Gaston Muller / Raoul de Saint-Clément – Un Vrai Savant (1904)

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« Un Vrai Savant » est le titre d’un récit publié… deux fois, dans La Gaudriole, journal de joyeux récits, contes gaulois et romans illustrés.

Le 24 juillet 1904, il est signé Gaston Muller ; puis, le 23 octobre 1904, il reparaît sous la signature de Raoul de Saint-Clément.

Le genre de boulette qu’apprécient les archéobibliographes !

« Un Vrai Savant » met en scène le type même du savant tête en l’air…

Un Vrai Savant

Contrairement à l’usage généralement adopté par les enfants qui viennent au monde, mon ami Tub était entré dans cette vallée de larmes les pieds les premiers.

Son intention était bien — m’a-t-il raconté souvent — de naître comme tout le monde. Mais au moment précis où il allait mettre « le nez à la portière », une envie folle l’avait pris de jeter un dernier coup d’œil sur les lieux qu’il habitait depuis neuf mois, qu’il ne reverrait jamais plus ; et d’un violent effort, il s’était retourné.

Sa bonne mère avait failli en mourir.

Tub, qui est tout l’opposé d’un criminel et qui est bien, au contraire, le plus doux agneau que je connaisse, a encore des remords, à l’heure actuelle, en songeant que sa curiosité aurait pu amener une catastrophe. Mais que voulez-vous ? Tub a toujours eu la passion de s’instruire.

Cette passion était si forte en lui, qu’à l’âge où les autres enfants jouent encore aux billes, — avant même qu’ils songent à jouer aux billes, quand ils font encore caca dans leurs chausses,— Tub raisonnait comme un vieillard. Pascal, dit la légende, découvrit, à douze ans, les trente-deux premières propositions d’Euclide. A sept ans, Tub avait inventé la poudre à canon, la vapeur et le quinquina Dubonnet : toutes choses existant bien longtemps avant qu’il les eût découvertes, me direz-vous… Mais qu’est-ce que cela prouve ? La géométrie, aussi, existait avant Pascal, puisque Euclide avait formulé ses théorèmes fondamentaux quelque deux mille ans auparavant. Tout ce que j’entends démontrer, c’est que Tub était un génie puissant, extraordinaire. Après les exemples que je viens d’avoir l’honneur de vous présenter, je crois qu’il est inutile d’insister.

Ce que pouvaient être, pour un esprit de cette envergure, les jeux des petits enfants, voire les distractions d’un homme mûr, vous le devinez aisément. Dès sa plus tendre enfance, Tub professa toujours le plus absolu mépris des contingences. Bien n’existait hors le travail de son cerveau en perpétuelle gestation d’inventions inouïes. Si sa mère ne l’eût habillé, il eût fort bien déambulé tout nu par les rues ; si on ne lui eût donné à manger, il serait indubitablement mort de faim. Plus lard, à l’époque où les passions germent au cœur des jeunes gens, Tub ne se fût même pas aperçu qu’il existait des êtres d’un autre sexe que le sien, si des amis complaisants ne l’eussent conduit dans une maison où l’on aime : Tub aima comme il buvait, comme il mangeait, comme il dormait, sans y attacher la moindre importance.

Aussi comprend-on que, se sentant sur le point de mourir, la bonne mère de Tub ne voulut pas le laisser seul dans la vie. Elle le maria donc. Ce fut peu de temps après que j’eus l’insigne honneur de faire sa connaissance. Sa femme était aimable, plus qu’aimable, exquise. Je lui témoignai toute mon admiration, un soir qu’elle passait sur le boulevard où, comme par hasard, je flânais… Après une promenade en fiacre, au pas, dans les quartiers les plus divers, elle voulut absolument me présenter, le jour même, séance tenante, à son mari. Nous devînmes tout de suite intimes, grâce au vif intérêt que je parus prendre à la visite du laboratoire de Tub. Et, pendant des mois et des mois, je coulai la plus douce existence entre Tub que j’admirais et son épouse que je chérissais. Il eut même un fils qui ne sera probablement pas un savant, pour peu qu’il ressemble à son père.

Hélas ! une de ces lubies incompréhensibles, comme en ont parfois les savants, vint troubler ce tranquille bonheur.

Un beau jour, sans crier gare, Tub partit pour l’Orient où devait être visible, quatre mois et onze jours plus tard, une comète ignorée jusque-là.

Le même jour, je quittai son toit hospitalier. Que voulez-vous ? je ne pouvais pourtant pas prendre la responsabilité des enfants que sa femme était susceptible de procréer pendant son absence…

Or, avant-hier, je reçus un petit mot de Mme Tub, me disant :

« Tub est de retour. Et dans quel état, mon chéri ! Viens vite… je t’attends. »

Je courus me jeter dans les bras de mon ami. Je m’attendais à le trouver à moitié mort. A ma joyeuse surprise, je constatai qu’il semblait plutôt bien portant et qu’il avait même engraissé.

Et j’appris que Tub avait été chez les Turcs, lesquels lui avaient fait subir une opération effroyable. Mais il ne se souvenait de rien. Il était gai, jovial et bon enfant comme devant. Et sa femme l’ayant accueilli avec des protestations indignées, il avait eu toutes les peines du monde à comprendre le sens de ces protestations. Après avoir essuyé un flot d’injures, il avait enfin, distraitement, fourré sa main dans sa poche :

— Ah ! oui, dit-il ; maintenant, je me rappelle… Il me semble… que j’avais quelque chose… là !

Illustration extraite de Le Cri de Nancy du 24 avril 1909.

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