Georges-Anquetil, un papillon en prison, 1930 : L’Homme et la Marionnette

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Georges-Anquetil, un portrait de l’auteur en Homme et la Marionnette ou La Revanche du Pantin

« La comédie classique eut jadis pour devise : Castigat ridendo mores (châtier les mœurs en fai­sant rire). Le roman pourrait aussi la faire sienne, en y ajoutant peut-être simplement ceci : Dis­traire en faisant penser. »

Dans un billet* amorcé par les profils quelque peu désinvoltes esquissés ici et là sur le réseau, je m’étais interrogée sur cet homme si peu estimé aujourd’hui, il fut pourtant éditeur, journaliste, romancier, pamphlétaire, érudit, et termina sa vie dans un camp de concentration nazi. Les informations de première main sont rares, plus que rares. Bien que l’envie ne me manque pas, il ne m’est guère facile d’effectuer une enquête pratique en écumant les bibliothèques et archives, la province est réduite aux expédients la plupart du temps. Et ce n’est pas les trois ouvrages que je possède qui pourront fournir matière à une étude sérieuse. Honnêtement, je n’ai pas non plus le temps, pas assez pour le consacrer à cet écrivain polygraphe. Soyez sans crainte cependant, je vais cesser de gémir sur ma condition pour me faire plaindre : depuis j’ai appris avec plaisir qu’un archiviste et chercheur averti se penchait sur le cas « Georges-Anquetil » (voir les commentaires de l’article précédent*), me voilà dédouanée à mon grand soulagement. Et pourtant, quand un ami m’a offert cet ouvrage étonnant, L’Homme et la Marionnette ou la Revanche du Pantin, un objet conçu comme un éventail, fabriqué avec soin et… oui, disons-le avec amour, j’ai bien entendu éprouvé le désir d’en parler. En le parcourant, il m’a paru intéressant, sans me lancer dans une analyse personnelle, de tout simplement laisser s’exprimer l’homme, un bavard, car, cette fois, loin d’apostropher la société et ses représentants, il s’abandonne aux confidences plus intimes dans ses préfaces, ses citations, ses redites s’il le faut. Je me suis donc limitée à commenter les points qui me semblaient importants de souligner, ou de les élargir à quelques informations supplémentaires. Ces dernières concernent indirectement Georges-Anquetil, elles se contentent d’ouvrir son environnement historique, et encore, très superficiellement. Une notice bâclée, je l’avoue, plus soucieuse de donner à lire des rodomontades d’un grand braillard, c’est vrai, mais émouvantes dans leur contexte, et de nouveau, en prise avec notre actualité.
Et puis, ces textes et annonces sont un baume pour ceux qui écrivent, égotistes et altruistes, incapables de réprimer leur ardeur à communiquer et souvent abattus par les retours mesquins de ceux qu’ils haranguent avec l’arrogance de la sincérité. Il n’est pas vain ce métier sans statut et il peut être beaucoup plus dangereux que ce que la rumeur publique mal orchestrée véhicule : des préjugés. La preuve en est, de prison en camp de concentration, il faut l’oser.

* Voir Satan conduit le bal, Georges-Anquetil, un essai, un journaliste méconnu.

L’exemplaire est fatigué, et avec sa réparation publicitaire de fortune en quatrième de couverture, difficile d’être tout à fait sûre qu’il s’agit d’un broché modeste vendu en l’état. A priori, il a perdu sa couverture quelque part entre 1930 et aujourd’hui.
Bien que je l’affuble d’une forme de papillon, la collection est dite « Collection de l’éventail » comme on le constate sur l’exemplaire nettement mieux conservé que le mien, vu sur le réseau. La conception et la typographie sont de l’auteur qui dirigea sa publication, de l’écriture à la diffusion. Le curieux pourra se renseigner sur les éditions particulières et les métamorphoses des publications aux XIXe et XXe siècles dans l’ouvrage présenté par La Vie des Idées : Evanghélia Stead, La Chair du livre. Matérialité, imaginaire et poétique du livre fin de siècle. (NDLR : que je n’ai pas lu, mais dont on m’a dit le plus grand bien)
Les deux pages ci-dessous ne demeurent pas muettes, de garde ou de titre, elles fourmillent déjà d’informations, sous un aspect classique, il n’est pas difficile de deviner le désir à peine contenu de se livrer au regard public. Les œuvres parues, bien sûr, mais aussi un vaste programme futur et déjà un testament. Un engagement autant pour le lecteur que pour l’auteur lui-même. Il continue dans la page titre, ne résistant pas à prévenir sans tarder de ses motivations et intentions.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
I. — Œuvres parues :
Le thème latin et la version latine. (Épuisé.)
Essai sur Romain Rolland. (Épuisé.)
Essai sur le bonheur. (Épuisé.)
La maîtresse légitime. (Préface de Victor Margueritte.) 650e mille.
L’amant légitime ou La bourgeoise libertine. (320e mille.)
Satan conduit le bal. (975e mille.)
Vertige (suite de Satan conduit le bal).
Le bal sur le volcan. (Plaquette illustrée sur les mœurs de vacances.)
Le Reliquaire de la Mort. (60e mille.)
L’Homme et la Marionnette ou La revanche du Pantin.

II. — Œuvres en préparation :
Défense et réhabilitation des péchés capitaux.
La prison conjugale (roman).
Les fleurs du bien (poèmes.)
Mémoires d’un pamphlétaire.
Krishna, première incarnation de la vie terrestre de Jésus.
Les sept Évangiles. (Premier à paraître : Justice.)

Tétralogie Mystique :
I. De profundis. Le Magnificat de la Mort (livre d’heures de la sagesse).
II. Excelsior. Le Magnificat de la Destinée (livre d’heures de l’humanité).
III. Hosanna. Le Magnificat de la Vie (livre d’heures du bonheur).
IV. Alléluia. Le Magnificat de l’Âme (livre d’heures des béatitudes).
(Cette tétralogie constituera le testament philosophique de l’auteur.)

GEORGES-ANQUETIL

L’Homme et la Marionnette
ou
La Revanche du Pantin

 

La comédie classique eut jadis pour devise : Castigat ridendo mores (châtier les mœurs en fai­sant rire). Le roman pourrait aussi la faire sienne, en y ajoutant peut-être simplement ceci : « Dis­traire en faisant penser ».
G.-A.

les Éditions du Roseau
25, Rue de Pétrograd, 25
PARIS (VIIIe)
1930

Copyright by Georges-Anquetil 1930.
Tous droits réservés.

Les deux pages suivantes entament un chapelet de préface, de dédicaces, de rappels et d’objurgations aux lecteurs. Tout le tempérament déjà révélé de Georges-Anquetil en verve dans ses études sociales pamphlétaires et provocatrices des années fastes, Satan conduit le bal ou La Maîtresse légitime, prend ici un caractère plus personnel, l’auteur parle de lui et il paraît s’encourager à faire face, avec l’appui de ses maîtres et d’au moins quelques-uns qui sont encore ses amis, principalement Victor Margueritte. Si l’abondance de citations ne surprend pas, l’espèce de rappel masqué de ses qualités et compétences est sans doute à mettre sur le compte des conditions de la rédaction et conception de ce livre : Georges-Anquetil est en prison. Pour quelle raison ? Aucune idée, il est possible que ce soit plutôt une histoire de dettes qu’un autre acte répréhensible ; à Fresnes, la punition politique est peu probable, l’auteur s’en serait d’ailleurs vanté, j’imagine, en me souvenant des pages vierges de Satan conduit le bal, censurées. Toutefois, les détails portés à notre connaissance, à la fois provocants et discrets, apprennent qu’il purge son 200e jour de prison « préventive » le 14 juillet 1929, une date qu’il s’empresse de mettre en exergue. Il est à l’infirmerie, son séjour entre les barreaux ne l’a pas épargné, on peut concevoir sans peine qu’il fut ébranlé et saisit l’occasion de s’évader spirituellement en inventant son retour sous la forme d’un livre, d’un roman, et d’en tracer chaque état jusqu’à l’impression et la diffusion.

JUSTIFICATION DU TIRAGE

II a été tiré de ce livre :
1 exemplaire hors série contenant :
1° Le manuscrit (écrit en prison).
2° La maquette de la couverture et du format, découpée et crayonnée en prison par l’auteur.
50 exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 à 50.
200 exemplaires sur HOLLANDE Van GELDER, numérotés de 5 I à 250.
250 exemplaires sur ARCHES, numérotés de 251 à 500.
1.000 exemplaires sur Pur Fil LAFUMA, numérotés de 501 à 1.500.
3.500 exemplaires sur VÉLIN d’ALFA, numérotés de 1.501 à 5.000.
Tous signés par l’auteur et constituant l’édition originale.
En outre, il a été tiré des exemplaires hors commerce sur papier teinté, les uns destinés aux services de presse, les autres — pour la première fois dans l’édition française — gracieusement réservés par l’auteur et l’éditeur aux bibliothèques des HÔPITAUX et des PRISONS.
(Voir page 303.)

À VICTOR MARGUERITTE,

puissant bâtisseur de l’humanité de demain, pacifique constructeur des avenirs meilleurs, qui a eu l’honneur d’illustrer cet aphorisme de Robespierre :
« II est dans la nature des choses qu’un écrivain essuie des persé­cutions ou reçoive des couronnes »

et de justifier cette observation de Maeterlinck :

« Tout homme qui dépasse les autres, qui voit plus haut et plus loin qu’eux et leur enseigne ce qu’ils ne peuvent pas encore comprendre est forcément méconnu, persécuté, sacrifié et mal­heureux »

À VICTOR MARGUERITTE,

Chêne vigoureux et bienfaisant de la flore littéraire mondiale, à l’ombre duquel crût la première pensée de mon jardin,
Je dédie ce premier roman de mœurs et d’analyse (accidentellement philosophique),
En hommage de fervente admiration au Maître et d’affectueuse gratitude à l’Ami.

GEORGES-ANQUETIL.

Infirmerie centrale des Prisons de la Seine, Fresnes-les-Rungis, ce dimanche 14 juillet 1929, (anniversaire de la prise de la Bastille, 200e jour de dé­tention préventive).

Les pages 6 à 11 entérinent la présentation initiale, les citations entrecoupées de réflexions personnelles s’interrogent sur la condition de l’écrivain, défendent sa cause, appelle à l’attention du lecteur. Georges-Anquetil vit une période difficile, instable, au ban de cette société qu’il aime autant qu’il la fustige, on ne peut lui reprocher de l’avoir ignorée.
Comme tout l’ouvrage, les pages sont décorées pour révéler le texte sous ses plus beaux atours, il se doit d’être présentable depuis l’endroit où il fut écrit. Le choix de l’éventail, plutôt que mon papillon discerné d’abord, fut peut-être adopté pour symboliser un courant d’air frais intra-muros puis vers le public. L’idée est totalement hypothétique, mais séduisante.

« Les auteurs ne sont pas obligés de dire des choses nouvelles, mais de les présenter d’une manière neuve. »
Pascal (Pensées)

« Un auteur n’est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots qu’on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l’on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer ; il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude qu’on ait dans sa manière d’écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu’à leur faire rencontrer une sottise. »
La Bruyère (Caractères).

« J’aime à considérer chaque écrivain comme un créateur qui tente, après Dieu, la création d’une terre nouvelle. L’homme a sous les yeux l’œu­vre divine ; il en étudie les êtres et les hori­zons, puis il essaie de nous dire ce qu’il a vu, de nous montrer dans une synthèse le monde et ses habitants. Mais il ne saurait reproduire ce qui est dans sa réalité ; il n’a aperçu les objets qu’au travers de son propre tempérament ; il retran­che, il ajoute, il modifie, et en somme, le monde qu’il nous donne est un monde de son invention. C’est ainsi qu’il existe, en lit­térature, autant d’univers diffé­rents qu’il y a d’écrivains. Dès qu’un écrivain de quelque mérite a écrit huit à dix volumes, il est aisé de déterminer quel monde nouveau nous est donné. »
Émile Zola (Mes Haines)

Je n’ai pas cherché ici à donner un monde nouveau ni à créer un univers différent de celui de mes confrères. Je me suis contenté de tenter de les peindre simplement tels que je suis convaincu que sont ce monde et cet univers.
G.-A.

ET ENCORE DEUX CONFIDENCES AU VISITEUR AU SEUIL DU JARDIN, DEUX CITATIONS DE ZOLA, PARTICULIÈRE­MENT LIVRÉES A LA MÉDITATION DE SES DÉTRACTEURS PAR L’AUTEUR de Satan conduit le bal :

« … Seulement il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensem­ble avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes œuvres.
Ah ! si l’on savait combien mes amis s’égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule ! Si l’on savait combien le buveur de sang, le romancier fé­roce, est un digne bour­geois, un homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son coin, et dont l’unique ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi puissante qu’il pourra ! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m’en re­mets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l’amas des sottises entas­sées. »
Émile Zola (Préface de l’Assommoir).

« Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité ; rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour. Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole de ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le moment où je commence un roman ! Les premiers cha­pitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, con­damnant déjà le livre en train, le jugeant infé­rieur aux aînés, me forgeant des tortu­res de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! Non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis ça recommence ; puis ça recom­mencera toujours ; puis j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de ne pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne, et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière pa­role, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore ! »
Emile Zola (L’Œuvre).

Et, pendant que nous en sommes encore aux préliminaires, me sera-t-il permis de pré­senter au lecteur l’humble supplique qu’il trouvera au verso ?…

Tu m’as fait, cher lecteur, l’insi­gne honneur de me choisir, parmi des milliers d’auteurs, pour apporter à ton esprit cette nécessaire distraction (dis-trahere), seule capable d’arracher ta pensée à l’obsession de l’ennui, à la monotonie des jours, aux élancements des soucis et peut-être même aux angoisses des tourments.
Si donc, alors que — tout d’abord du moins — je ne te dois que ce mot « Merci », je me permets de retenir une minute ici ton attention, sois persuadé que c’est autant pour ton bien que pour le mien. En cette trépidante époque que nous vivons, où la merveille de la T. S. F. (qui a heureusement d’autres applications), vole à la lecture et à la méditation le peu de temps que lui lais­sait notre trop matérielle vie moderne, quelques-uns ont tendance à entr’ouvrir un livre aux pages 64 ou 128, ou à sauter de la page 256 à la. Page 32 ; et d’au­tres — ceux qui ont la rage ou la faiblesse de lire d’avance dans le programme le compte rendu de la pièce — se précipitent sur la dernière page pour savoir « si ça finit bien ». Les uns et les autres, en procédant ainsi, imitent l’architecte qui essaierait, avant même d’en avoir jeté les fondations, de faire tenir dans l’espace le troisième étage de la maison qu’il doit construire, puis le premier, et saute­rait du quatrième au second.
Le cerveau qui a conçu le plan d’une œuvre et le cœur qui l’a inspirée demandent au cerveau qui lit et au cœur qui veut vibrer avec celui de l’auteur de ne tourner les feuillets de ce roman que comme le temps permet de tourner ceux du livre de la vie, sans nous laisser lire ce qui est peut-être écrit d’avance sur ceux de demain et d’après-demain… Maintenant je reconnais, d’autre part, que tu as acheté ce volume qui t’appartient, donc qui est ta propriété. Libre à toi, si tu veux, de commencer par la fin et même de le lire à l’envers, comme de l’hébreu.
Tout ce que je te demande alors, c’est de ne pas me juger !
G.-A.

P.-S. — Les sages qui voudront bien se conformer à ma recommandation ne dédaigneront pas la lecture de la préface ci-après, qui, pour une fois peut-être, sera pour eux de quelque utilité, puisqu’elle consti­tue en quelque sorte un prologue, où sont présentés les principaux personnages du roman…

Impénitent prisonnier de la langue et des murs de sa geôle, Georges-Anquetil entre dans le vif du roman qu’il a écrit, teinté de philosophie a-t-il annoncé dès sa dédicace à Victor Margueritte. Bien qu’il ait cité Émile Zola longuement, c’est à Pierre Louys qu’il emprunte sa résurrection. S’il est écrivain, il est l’héritier de la littérature qui l’a précédé et, enfourchant une thèse éditoriale, il revient au roman initiateur, celui qu’il finit en tête pour l’achever à l’aune de ce qu’il a vécu. De nouveau, l’histoire parlera d’amour, de conflit, de quête, entre cynisme et romantisme, science et mythe. La préface mêle souvenirs d’adolescence et résumé du roman de Pierre Louys, La Femme et le Pantin, antonyme dans l’esprit du romancier à celui qu’il donne au sien.

Innocent et heureux, je portais encore l’uniforme des lycéens quand un camarade, qui avait vraisemblablement la bonté de me vouloir, plus tard, en garde contre les femmes, me mit, un jour, entre les mains, presque comme un livre défendu, ce roman de Pierre Louys, dont le titre, à lui seul, est déjà un chef-d’œuvre : La Femme et le Pantin (1).
On connaît le thème éternel, qui, même chez les pein­tres, n’inspira pas que Goya : l’homme est toujours plus ou moins le jouet de la femme, mais, quand il la désire, il devient un véritable pantin entre ses doigts, et, pour peu que soit sadique la main qui en tire les ficelles, le pauvre pantin souffre d’autant plus longtemps et d’au­tant plus cruellement que l’objet aimé puise le plus clair de sa jouissance cérébrale dans la torture de l’amant…
Il y avait donc déjà un quart de siècle que j’avais « dévoré » ce roman, comme on sait — ou plutôt comme on ne sait pas — lire à quinze ans, quand, plein de sollicitude pour moi, un aimable gouvernement, malmené dans mes pamphlets, eut la délicatesse de me fournir à la fois l’occasion de le retrouver dans la bibliothèque très éclectique d’une prison, et les loisirs d’en écrire une suite — qui pourrait offrir, faute d’autre mérite, l’intérêt d’ap­porter un épilogue peut-être imprévu mais nécessaire à l’œuvre de Pierre Louys. (Ces quel­ques chapitres écrits en bordure de la pensée d’un autre écrivain constituent donc bien mes… chansons de lisière.)
Car n’avez-vous pas remarqué, au point d’en voir souffrir votre curiosité insatisfaite, que ce puissant roman ne « finit » pas ? Il ne se termine même qu’en amorçant une tragédie, dont nous semblons condamnés à ignorer les péripéties et le dénouement.

Vous vous souvenez, en effet, de la trame légère sur laquelle l’auteur d’Aphrodite sut composer son harmo­nieux récit : le sémillant André Stévenol est séduit, au carnaval de Séville, par la beauté de l’Andalouse Concepcion Perez, dont il obtient un rendez-vous pour le lendemain. Mais, le matin même, il rencontre un ami, don Mateo Diaz, qui a été précisément la victime, « le pantin » de cette extraordinaire Conchita. Et, pour mieux l’adjurer de ne point poursuivre cette dangereuse aventure, il lui conte la sienne, sur­venue avec la même femme : il l’avait, une pre­mière fois, aperçue dans lin train bloqué par les neiges, vers la Sierra de Guadarrama. Elle avait alors quinze ans. Singulière élève au couvent d’Avila, elle chantait des chansons légères pour accompagner les danses d’une gitane espagnole avec qui elle finit par se battre.
Don Mateo les sépare et oublie la petite Concha, dont l’image ne l’a « amusé que vingt minutes. »
Il la retrouve, une seconde fois, cigarière à la manufacture de tabacs de Séville : elle vient y gagner quelques sous, en réalité men­die presque ; aussi emmène-t-elle chez sa mère don Mateo qui lui a jeté un louis d’or. Il paie les dettes des deux femmes, verse ce qu’il faut pour que Conchita ne retourne point à la Fabrica et en est remercié par un brûlant baiser sur la bouche, mais, comme il la serre de plus près, elle me­nace subitement d’appeler :
– Je vous ai embrassé, dit-elle, parce que je vous aime bien ; mais vous, vous ne m’embrasserez pas sans m’aimer.
Paresseuse, elle accepte que don Mateo subvienne aux besoins de sa mère et aux siens et qu’il la comble de cadeaux ; elle lui permet même d’assister à sa toilette, mais, quand il devient plus pressant, elle répond inva­riablement par un « Plus tard ! », apparemment in­compatible avec la flamme de ses yeux. Après douze semaines d’attente, don Mateo se décide à déclarer à la mère de Conchita, en lui remettant « une très forte liasse », que, s’il ne peut accepter de lien avoué, il est disposé à unir sa vie à celle de sa fille, résolu qu’il est à lui faire parta­ger un amour exclusif et profond et à lui assurer même une fortune personnelle pour l’avenir.
Le lendemain, il reçoit, par la poste, ce billet :
« Si vous m’aviez aimée, vous m’auriez attendue. Je voulais me donner à vous ; vous avez demandé qu’on me vendît. Ja­mais plus vous ne me reverrez. »
« Conchita. »
Elle était, en effet, le matin même, partie de chez elle, avec sa mère, pour une destination inconnue.
Et don Mateo ne devait la revoir… ni de l’au­tomne ni de l’hiver, mais il la retrouve au printemps suivant. Troisième rencontre. C’est elle qui l’appelle, un soir, d’une fenêtre grillagée : elle lui promet enfin d’être sa maîtresse le surlendemain. Ce jour-là, coquette et pro­vocante, elle fait dégrafer son corsage, embrasse à pleine bouche… et se refuse. Excédé, Mateo part et ne revient même pas le lendemain, comme elle l’en a prié. Alors, c’est elle qui, le surlendemain, vient à Mateo, prête, cette fois, dit-elle, à s’abandonner. Elle se couche, en effet, mais, « au milieu de son ardeur éperdue », Mateo découvre qu’elle s’est, « en s’habillant chez elle, accoutrée d’un caleçon taillé dans une sorte de toile à voile si raide et si forte qu’une corne de taureau ne l’aurait pas fendue, et qui se serrait à la cein­ture ainsi qu’au milieu des cuisses par des lacets d’une résistance et d’une complication inatta­quables. »
– Je serai folle, explique-t-elle, jusqu’où Dieu voudra, mais pas jusqu’où le vou­dront les hommes!… Tu as mes seins, mes lèvres, mes jambes brûlantes, mes cheveux odorants, tout mon corps dans tes embrasse­ments et ma langue dans mon baiser. Ce n’est donc pas assez, tout cela ? Alors ce n’est pas moi que tu aimes, mais seulement ce que je te refuse ? Toutes les femmes peuvent te le donner, pourquoi me le demandes-tu, à moi qui résiste ? Est-ce parce que tu me sais vierge ? Il y en a d’autres, même à Séville. Je te le jure, Mateo, j’en connais !… »

Pourtant, par la suite, en échange d’une promesse facile à deviner de la part de Mateo, elle consent à ne plus remettre « son affreuse cuirasse de toile », mais alors la douleur du pauvre amant s’en trouve encore avivée. Pendant deux semaines entières où, chaque nuit, il tient dans ses bras le corps nu de cette fille jeune, ardente et passionnée, il ne se passe, entre elle et lui, « rien, mais rien : comprenez ce que veut dire rien ». Et le quinzième jour, comme, la veille, elle a reçu de lui une somme de mille douros pour payer les dettes de sa mère, il trouve, de nouveau, la maison vide ! Se voyant mystifié comme un collégien, il court toute l’Espagne pour tenter d’oublier ; mais à Cadiz, il fait la quatrième rencontre fatale de Concha, maintenant danseuse dans un bouge de matelots. Elle y danse même, toute nue, dans une autre salle, pour les étrangers. Elle répond aux reproches de Mateo que c’est lui qui ne l’a pas comprise, qu’elle est toujours vierge, que c’est dans un baiser de lui, le jour qu’elle l’emmena de la Fabrica chez sa mère, qu’elle « sentit fondre en elle le plaisir pour la première fois de sa vie », qu’elle n’a jamais aimé que lui, parce qu’il est beau et bon, mais que si leur mariage est impossible, elle ne demande qu’à être traitée comme sa femme :
– Vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand’chose : seulement une petite maison à moi quelque part, près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rien à vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel, avec ma virginité que je vous ai gardée contre tous ! »
Mateo lui meuble un hôtel particulier, lui remet une dot de cent mille douros, qu’elle « accepte comme une simple piécette », et il attend l’heure fixée par elle « pour le recevoir, toute seule, comme un hôte clandestin » : minuit ! Lorsqu’il arrive, il trouve la grille fermée, sonne, et voit venir Conchita qui, au lieu de la lui ouvrir, lui donne à baiser, à travers les barreaux, sa main et son pied, puis finit par lui crier :
– Mateo, j’ai l’horreur de toi. Je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je te hais… J’ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meures le lendemain du jour où je t’aurais ruiné !… »
Et comme le malheureux, pétrifié, reste immobile, « la langue sèche et les jambes glacées », elle appelle un homme, frère d’une des danseuses de son ancien bouge, et s’unit à lui, sous les yeux mêmes de Mateo :
— La guitare est à moi : j’en joue à qui me plaît !
Mateo rentre chez lui, bouleversé, passe une nuit blanche, et, au jour, découvre, dans une glace, que ses cheveux sont devenus gris… Mais soudain, du fond d’une allée du jardin, « pres­que du fond d’un rêve », il voit venir à lui Concha.
– J’étais venue savoir comment tu étais mort. Je croyais que tu m’aimais davantage et que tu te serais tué dans la nuit ! Rentrons, je te réserve une surprise ! Mateo ferme à clef la porte de la pièce sourde et som­bre où elle est entrée, et, frappant une femme pour la première fois de sa vie, il l’assomme d’un soufflet. Elle cherche aussitôt une arme dans sa jarretière, mais il lui broie les poignets, et comme elle lui répète qu’il lui fait horreur, qu’il ne la possédera qu’en l’assassinant, il la frappe sur la tête et l’épaule pendant un quart d’heure ! Alors, quand elle revient à elle, c’est pour dire :
– Oh ! Mateo ! Comme tu m’aimes ! Pardon ! Je t’aime aussi ! Que tu m’as bien battue, mon cœur ! Que c’était doux ! Que c’était bon !… Tu ne me prendras pas de force. Je t’attends dans mes bras. Aide-moi à me lever ! Je t’ai dit que je te réservais une surprise ? Eh bien ! tu le verras tout à l’heure : je suis toujours vierge. La scène d’hier n’était qu’une comédie pour te faire mal… car je puis te le dire maintenant : je ne t’aimais guère jusqu’à au­jourd’hui… Essaie d’ou­blier le passé et de compren­dre ma pauvre pe­tite âme. Moi je m’y perds…
Et, en effet, elle était vierge.
Ils semblent heureux une semaine. Mais, huit jours après, elle simule un adultère pour que, de nouveau, Mateo la frappe. Elle l’avoue :
– J’ai menti pour que tu me battes. Quand je sens ta force, je t’aime. Viens maintenant. Guéris-moi bien vite ! Et promets-moi que tu me battras encore… Dis-moi que tu me tueras !
Bientôt pourtant ses confessions de fautes feintes ne lui suffisent plus : elle va jusqu’à l’infidélité véritable et en prévient Mateo, qui, devant sa joie de faire souffrir et ses scènes de jalousie aussi continuelles qu’injustifiées, finit alors par se détacher d’elle…
– Dans la dernière lettre que je reçus d’elle, conclut don Mateo, s’adressant toujours à André Stévenol, elle me disait : « Je serai à toi seul ou alors à qui voudra. » J’imagine qu’elle est en train de tenir sa seconde promesse, bien qu’elle ait su se faire récem­ment épouser par un jeune fou, d’ailleurs bien né, qu’elle a fait envoyer en Bolivie avec une hâte significative. J’ai tout dit, Monsieur. Vous connaissez maintenant Concepcion Perez. C’est la pire des femmes de la terre. Je n’ai plus qu’un espoir, qu’une consolation au cœur, c’est que, le jour de sa mort, Dieu ne lui pardonnera pas ! Une expérience si durement acquise peut et doit se transmettre en cas de danger… »
André remercie Mateo et le quitte, rentre à pied à Séville et, qua­tre heures après l’heure du rendez-vous, auquel il ne pense sans doute plus, il rencontre Con­chita dans sa voiture :
– Je suis un peu en retard, lui dit-elle, mais vous êtes gentil : vous m’avez attendue !…
André jette sur elle « un regard qui voyait toute une destinée », puis, « devenu soudain très pâle », prend la place vide auprès d’elle. Ils vont passer la nuit dans une maison de campagne et rentrent le lendemain après-midi à Séville ensemble, dans l’hôtel de Conchita, qui dit à sa femme de chambre de vite faire ses malles pour Paris (où elle part avec André).
Entre temps, cependant, un homme est venu, qui a laissé cette lettre ahurissante après les propos qu’il a tenus la veille :
« Ma Conchita, je te pardonne. Je ne puis vivre où tu n’es pas. Reviens. C’est moi, maintenant, qui t’en sup­plie à genoux. Je baise tes pieds nus. »
« Mateo. »

Et ici Pierre Louys écrit impitoyablement le mot FIN. C’est pourtant bien un second roman qui se trouve ébauché dans les rapides évé­nements de ce brusque dénouement. Il laisse éventuellement et probablement place à d’autres drames.
Que va-t-il se passer entre ces trois personnages : Conchita, son nou­vel amant André, et, spon­tanément reconquis, Mateo, chez qui la jalousie sans doute, à la vue d’André, à la pen­sée de son rendez-vous, a réveillé une passion qui ne faisait que sommeiller ? Que va faire l’extraordinaire Concha Ferez devant cette rivalité d’hommes, qu’elle va sans doute machiavéliquement exploiter pour pouvoir les mieux faire souffrir à la fois tous les deux ?
C’est ce que je voudrais, ici, essayer de vous conter…
G.-A.

P.-S. — Au moment où je remets ces feuillets à l’impri­meur, je lis précisément cette annonce d’une grande maison d’édition de Paris dans la Bibliographie de la France :
« Le public ne veut plus du roman en série. Mais il se jette sur des livres qui répondent à une idée. — Une idée lumineuse : nous créons donc la collection « Suite et fin… »
Par conséquent l’idée semble bien dans l’air.
Au grand public de dire et juger si elle est bonne…

(1) Librairie Charpentier & Fasquelle, Eugène Fasquelle éditeur.

Une histoire bien compliquée comme en étaient friands ces messieurs de la fin du XIXe siècle, affolés par les mystères féminins et soupçonnant plus que de la sottise chez les dames, ils la métamorphosaient en machiavélisme tortueux. Si vous n’aviez pas l’intention de lire l’ouvrage de Pierre Louys, Georges-Anquetil mâche la besogne, ce n’est de toute façon utile que pour en connaître les lignes majeures.
Puisque vous lisez encore cette incursion dans La Femme et la marionnette, je livre enfin les ultimes dédicaces et le début de ce roman. Une suite et c’est la stricte vérité, elle commence à l’instant même où elle s’achevait dans le récit de Pierre Louys.

Maudit soit à jamais le rêveur imbécile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté.
Celui gai veut unir dans un hymne mystique
L’ombre avec la clarté, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
À ce rouge soleil qu’on appelle l’amour.
BAUDELAIRE.

COMMENT MATEO AVAIT PASSÉ CETTE NUIT, ÉCRIT CETTE LETTRE ET ÉPROUVÉ TROIS PINCEMENTS AU CŒUR
Cum immundus spiritus exierit de homine, anibulat per loca inaquosa, qaæ-rens requiem, et non invenit.
(Lorsque l’esprit immonde est sorti d’un homme, il se promène à travers les lieux arides, cherchant le repos, mais il n’en trouve point.)
Luc XI, 24.

Après le dé­part d’André, Mateo, seul, s’était soudain retrouvé assailli par ses obsédantes pensées de jadis, dont il était parvenu si difficilement à se débarrasser. Pour­quoi donc le destin, qui semblait décidé­ment s’acharner sur lui, venait-il, encore une fois, secouer la poussière du coffret mental où commençaient à reposer ces douloureux souvenirs, à se déposer les flocons du passé ; pourquoi remettait-il à vif le reliquaire de cette passion apaisée, sinon éteinte ; pourquoi rouvrait-il cette plaie du cœur dont la cicatrice était trop fraîche pour n’être point fragile ?
C’était, à travers l’aventure de son ami, comme la cin­quième rencontre, toujours fatale, de cette créature, dont le spectre semblait le poursuivre, cette fois, jus­qu’en sa propre demeure.
Ce jeune homme, dit-il, est le seul étranger que je connaisse actuellement à Séville ; or il faut que la seule femme qu’il remarque et qui l’intéresse, parmi des milliers d’autres possibles, ce soit encore Elle, toujours Elle ! Et, sans savoir, sans pouvoir se douter, il éprouve le besoin de venir me le confier, de me la nommer, comme pour me rappeler qu’elle existe, qu’elle vibre, qu’elle aime, qu’elle est là, à quelques kilomètres de ma huerta, qu’elle m’a écrit vingt-deux let­tres auxquelles j’ai eu le courage de ne pas répondre, et qu’alors, comme pour se venger, elle m’envoie ou me fait envoyer par le fatum le vivant message d’une jalousie posthume que, sans ridicule, je n’ai même plus le droit de connaître ! La voilà bien, la signature indélébile de l’iné­luctable fatalité !
Il se fit, pour tout dîner, préparer un sirop glacé et, comme il avait la fièvre, bien que le soir descendît sur la terre, il ou­vrit toute grande la fenêtre de son fumoir pour mieux contempler la féerie quotidienne du ciel, où paraissaient les feux scintillants des premières étoiles, dans la pénombre vaporeuse de la nuit tombante :
O mystérieux astres, médita-t-il, vous qui, véritables chemineaux du ciel, parcourez prodigieusement à travers l’espace de telles distances que notre imagination même ne peut les concevoir, et à des vitesses atteignant jusqu’à deux mille kilomètres à la seconde, mondes inconnus dont le plus proche est à quelque quarante trillions de kilomètres de notre minuscule planète, trentaine de milliards d’étoiles qui composez notre univers au dia­mètre de trois cent mille années-lumière, où Neptune peut se dire voisin du Soleil bien qu’il en soit éloigné de près de cinq milliards de kilomètres, précieuse étoile Polaire qu’un rayon lumineux parcourant trois cent mille kilomètres à la seconde et pou­vant donc, en cette seconde, faire sept fois le tour de la terre, met près d’un demi-siècle à atteindre, à 440 milliards de kilomètres de notre globe, sublime Voie lactée, riche à toi seule d’un milliard d’étoiles, et que la lumière elle-même, qui fait plus d’un mil­liard de kilomètres à l’heure, ne traverse au minimum qu’en vingt mille ans, nébuleuses que découvrent nos télescopes (encore grossiers) à cent cinquante millions d’années-lumière de notre grain de sable terrestre et par delà lesquelles roulent d’autres innombrables univers dans l’inconcevable infini, insondable nuit stellaire où le commencement et la fin des temps le disputent à l’absence de limites de l’espace, il semble pourtant qu’il soit encore facile de savoir quelque chose de vous, de vous arracher votre grand secret, de surprendre votre énigme, de mesurer vos diamètres, à vous si éloignés de notre monde, que de résoudre avec sûreté le problème de la destinée humaine ou non pas même de connaître, mais au moins de pénétrer le cœur énigmatique d’une femme, qui vit à côté de nous, avec nous et, semble-t-il, comme nous, sinon par nous et en nous ! Pourquoi, dans nos corps d’animaux, Dieu a-t-il permis le flambeau de l’intelligence, la flamme pure et éthérée de l’esprit, qui, si elle ne les blâme pas, ne peut que déplorer et mépriser les aspirations cependant naturelles, mais trop bestiales de la chair ? Pourquoi l’Ange sous cette enveloppe de Bête ? Pourquoi toujours l’Idéal bridé par l’Instinct, le Rêve par la Réalité, la Raison par les Passions, le Cerveau par le Sexe et l’Elan par le Besoin ? Pourquoi des ailes, si nous ne pouvons nous envoler et planer ? […]

Vous voilà bien punis d’avoir cru qu’il y aurait une récompense littéraire.
Je suis un peu confuse de vous jouer ce méchant tour, car oui, c’est très mauvais. Sincère, et passionné, Georges-Anquetil est meilleur quand il use de la diatribe violente, il pérore haut et fort et impressionne. Ici, il se fait médiocre copiste et ne demeure que le charme attendrissant du cœur qui se dévoile. Et ne vous plaignez point, la suite fait intervenir Sully-Prudhomme et s’interroge tout à coup très pragmatiquement sur la destinée des amants nés ensemble, à moins qu’il s’agisse seulement d’une péripétie du hasard…
Puisque l’auteur ne le voulait pas, je ne numériserai rien de plus, je livre uniquement à la curiosité de l’amateur moderne les images des différentes formes que le récit prend : poésie, coupures de journaux… La pièce poétique est dédiée à Alexandre Zévaès, un homme politique et historien, controversé. Anti-dreyfusard, puis le contraire, adhérant au National Socialisme, se rétractant, puis collaborateur plus ou moins, mais se faisant l’avocat des communistes et échouant dans un camp. Une figure typique, à l’image probablement de Georges-Anquetil, de ce début de XXe siècle. Fruits d’une société et d’une éducation, convaincus qu’il fallait changer, mais liés à leurs préjugés ou développant des théories fumeuses.

Les injures, les persécutions, les souffrances, la haine des hommes doivent-elles être pour nous de saintes reli­ques, puisqu’elles n’ont pas été seu­lement touchées par la chair de Christ, mais qu’elles ont été embrassées, baisées, bénies par son immense charité ! »
« Et puis, si nous n’avons point ce bonheur d’être croyants, il nous reste toujours du moins la joie et la possibilité de méditer la pensée maîtresse du plus puissant romancier de tous les âges, de ce magnifique et prodigieux mystique anticlérical que fut Zola et qui clame dans Vérité : « Ah ! la souffrance, avouons qu’elle sera éternelle. Elle est en nous, sans doute pour une des besognes ignorées de la vie. Toujours nos pauvres cœurs saigneront, toujours nous les déchirerons dans des heu­res de passion exaspérée, malgré toute la santé et tout le bon sens que nous aurons pu conquérir. Et cela est
PEUT-ÊTRE L’AIGUILLON NÉCESSAIRE DU BONHEUR…
Souffrir n’est rien ; il faut seulement que la souf­france ne nous rende ni aveugles ni méchants ! Que personne ne sache que nous souffrons et tâchons même d’en être meilleurs, plus doux aux autres, plus désireux de diminuer sans cesse les causes de douleur qui existent par le monde… »
« Ah ! ces lignes, que je voudrais les avoir écrites et, de mon sang, signées :
« Mateo », car alors, partant en paix, ce serait avec sérénité que je pourrais ajou­ter à mon* œuvre le mot :

FIN

 

Les dernières pages sont consacrées aux anciennes et nouvelles préoccupations de Georges-Anquetil. Aux énigmes du sexe qu’il n’a toujours pas résolues, il a entraperçu dans sa chair la misère de l’hôpital et de la prison. Il ne l’oublie pas à sa sortie.
Un peu méfiante, j’ai cherché à savoir ce qu’était la Ligue internationale pour une Politique sexuelle dont se prévalait la revue La Race et les Mœurs au titre qui sonne désagréablement à nos oreilles en 2014. Il s’agit probablement de la Ligue mondiale pour la Réforme sexuelle, une association fondée en 1928 dont on trouvera les intentions, l’historique et les bouleversements sur le site Clio — Femme, Genre Histoire : La Ligue mondiale pour la réforme sexuelle : La science au service de l’émancipation sexuelle ?  La revue La Race et les Mœurs eut au moins deux numéros, c’est tout ce que je puis en dire.
La lecture est instructive, de nouveau démonstrative des tourments qui soulevaient cœurs et esprits au début du XXe siècle. Il était difficile à ces intellectuels ou scientifiques de dépasser un carcan social serré par leur éducation ou leur appartenance sociale malgré leur bonne volonté. Il fallait des personnalités plus libres pour dépasser les conventions, d’une manière parfois amorale, en tout cas asociale, comme Marius Jacob qui pratiqua l’intégrité sans jamais l’écornifler.

QUELQUES DÉTAILS
SUR LA
FABRICATION DE CE VOLUME

Le format de ce livre et sa présentation typographique ont été conçus et dessinés, dans sa prison, par GEORGES-ANQUETIL.
La réalisation en a été effectuée sous la direction technique de Georges RAYMOND. Elle a nécessité des machines jusqu’ici inexis­tantes en France et toute la maîtrise de l’imprimerie que possèdent les ÉTABLISSEMENTS BUSSON.
La présentation de la couverture a fait l’objet de plus de cent maquettes, même de maîtres tels que Brunelleschi. Elle a été fina­lement confiée à Pierre LEVEN, à qui Georges-Anquetil a suggéré, pour l’harmonie de sa composition, l’utilisation d’un des admi­rables modèles anciens des collections de la célèbre maison DUVELLEROY, 37, boulevard Malesherbes, à Paris, et le choix des estampes latérales, reproduites en médaillon. Celle de gau­che est inspirée du Fragonard représentant Vénus tenue par Jupiter pendant que l’Amour la fouette (*). Celle de droite, réplique de la précédente et où l’on voit, au contraire, cette fois, l’Amour fouetté, est d’un des nombreux anonymes du XVIIIe siècle.
MM. les bibliophiles trouveront, page 4, la justifi­cation du tirage de l’édition originale.
LES ÉDITIONS DU ROSEAU.
(*) Son titre exact est : « L’Amour fouettant Vénus, désarmée par Jupiter ». Elle fait, partie de la collection des estampes de la Bibliothèque Nationale.

***
Composé et imprimé
en septembre-octobre
mil neuf cent trente
par les
établissements Busson
Paris
***

LA LECTURE A L’HÔPITAL (Fondation Christian Dorcy).
Cette œuvre philanthropique (31, rue Lehot, Asnières (Seine), a pour but de procurer gracieuse­ment de la lecture aux malades des hôpitaux, ainsi qu’aux vieillards des hospices et des maisons de retraite. Cotisation : 10 francs par an. — Chèques postaux : 1.263-65 Paris. — Envoi direct des volumes et revues à l’Assistance publique, Service de la « Lecture à l’hôpital », Direction des Archives, 3, avenue Victoria, Paris.

LA LECTURE EN PRISON (Fondation Georges-Anquetil).
Cette œuvre humanitaire (39, boulevard Berthier, Paris (XVIIe), a pour but d’apporter aux parias des prisons, bagnes, colonies et infirmeries pénitentiaires, le réconfort moral dont on comprend le besoin en lisant l’admirable livre de Victor Serge : « Les hommes dans la prison » (Rieder, éditeur).
Envoi direct des volumes et revues (sans caractère politique ni religieux) au Ministère de l’Intérieur, Direction de l’Adminis­tration pénitentiaire, Service de la « Lecture en prison », rue des Saussaies, Paris.

 

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Prime entièrement gratuite aux 10.000 premiers abonnés :
Un porte-cartes d’identité maroquinerie (3 volets pour 4 cartes), indispensable à tous.
PRIX PROVISOIRE DU NUMÉRO : Cinq Francs.
Envoi exceptionnel du premier numéro (qui vient de paraître sur 68 pages, grand in-4° illustrées) et d’une valeur de 10 Francs, contre mandat de 2 fr. 50, à titre de spécimen, sur demande de toute personne majeure, adressée aux :
ÉDITIONS DU ROSEAU,
25, rue de Pétrograd, Paris (VIIIe).
Chèques postaux : ,
Paris 1467-05.

Il n’est pas question ici de tirer le portrait exact de Georges-Anquetil à partir de ces quelques traces écrites au sortir d’une épreuve. Par contre, j’estime honnêtement que les lignes que vous venez de lire infirment largement le profil caricatural du jobard prompt à l’escroquerie qu’on a dépeint jusqu’ici. Tumultueux, désordonné, il a cependant les élans de la sincérité que je pense avoir démontrée.

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