« Statisticiens ! », de Gavroche, est paru dans La Dépêche tunisienne du 22 avril 1896 (sans signature) ; ainsi que dans La Lanterne du 24 novembre 1900 (signé « Gavroche »).
Statisticiens !
M. Bertillon (tristement). — C’est fini !…
Sa bonne. — Qu’est-ce qui est fini, monsieur ?
M. Bertillon. — Vous voyez ces chiffres, Eugénie, toutes ces colonnes de chiffres qui sont là alignées ?…
La bonne. — C’est même bien beau, monsieur.
M. Bertillon. — Ces chiffres prouvent, ma pauvre Eugénie, que la dépopulation de la France fait des progrès effrayants… Suivez cette courbe.
La bonne. — Je la suis, monsieur.
M. Bertillon. — Voyez comme elle diminue d’année en année. Eh bien ! cette courbe représente la natalité française. Elle est d’une précision qui m’épouvante moi-même et je pourrais calculer aujourd’hui à quelle époque exacte le dernier Français sortira du sein de la dernière mère.
La bonne (émerveillée). — Je voudrais bien voir ça, monsieur. Et quand ça sera-t il ?
M. Bertillon. — Je vais vous le dire tout de suite. (Il écrit des chiffres et fait des calculs.) Ce sera le premier avril de l’an 1999.
La bonne. — À quelle heure ?
M. Bertillon. — Entre onze heures et minuit probablement… Oui, Eugénie, à cette date fatale, il ne restera plus qu’un ou deux Français, et encore… Voilà ce que c’est de ne pas faire d’enfants !
La bonne (subitement embarrassée sous le regard de son maître). — Oui, monsieur, voilà ce que c’est !…
M. Bertillon. — Qu’avez vous ?
La bonne (rougissant). — Rien, monsieur, rien.
M. Bertillon. — Je vous dis que vous avez quelque chose.
(La bonne arrange machinalement son tablier à sa ceinture.) Ah ! ah ! (Il regarde la ceinture avec attention.)
M. Bertillon. — Oh ! oh ! mais…
La bonne (baissant la tête). — Oui, monsieur. C’est de mon cousin.
M. Bertillon. — Ce jeune soldat qui vient le dimanche ?
La bonne. — Oui, monsieur, j’ai pensé que cela ferait plaisir à monsieur.
M. Bertillon (étonné). — À moi ?
La bonne. — À cause de la courbe… et que ça retarderait peut-être la dépopulation d’un jour ou deux.
(1) Jean du Moulin, « Les Savants (Chanson rosse) », in Émile Gautier, Chroniques scientifiques, vol. 2, Bibliogs, 2016 : « Je vis de Bertillon les travaux compliqués, / J’admirais le graphique et la chaîne imbriquée / De ce savant ! / Qui vous dit carrément le prénom d’un voleur / En divisant son nez par l’âge de sa sœur / Oh ! les savants ! »