Georges Charensol – Les illustres inconnus : Maurice Leblanc (1931)

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Dans la série « Maîtres du Roman Populaire – Les illustres inconnus », Georges Charensol propose une interview très intéressante (et instructive) de Maurice Leblanc dans Les Nouvelles littéraires n° 454 du 27 juin 1931.

Maîtres du Roman Populaire

Les illustres inconnus : Maurice Leblanc

Grand, solide, un fin visage sous les cheveux blancs, Maurice Leblanc n’est plus tout jeune. C’est en 1905 qu’il a commencé d’écrire les Aventures extraordinaires d’Arsène Lupin. C’est dans son jardin à Passy que je l’ai rencontré ; les romanciers populaires aiment beaucoup les jardins, et je vous montrerai bientôt Léon Sazie en plein Paris lui aussi, tapant sur sa machine à écrire, assis sous un vieux parasol. Maurice Leblanc ne travaillait pas quand je suis arrivé chez lui ; ce n’est pas un de ces gros producteurs qui abattent chaque jour leurs deux ou trois mille lignes. Non, il publie un roman par an, comme vous et moi, et s’il lui est arrivé d’en faire deux, le second fut moins bon : « L’imagination ne peut pas suivre, on se répète, me dit-il ».

Son œuvre n’est donc pas très considérable : d’abord une dizaine de romans littéraires, puis un jour Pierre Lafitte lui demande une nouvelle pour Je sais tout, il écrit un court récit intitulé l’Arrestation d’Arsène Lupin où l’on voit le capitaine d’un transatlantique prévenu par T.S.F. qu’un habile escroc est à son bord, mais sans que la radio révèle son nom. L’affolement règne pendant les cinq jours de la traversée, et c’est à terre seulement qu’on apprend le nom d’Arsène Lupin.

Le conte eut du succès et Pierre Lafitte demanda au romancier de mêler ce Lupin à d’autres aventures. Très attaché à ses romans de mœurs et de psychologie, durant tout un été, Maurice Leblanc refusa : mais inconsciemment il rêvait autour de ce héros et les épisodes s’accumulaient autour de lui. Pierre Lafitte insista : « Tu n’as qu’à faire un roman d’aventures littéraire », disait-il à son ami. Celui-ci, à l’automne, se décida, et Arsène Lupin commença de vivre l’extravagante existence que l’on sait.

« A cette époque, me dit Maurice Leblanc, ne connaissais même pas Conan Doyle ; si j’ai été influencé par un romancier, c’est par Edgar Poe, le seul qui, dans ce genre de récits, se soit attaché plutôt à l’atmosphère qu’aux événements : mais cette atmosphère de pensée et d’Au-delà qu’il y a dans toutes ses œuvres, pour la créer, il faut du génie et pouvoir disposer de cinquante pages : aujourd’hui, on ne peut plus, on n’a plus le temps, c’est dans les dix premières qu’il faut prendre le lecteur ; si vous y réussissez, il vous suivra partout, il sera votre complice, les faiblesses même de l’action ne lui apparaîtront plus.

« Ici, comme ailleurs, tout se ramène à une question de talent ; ce qu’il faut, c’est trouver une façon de présenter les événements qui sortent de l’ordinaire. Le défaut du genre, c’est que les auteurs ne sont pas assez attachés à la forme littéraire : la frontière entre le populaire et le littéraire est difficile à déterminer, aucun romancier d’aventures n’a dépassé ce qu’a fait Balzac avec les Chouans, ou le « fantastique » Edgar Poe, et a-t-on jamais imaginé un récit de cent cinquante pages plus fourmillant d’événements, de désastres, de guerre, de crimes et de viols, que Candide ?

« En tout cas. le fait de plaire à un énorme public est un phénomène assez curieux pour mériter qu’on s’y arrête. Que mes livres soient traduits en vingt-cinq langues et qu’ils rencontrent partout le même succès, voilà qui ne cesse de m’étonner.

« Le nom d’Arsène Lupin ? La création de ce personnage ? Je serais incapable de vous dire comment l’idée m’en est venue. Sans doute était-elle en moi, mais je l’ignorais : cela correspond évidemment à certaines tendances de ma jeunesse, à un côté « Œdipe du Café du Commerce » toujours porté à résoudre d’inutiles énigmes. En réalité, tout cela est né dans mon inconscient, c’est en lui que j’ai trouvé des qualités que j’ignorais que je n’ai eu qu’à mettre en œuvre avec l’aide du métier de romancier psychologique que j’avais acquis par une pratique déjà longue. Et j’avais certes plus de facilité à écrire ceux-ci que ceux-là : certains chapitres des Aventures d’Arsène Lupin ont été refaits cinq et dix fois. Je ne produis d’ailleurs guère plus de trois pages par jour, ici même, dans ce coin de mon jardin, avec un crayon, les feuillets posés sur mes genoux.

« Je ne commence à écrire que lorsque j’ai trouve mon point de départ. D’où vient-il ? Je l’ignore totalement. Sans doute une idée s’est-elle déposée en moi comme un œuf, elle a germé, mûri, et un jour elle se révèle à moi. C’est seulement au moment de la fécondation que j’en prends conscience, j’éprouve alors une sorte d’allégresse et je me mets au travail, certain que jusqu’au bout tout ira bien. Je cherche alors mon point d’arrivée, et c’est ce lent enfantement qui me plaît tant. Il m’arrive de rêver seul, dans l’obscurité, chez moi, et peu à peu la fable s’établit d’elle-même. Quand le début et la fin sont trouvés, je sais que les événements s’enchaîneront logiquement, si extraordinaires qu’ils soient ; toutes les inventions que mon cerveau conçoit à partir de ce moment, un sens secret m’avertit qu’elles sont dans la ligne du roman et que, d’elles-mêmes, elles s’intégreront à lui. J’écris dans un état constant d’excitation, je pense :ceci est bon, ceci qui a l’air d’être en dehors du sujet y entrera quand même…

« Naturellement, un semblable travail, je ne puis le faire que seul, sans le secours ni d’un secrétaire ni d’une machine à écrire. Je ne fais jamais de plan. Mes seules préoccupations réelles tiennent à l’équilibre du récit, à son ordonnance générale. C’est par cela et par le style qu’un roman d’aventures peut se rattacher à la littérature authentique, car l’observation doit être laissée forcément un peu de côté ; ce qu’on doit demander surtout à des romans de pure distraction tels que ceux-ci, c’est d’être solidement bâtis, fortement charpentés. »

Les millions de lecteur qui ont lu 813, le Bouchon de cristal, le Formidable événement, le Triangle d’or, l’Aiguille creuse pourront témoigner que ces qualités maîtresses, les œuvres de Maurice Leblanc les possèdent :

« L’Aiguille creuse, me dit-il, c’est avec l’Agence Barnett, de tous mes livres, celui que je préfère ; je ne déteste pas non plus la Comtesse de Cagliostro ; mais j’avoue que lorsqu’il m’arrive de me relire, j’ai la tête cassée… Je me demande avec étonnement comment j’ai pu ainsi sans effort, en m’amusant follement même, inventer tant de péripéties. »

Nous quittons la pelouse si verte, les marronniers si touffus, le jet d’eau et la petite terrasse ménagée sous la véranda couverte de lierre — tout cela à deux pas de la rue de la Pompe. Nous voilà dans la plus riche des bibliothèques :

« J’aime le sens du raccourci qui se révèle dans Adolphe, Candide, la Princesse de Clèves. Il faut être un latin pour éprouver les joies profondes que dispense la prose serrée, dense, ramassée d’un Pascal, d’un Courier, d’un Valéry ; oui, j’avoue que je préfère la prose de Valéry à ses vers. Mais je lis aussi des romans et j’admire toutes les inventions qui peuvent naître chez des auteurs qui ont, je crois, un certain mépris pour la littérature d’imagination. Quel roman-feuilleton fut jamais plus mouvementé que les Caves du Vatican ?

« J’admire aussi profondément les Mémoires de ma sœur Georgette, et j’aime beaucoup Mac Orlan, Kessel. Carco, Morand, Duhamel, mais 1900 et les Scènes de la vie future m’ont bien déçu, non seulement parce que 1900 fut ma belle époque, aussi à cause de ce parti pris de faire tout entrer dans des cadres conçus d’avance, comme jadis un Taine ou un Brunetière, et par cet « effort d’incompréhension si visible dans le dernier livre de Duhamel ».

Maurice Leblanc me parle maintenant de ses jardins qu’il a tracés lui-même et qu’il adore, de ce Clos Lupin d’Etretat qu’il appelle « mon meilleur Lupin ». Mais je le ramène à notre sujet en lui disant ma déception à la lecture des dernier romans d’Edgar Wallace. Je lui demande son sentiment sur l’avenir d’un genre qui inspira Poe et Van Dine, Balzac et Conan Doyle :

« Oui, me dit-il, je crois que le genre policier est fini. Cinquante ans de production intensive, en Angleterre surtout, l’ont usé. La débordante puissance d’un Gaston Leroux serait nécessaire pour renouveler le genre. Mais qu’une nouvelle personnalité se révèle et il connaîtra encore les triomphes de jadis. »

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