« Une histoire abracadabrante… », de Gourguen Agourtchikovitch, est paru dans Tourbillon n° 12 du 15 juin 1944.
Les illustrations sont de Jean Barnoux.
Une histoire abracadabrante…
Vous êtes-vous jamais demandés : d’où viennent tous les aliments que nous absorbons ? Comment est venue au premier homme, l’idée de goûter à telle ou telle plante ? Pourquoi d’une telle plante mange-t-on les feuilles, de l’autre, les racines et de la troisième, les fruits ? Comment est venue à l’homme l’idée de griller le café, de le moudre et ensuite de verser de l’eau chaude là-dessus ? Pourquoi ne pas l’avoir fait bouillir avec du céleri, des carottes et des navets ? Il y aurait autant de raisons, n’est-ce pas ? Eh bien, pour vous donner une idée de la façon dont cela a dû se passer pour le blé, par exemple, je vais vous raconter l’histoire de cette découverte telle que je me l’imagine.
En l’an 10.492 avant J.-C., le jeune fils de la famille Riboucodonosor, vêtu de ses peaux de bête, est sorti par une fraîche matinée, de sa caverne, en laissant toute la famille endormie après la chasse au mammouth de la veille. Il avait faim. Comme tous les gens qui ont faim, il était de mauvaise humeur et bougonnait :
« J’en ai assez du mammouth ! Je ne veux plus de mammouth. Tous les jours du mammouth. Mère exagère un peu : hier on a mangé la cheville, avant-hier les oreilles, avant avant-hier… Ah ! non, j’en ai assez. Et toujours de la viande, de la viande et encore de la viande. Et les légumes alors ? On n’en mange donc jamais. Si j’essayais une de ces herbes ? »
On était à la fin de l’été et au milieu des herbes qui couvraient un vaste pré, on voyait se dresser des drôles de tiges avec des piquants revêches qui pointaient vers le ciel. Le fils Riboucodonosor qui s’appelait de son prénom Trukmuch, pour le distinguer de son frère cadet Muchtruk, arracha une de ces tiges et sortit de l’épi de blé (car c’en était un), des graines. Ayant fait un signe contre le mauvais sort, car il n’était pas sûr de ne pas s’empoisonner, il en goûta quelques unes. Ce n’était pas mauvais. Il cueillit alors une centaine d’épis, en remplit son sac en peau d’iguanodon et s’en fut à la grotte.
Tout le monde était déjà réveillé.
« Regardez ce que je vous apporte ! ». s’écria-t-il en rentrant dans la caverne familiale.
Tous goûtèrent aux graines et, comme lui, ne les trouvèrent pas mauvaises au goût. Mais l’affaire, comme on dit, n’eut pas de suite. On laissa les épis dans un coin, pêle-mêle avec les haches de silex et les massues où on les oublia.
Une quinzaine de jours après, la petite sœur Fifinette qui ne mesurait qu’un mètre quatre vingt dix, tandis que Trukmuch mesurait deux mètres dix, passant par là, reprit les épis qui étaient devenus secs et se mit à grignoter les grains.
« C’est dur comme du chien ! » dit-elle, « si je les écrasais ? » Ainsi dit, ainsi fait. Prenant deux pierres lisses, Fifinette écrasa les graines : la farine était trouvée.
Et comme elle n’avait pas de peaux de léopard à raccommoder ce jour-là, Fifinette continua tranquillement à broyer les grains, jusqu’à ce qu’elle en eut une écuelle pleine.
Le temps était lourd. Fifinette sortit de la caverne avec son écuelle pour voir s’il n’allait pas pleuvoir. Elle la posa sur une pierre plate qui était devant la caverne. Puis voyant les premières gouttes de pluie tomber, elle laissa là l’écuelle, pour aller ramasser des peaux d’auroch étalées dans le pré qui risquaient d’être emportées par l’orage.
Lorsque Fifinette ressortit, l’orage était passé. Mais son écuelle était pleine d’eau : « oh ma pauvre farine ! » s’écria-t-elle.
Désolée Fifinette voulut faire évaporer l’eau de pluie. Pour cela elle malaxa le mélange et mit le tout sur une pierre chauffée. Puis elle mit une autre pierre plate dessus qu’elle recouvrit elle-même de tisons. Au bout d’une demi-heure, une bonne odeur sortit de ce four improvisé. Au grand étonnement de Fifinette, le premier pain était né.
Toute la famille s’assit en rond et dégusta le nouveau produit alimentaire. La chose n’était pas mauvaise, mais comme on n’est jamais prophète dans sa propre grotte et comme dans toute grotte, il y a des grincheux, le grand-père dit d’un air bougon : « Il est bien plat ton pain ! »
La jeune fille, excédée, répondit : « Grand-père, si ce pain ne vous plaît pas, allez chez le boulanger ! »
Et voici, mes chers amis, comment je me représente la découverte du pain. Libre à vous d’exercer votre fantaisie pour la découverte du café, de la moutarde, du thé ou du tabac…