Renée Dunan contre les mutants de George Spad appartient à la relève de la Ligue des écrivaines extraordinaires, avec Selma Lagerlöf contre les trolls de Laurianne Gourrier et Virginia Woolf contre Rhan-Tegoth de Sushina Lagouje. Mais ce roman a déjà sa propre histoire à part. Comme le raconte Christine Luce dans « L’Homme chimérique », George Spad, autrice supposée de L’Homme chimérique renommé ici Renée Dunan contre les mutants, n’a jamais existé. Inventée par Serge Lehman pour sa Brigade chimérique, son existence a été attestée en 2009 par quelques spécialistes facétieux, au premier rang desquels le très regretté Joseph Altairac. Christine Luce « découvre » la couverture d’un livre que Spad aurait écrit, Guy Costes revendique la présence de ce roman dans sa bibliothèque, Philippe Ethuin recrée sa biographie avec documents d’époque… Une mystification ludique prend forme, sans volonté d’aller plus loin. L’écho qu’elle a pris a suscité depuis des démentis amusés. Mais l’idée de redonner vie à la mystérieuse femme de lettres du début du XXe siècle trotte dans la tête de Christine, qui décide de faire d’une pierre deux coups : donner au jour le roman hypothétique de George Spad, et en compléter la collection qu’elle dirige aux Saisons de l’étrange.
Ce récit est donc doublement conjectural : en tant qu’objet issu d’une idée fictive, et en tant que récit reposant sur une invention scientifique, comme les nombreux récits recensés dans Rétrofictions, la somme due à Guy Costes et Joseph Altairac, qui reprend à Jean-Pierre Versins l’idée de conjecture romanesque. Restait à lui trouver une héroïne que George Spad aurait pu prendre. Ce sera Renée Dunan, autre femme de lettres entourée de mystère, mais bien réelle celle-là. On trouvera les rares éléments bio-bibliographiques qui la concernent sur le blog que Fabrice Mundzik lui consacre, et dans la préface au recueil qu’il a préparé en 2015. On sait très peu de choses sur elle, mais tout de même qu’elle a d’abord travaillé comme secrétaire, et qu’elle a correspondu avec Théo Varlet, poète et auteur des « romans planétaires » Les Titans du ciel (1921) et L’Agonie de la Terre (1922). Renée Dunan semble n’avoir rien publié avant 1920.
C’est en 1917, en pleine Guerre mondiale, que Renée Dunan contre les mutants place ces deux personnalités réelles. La secrétaire a quitté sa place pour devenir journaliste et donner des nouvelles du front, mais se retrouve en rade dans le Nord, au milieu de nulle part. Par chance, elle y retrouve Varlet, qui l’accueille dans l’estaminet de son parent Félix Serval. Louise, la fille adoptive de Félix, Rudy, un éleveur de poules, et un jeune soldat complètent le groupe. Quand l’automobile que conduit Félix tombe en panne près d’un campement militaire, Renée reste à attendre qu’il revienne avec de l’essence. Mais soudain une sorte d’obus géant se pose dans la boue, quatre colosses en sortent et massacrent les soldats. Cachée dans la voiture, Renée attend leur départ pour s’assurer qu’elle n’a pas rêvé. Varlet l’avait bien prévenue que sir E. Lectrod, un savant fou dont il avait parlé dans l’anthologie Les Bandeaux d’or, menait de funestes recherches scientifiques. Mais rien ne présageait qu’il était arrivé aussi loin, créant des mutants, des êtres augmentés au service de leur maître, lui-même travaillant pour le pouvoir allemand.
Si l’arrivée de la fusée est un lieu commun du merveilleux scientifique depuis La Guerre des mondes (1898) ou même Star ou Ψ de Cassiopée (1854), les mutants rappellent ici L’Homme truqué de Maurice Renard. Christine Luce reprend aussi un personnage qui n’apparaît pas chez Renard (même si un chapitre s’intitule « Radiographie ») mais que Serge Lehman introduit dans l’adaptation en bande dessinée qu’il signe avec Gess. Cette célébrité joue un rôle de premier plan dans Renée Dunan contre les mutants. Ce faisceau de références claires à des œuvres plus ou moins connues montrent une connaissance intime du genre littéraire.
Le roman se concentre cependant surtout sur le petit groupe de personnages confrontés à l’horreur, dans le froid, la boue et la dèche. Sa prose naturaliste refuse la voix passive, emploie rarement la coordination, inclut le patois et le flamand, pour replonger ses lecteurs dans l’époque. Le scientifique n’est pas merveilleux quand il sert l’armée, l’héroïsme est à chercher du côté des infirmières plutôt que des hommes de guerre.
« Tout ce que je peux te dire, c’est qu’on ne doit pas regretter d’être en vie quand on n’a tué personne. »
Ce court roman n’est pas seulement l’aboutissement d’une blague entre amis. Ce n’est pas non plus seulement un hommage au merveilleux scientifique. C’est surtout un plaidoyer contre l’inhumanité de la guerre, en particulier à travers le sort donné à un autre personnage historique. Un roman qui gagne à la relecture, une fois apprivoisée son écriture travaillée, grâce à son propos et ses personnages généreux.