au pied de la lettre.

Cet intellect obscur était en travail : ainsi donc, pensait-il, les blancs mentaient quand ils prétendaient n’être point cannibales ! Leurs rois croquaient les jeunes filles : le capitaine, faute d’avoir pu découper son ordonnance en petits morceaux, mangeait les enfants chez les libraires ; et le pauvre nègre continuerait à se priver de ce qui lui était si agréable ? Pas si bête !

Le lendemain, comme Bretonnin écrivait dans son cabinet, il entendit du bruit sous sa fenêtre : il l’ouvrit et regarda. La rue Victor-Massé était en révolution. Tango, maintenu avec peine par deux agents, se démenait au milieu d’une foule ameutée contre lui.

Ce qui s’était passé ? Rien que de très simple.

Le cannibale, dupe de sa logique naïve, venait de renoncer enfin à des scrupules qu’il jugeait superflus et de donner libre cours à son instinct : il avait essayé de dévorer un homme-sandwich !…

Et ceci prouve, conclut Jules Varnier, que s’il est malaisé au joueur de tennis de calculer son coup de raquette, au chauffeur son virage, au sauteur son élan, au cycliste son effort, il est encore plus difficile parfois de mesurer la portée exacte d’une locution de la langue française.

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