Guignol, la célèbre marionnette de Lyon invitée dans Lectures Pour Tous 1903

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Le grand théâtre des petits enfants, article anonyme

Août 1903, 11e livraison (entre octobre 1902 et septembre 1903).

Guignol ? Pourquoi un article sur la marionnette que tout le monde connaît, dérivée même à la télévision dans une version grandeur nature et vivante par des caricaturistes modernes. Il a été question récemment de guignol, brandi comme une insulte assez courante pour transformer son interlocuteur en pantin ridicule et infantile, peu susceptible de prétendre à une opinion empreinte de maturité et encore moins d’inspirer le respect. Je me souvenais d’une version de Guignol plus subtile, de tradition ouvrière. Pour cette raison, lorsque la revue Lectures pour Tous que je cataloguais s’ouvrit en août 1903 sur un article illustré, un papier amusant et enlevé, je ne résistai pas à la malice de le publier ici et maintenant !
Voici dans son intégralité, un reportage non signé, d’un autre guignol du début du XXe siècle, n’en doutons pas : le journaliste se plaît sans s’en cacher de jouer sa farce aux lecteurs. En reprenant notre sérieux, il s’agit aussi d’une représentation de la célèbre marionnette comme on la percevait cent ans environ après sa création en 1808, à Lyon. Le rédacteur s’est solidement renseigné et s’est probablement déplacé jusqu’au castelet le plus proche pour en visiter les aîtres.

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Le Grand Théâtre des Petits Enfants

Il n’est personne d’entre nous qui ne se souvienne d’avoir, devant la baraque de Guignol, passé des heures délicieuses, connu le frisson de l’attente et l’emporte­ment de la joie. Quelle est donc l’histoire de l’amusante marionnette ? Comment s’est formé le type traditionnel de cet ingénieux personnage et de ses habituels partenaires ? À quoi tient la faveur que ne cesse de lui témoigner son jeune public et qui lui assure, même parmi les grandes personnes, d’irrésistibles sympathies ?

Avez-vous jamais douté que le goût du théâtre fût une sorte d’instinct de notre nature ? Passez donc, par un bel après-midi, dans un de nos jardins publics, à l’endroit où, devant une baraque de plan­ches et de toile, dans les limites tracées par la corde protectrice, s’étend l’amphithéâtre des chaises et des bancs. Sur ces sièges une foule de bambins dont les frimousses roses, qu’encadre la capote de piqué blanc ou qu’ombrage le chapeau de cuir verni, tra­duisent toutes les émotions. Quelle impa­tience avant que le rideau ne se lève ! Quelle attention quand ont paru les acteurs fami­liers ! Quelle joie, quels trépignements aux moments attendus ! Le plus curieux du spectacle n’est pas sur la scène.
Jamais, en effet, public ne fut plus convaincu, et n’intervint davantage dans l’action. Quelles fusées de rires, quel tapage d’interpellations, quelles volées de projec­tiles ! Et quand le bâton se met de la partie, quand Guignol rosse le commissaire, c’est alors que le délire est à son comble ; c’est alors qu’il faut voir toute l’assistance se dres­ser sur la pointe des pieds et qu’il faut enten­dre tous ces gamins à la mine gentille, toutes ces fillettes aux boucles blondes réclamer un supplément de bastonnade, un surcroît de correction, un régal et un luxe de coups : « Plus fort !… Encore !… Frappez plus fort ! » En quoi consiste donc ce plaisir que nos enfants prennent aux représentations de Gui­gnol ? Qu’est-ce qui provoque leurs applau­dissements ? Guignol a-t-il une histoire ? a-t-il un art et une philosophie à la taille de ses acteurs et à la mesure de son public ?

Un Théâtre de Marionnettes en 1825. — D’après la lithographie de Boilly.
Dans les théâtres de marionnettes fondés vers la fin du XVIIIe siècle, h Lyon, puis à Paris, sur le modèle de ceux qui existaient déjà en Italie, Polichinelle eut tout d’abord le premier rôle. Mais Guignol ne tarda pas à devenir l’acteur favori du public de badauds et d’enfants qu’attirèrent bientôt ces représen­tations en plein air.

LE VAINQUEUR DE POLICHINELLE. — UN JOYEUX RÉPERTOIRE.
Toujours et partout les enfants ont eu leur Guignol. Dans l’antiquité, des pantins de bois articulés divertissaient l’enfance par leurs gestes, leurs mimiques et leurs farces. Dans les temps modernes, les Italiens pro­mènent partout leur théâtre de poupées (puppazzi), où le plus illustre acteur est ce Napo­litain au nez en bec de poulet (pulcino) dont nous avons fait notre Polichinelle.
Or, à la fin du XVIIIe siècle, à Lyon, un certain Laurent Mourguet possédait dans un des plus antiques quartiers de la cité, rue Noire, un de ces théâtres de puppazzi. Il eut l’idée de donner à l’une de ses marionnettes le costume des « canuts », c’est-à-dire des ouvriers tisseurs de soie qui sont à Lyon tout un peuple, une vraie cité dans la cité. La nouvelle marionnette, habillée d’un habit de drap marron à boutons d’or, coiffée d’un cha­peau carré, et les cheveux nattés derrière la tête, l’air fin et distingué comme il convient à l’ouvrier d’une industrie de luxe, ne tarda pas à devenir la favorite du public spécial qui se pressait dans le minuscule théâtre.
Bientôt le petit « canut » de bois monte en grade ; il se dresse en face de ce Polichi­nelle pesant et étranger, et s’érige en juge de ses bons mots et de ses actions : « C’est guignolant ! » dit-il, quand il approuve ses saillies. — Guignolant est un mot emprunté à l’argot des tisseurs et qui veut dire : c’est drôle, c’est amusant. Peu à peu, le nom lui en reste.
Finalement il éclipse tout à fait le pauvre Pulcinello qui prend le parti de disparaître. De ce jour le Guignol lyonnais a conquis sa place au soleil et, comme il lui faut un inter­locuteur à la place de Polichinelle disparu, ce sera son ami Gnafron le cordonnier, auquel s’adjoindra sa femme, la tisseuse Madelon.
Le nouvel acteur est sorti du peuple et il s’adresse à un auditoire populaire. De là vient le caractère des pièces que l’on com­pose pour lui. Elles continuent la tradition de notre vieux répertoire comique, et procèdent des farces qui de tout temps ont été en pos­session d’amuser chez nous les badauds. On en jugera par l’analyse de l’une des pièces restées classiques dans le Guignol lyonnais et qui s’intitule la Racine d’Amérique.

Guignol au Village. — D’après le tableau de Mlle Pétret.
Est-il quelqu’un qui ne se souvienne d’avoir passé des heures délicieuses devant la baraque de Guignol ? Au village, où les distractions sont plus rares que dans les villes, quelle joie lorsqu’un de ces théâtres ambu­lants vient s’installer sur la place publique à l’occasion d’une fête locale !

M. Mouton, riche industriel de Lyon qui est allé faire fortune à la Martinique, revient dans sa ville natale :
« Me voilà donc de retour dans mon cher Lyon ! mon cœur bat en se retrouvant dans ce quartier où je suis né. Mais que de changements ! Combien de mes amis sont absents, morts peut-être ! Il y avait jadis un nommé Guignol, ou Chignol, que j’aimais bien. Il faut que je m’informe de ce qu’il est devenu.
Gnafron (entre en chantant). — À boire ! à boire ! Nous quitterons-nous sans boire ?…
M. Mouton. — Voilà un gaillard qui a l’accent du quartier. — Dites-moi, l’ami…. Mais je ne me trompe pas, c’est Gnafron, le camarade de Guignol ! — Bonjour, Gnafron ; que deviens-tu depuis que je ne t’ai vu ?
Gnafron.—Toujours le même, monsieur Mouton ; toujours médecin de la chaussure humaine. Quand y a du travail à faire, on le fait ; quand y a un coup à boire, on le boit.
M. Mouton. — Et ce bon Guignol ? qu’est-il devenu ?
Gnafron (tristement). — Oh ! ne m’en parlez pas ! — Il est mort.
M. Mouton. — Mort si jeune ! Oh ! cela me fait beaucoup de peine.
Gnafron. — Quand je dis mort, c’est par manière de parler ; mais c’est tout comme. Il s’est marié…. Il est mort pour la société ; il a pris une femme méchante, mais mé­chante, qu’on ne peut dire comment ! Un tigre, un cocodrille, un rhinocéros, quoi ! Elle ne veut plus qu’il voie personne ; c’est lui qui fait le ménage, qui balaie la maison, qui lave le petit, qui ratisse les légumes, qui tricote, qui écume le pot ; enfin ce n’est plus un homme. »

Pour venir en aide à Guignol, M. Mouton lui enseigne le secret de cette « racine d’Amérique » dont une potion sagement administrée rend douces les plus méchantes femmes. Cette racine, c’est le bâton dont il est souvent question dans nos vieux fa­bliaux et dans le théâtre de Molière. Guignol en apprend très vite le maniement, comme nous le voyons par la suite dans les scènes qui mettent en présence les deux époux :
Guignol. — Tu feras le ménage.
Madelon. — – Non !
Guignol. — Je vais chercher ma racine d’Amérique !
Madelon. — Je le ferai, mon bijou chéri….
Guignol. — Mon dîner sera prêt quand je rentrerai ; tu prendras soin de l’enfant et du chat.
Madelon. — Non !
Guignol. — Un peu de potion de ra­cine d’Amérique !
Madelon. — Je le ferai, mon chéru­bin…. »
Et Guignol, tout heureux, fait part à Gnafron de sa joie : « Gnafron ! c’est bien vrai qu’elle est merveilleuse cette racine d’Amérique. Je la prêterai dans le quartier.
Gnafron. — Tu peux même la louer ; plus d’un t’en donnera cher ; c’est la huitième merveille du monde. »

Ne croyez pas toutefois que l’on nous laisse sous cette brutale impres­sion ; le mot de la fin, c’est M. Mou­ton qui le dit à l’oreille de Madelon :
« Console-toi, Madelon ; c’est en obéissant à son mari que la femme réussit à s’en faire obéir en réalité, et à le diriger sans qu’elle en ait l’air. »
Voilà une fine remarque à la­quelle on ne s’attendait guère.

De nos Jours. — Une Représentation de Guignol, aux Champs-Élysées, à Paris.
Toujours prêt à rosser le juge, le gendarme ou le commissaire quand il est à bout d’arguments, Guignol ne donne pas toujours l’exemple d’une conduite irréprochable. Mais c’est par sa malice, sa verve, ses bons tours qu’il amuse son public enfantin dont la joie ne devient complète que lorsque le bâton se met de la partie.

AVOCAT DES OUVRIERS. — EN ROUTE POUR PARIS.
Cette farce joyeuse peut être re­présentée n’importe où, et, sauf quel­ques traits faciles à modifier, n’a pas de caractère local. II n’en est pas de même d’une autre catégorie de pièces où Guignol est spécialement l’inter­prète des canuts et leur porte-parole. Ces pièces du cru, ces « lyonnaiseries » sont débitées dans une sorte de patois local. En voici un spécimen. Guignol se plaint que le travail ne marche pas :

« Ma fine, je ne prendrai pas de mites (de mitaines) pour vous y dire pourquoi que je suis triste, et je vais vous montrer ma trame (sic) à découvert. J’ai bien tant eu de misère avec mon méquier (mé­tier) que j’ai fini par désarraper (déraper) de ma banquette (la ban­quette du tisseur), et plutôt que de me rasseoir dessus j’aimerais mieux avaler mes peignes (les grands peignes d’acier du métier à tisser). Vous comprenez bien qu’y gnia plus moyen de travayer ; les gens n’ont pas de raison ; y viennent avec des airs de bonnàme vous z’apporter de l’ouvrage, et quand il s’agit de ponner (de payer), y vous payent de critications (critiques) et de gongonages (discus­sions), et y vous honnissent du haut en bas ; y a des bouchons, des zachures, des crapauds (ces trois termes désignent des défauts dans la soie, autrement dit des nœuds), et ci et ça…. On ne peut réussir à les contenter. En fin de quoi j’ai envoyé toute la canuserie (le métier de canut) à Charabanna (le mar­ché aux chevaux, c’est-à-dire j’ai envoyé au diable), et je cherche une place. »

Ce langage a été conservé soigneuse­ment jusqu’à nos jours par une académie lyonnaise spéciale, l’Académie du Gourgillon, et tel il se parlait il y a un siècle, tel il se parle encore au vieux Guignol du passage de l’Argue. Jadis aussi, au moment des jours saints, on représentait sur le Guignol les mystères de l’Ancien et du Nouveau Testa­ment, et le petit « canut » ne manquait pas d’apparaître parmi les Rois Mages dans l’étable de Bethléem ; il implorait Jésus-Christ pour qu’il voulût bien protéger les pauvres tisseurs et qu’il nettoyât la Saône et le Rhône de leurs brouillards humides et malsains.
Guignol est demeuré à Lyon un spec­tacle traditionnel, non pas pour les enfants seulement, mais bien plutôt pour les grandes personnes. Il y avait encore à Lyon, il y a une vingtaine d’années, beaucoup plus de Guignols que de grands théâtres ; l’un d’eux se tenait dans un caveau, près la place des Jacobins ; son orchestre était composé d’un pianiste bossu et d’un joueur de violon aveugle. Un soir les spectateurs cessèrent tout à coup de rien comprendre au dialogue ; on entendait Guignol dire à Gnafron : « J’ai les pieds dans l’eau ! » — « Moi aussi », répon­dait Gnafron ; et Madelon effarée de répéter : « Il faut nous sauver ! » Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Soudain un craquement formidable se fait entendre et le bitume du théâtre de crever, l’eau de se précipiter par en dessous dans la salle…. Une inondation subite du Rhône s’était produite et envahis­sait les caves de Lyon.
Les deux principaux Guignols lyonnais sont aujourd’hui celui du passage de l’Argue, plus populaire, et celui du quai Saint-Antoine, le « Guignol du Gymnase », plus aristocra­tique.
Tous les grands succès de nos théâtres sont parodiés à Lyon par Guignol et par Gnafron ; c’est par exemple Quo Vadis, où « Guignol jouera, dit l’affiche, le rôle de Pétrone, et Gnafron celui de Néron, » la Dame aux Camélias, où « Guignol tiendra le rôle de Sarah Bernhardt », etc.
Après avoir conquis sa cité natale, Gui­gnol entreprit une tournée triomphale. Au­jourd’hui il est installé aux Champs-Élysées, aux Tuileries, au Luxembourg, au parc Montsouris, etc. L’ingénieux ambulant avait d’ailleurs compris la nécessité de s’accom­moder aux milieux, et d’adopter les costumes et le parler de chaque région nouvelle. En­trons donc chez lui, et visitons une de ces baraques en plein air, un de ces castelets qui ont, comme les grands théâtres, leur per­sonnel spécial, leurs coulisses, leur répertoire.

Dans les Coulisses. — Un Foyer des Artistes où les Acteurs ont la tête en bas.
Au-dessous du niveau de la scène, entre les décors et la façade du théâtre en miniature, se tient le « montreur ». Tout en manœuvrant les acteurs qui attendent, accrochés à une tringle, la tête en bas le moment de faire leur entrée, c’est lui qui souvent improvise, sur un canevas qui ne varie guère, le dialogue des farces joyeuses qui composent le répertoire.

CEUX QUI ROSSENT ET CEUX QUI SONT ROSSÉS.
Face plate, menton carré, yeux torves et rapprochés, nez cramoisi, chapeau mou re­levé, Guignol, le grand premier rôle, n’a gardé de son aïeul, le canut lyonnais, que la petite queue de filasse noire. Tour à tour valet de chambre, déménageur, fumiste, hôtelier, locataire, médecin, détenu, homme du monde, il apporte en chacun de ces emplois sa verve, sa gaieté, son amour de la bouteille et de la trique.
Pour ce qui est de la bastonnade, il est secondé par son fils : visage chafouin, nez pointu, regard vif, blouse bleue serrée à la taille par une ceinture. L’office de ce spirituel vaurien que les uns appellent Guillaume et les autres Guignolet consiste à doubler son père, à recevoir en son lieu et place créanciers, propriétaires ou gendarmes, à explorer les poches, les tiroirs ou les coffres-forts, à inventer des expédients pour sortir des mau­vais pas. C’est lui qui incarne le type du gamin de Paris, irrespectueux, malin et pra­tique, bon à tout faire, et d’ailleurs effronté­ment dépourvu de scrupules.
C’est autour de ces deux figures principales qu’évoluent les interprètes secondaires, également traditionnels : la ganache qui se nomme, soit Cassandre, soit le père la Baudruche, riche vieillard raisonneur et geignard, toujours roué, toujours bafoué, le plus sou­vent propriétaire ou créancier de Guignol ; le Gendarme, important, circonspect et ba­lourd, moustache terrible, bicorne en bataille, sabre au côté, véritable tète de turc sur laquelle Guillaume et son père tapent à tour de bras et de rôle ; le Commissaire, à la redingote sanglée par une écharpe tricolore ; le Juge, avec son bonnet carré, ses pattes-de-lièvre, sa robe noire et son rabat blanc ; le Diable enfin tout de rouge vêtu, face noire grimaçante surmontée de deux cornes, une fourchette à la main.
Les rôles de femmes sont peu nombreux : Mme Pipelet ou Mme Ducordon, con­cierge au regard furibond, aux joues écar­lates, aux cheveux en broussaille, à la voix aigre, et qui invective sans discontinuer les malheureux obligés de passer devant sa loge ; la Mère Michel, bonne vieille crédule et larmoyante, toujours en quête d’un chat que Lustucru (Guillaume, en l’espèce), accom­mode à toutes les sauces, enfin Catherine, bouche en cœur, bonnet blanc sale sur l’oreille, bavarde, intempérante et paresseuse qui est, suivant les cas, femme de chambre, cuisinière ou servante d’auberge.

Scène d’une Féerie représentée sur le « Théâtre du vrai Guignolet », aux Champs-Élysées.
Outre les pièces du répertoire, des féeries sont parfois représentées sur ces théâtres enfantins. Quelle scène émouvante que celle où un magicien, d’un coup de sa baguette, fait tout à coup surgir un crocodile devant Guignol terrorisé !

PROCÉDÉS QUE LA MORALE RÉPROUVE — LE CHÂTIMENT FINAL.
Faut-il le dire ? Parmi ces person­nages, ceux qu’on nous donne pour les plus « sympa­thiques » ne sont pas toujours très recommandables ; et, lorsqu’il pleut des coups, ce sont généralement les représentants de l’autorité qui les re­çoivent.
Maintenant, en effet, que nous connaissons les acteurs, voyons-les agir, écoutons-les dialoguer. Pas de texte écrit ; pas d’argument arrêté ni de plan logique. Servir à point la bas­tonnade c’est là que gît la plus sérieuse dif­ficulté pour le dramaturge et c’est par là que se manifeste son talent de composition.
Le sujet le plus typique et le plus goûté est celui-ci :

Guignol locataire insolvable aux prises avec son proprié­taire.
M. Canezou va trouver Guignol le jour du terme et l’appelle de la cour.
M. Canezou. — J’ai à vous parler ! Voulez-vous descendre ?
Guignol. — Si je veux des cendres ? J’en ai plein mon poêle.
L’entretien continue sur ce ton. Lassé de ne recevoir que des quolibets, le rentier imagine un stratagème. Il contrefait la voix du facteur ; aussitôt, son locataire récal­citrant, attiré par l’annonce d’une lettre char­gée à son adresse, descend « ses neuf étages » et se trouve nez à nez avec lui. Notre fripon ne s’embarrasse pas pour si peu.
M. Canezou — Trêve de paroles ! Vous me faites des contes à dormir debout !
Guignol.—Je suis de votre avis ! C’est cela ! Allons nous coucher.

Une autre pièce analogue, Guignol et ses créanciers, n’a pas moins de vogue au­près des enfants. Guillaume sachant son père criblé de dettes se prépare à éloigner les gêneurs qui vont venir présenter leurs fac­tures, et pour ce il se cache dans un coin de la chambre. Aussitôt le défilé commence. M. Marmiteux, le tailleur, sonne à la porte.
Guignol l’introduit et le reçoit le mieux du monde. Peu à peu le commerçant se fâche de ne rien obtenir :
« Vous allez voir de quel bois je me chauffe. »
À ces mots une formi­dable bastonnade s’abat sur son chef, administrée par les soins du vaurien en blouse bleue :
« Sauvez-vous, monsieur Marmiteux ! C’est le plafond qui s’effondre. »
On recarillonne. C’est M. Doublesemelle le bottier qui arrive, sa petite note à la main. Dès le seuil la trique de Guillaume lui fait le plus rude accueil : « Sauvez-vous, monsieur Doublesemelle ! La maison est hantée ! Voilà les es­prits frappeurs ! »

Et ainsi de suite.
Les expulsés vont quérir la police. L’un après l’autre, gendarme, commissaire, juge, viennent recevoir la magistrale friction de Guignol. Alors, quand tous les recours hu­mains ont été épuisés, l’inévitable Justice apparaît sous les traits du Diable.
Mais déjà Satan est vieux jeu. Au parc Montsouris on fait mieux et plus neuf. Le démon y est remplacé par un crocodile. Après ses méfaits, Guignol se réfugie dans une forêt vierge. Tandis qu’embusqué derrière un arbre, la trique en main, il attend le gendarme lancé sur sa piste, un alligator sort sans bruit d’un fleuve voisin et vous engloutit mon fuyard avec une inconcevable prestesse.
Et cette fois encore — faut-il l’avouer ? – si le dernier mot reste finalement à la jus­tice et à la morale, elles ont été au cours de la pièce assez sensiblement maltraitées.

Un Parterre de Spectateurs qui ne s’ennuient pas.
Devant une foule de bambins aux frimousses réjouies, le rideau vient de se lever. À chacun des exploits de l’acteur favori, ce sont des cris, des rires, des trépignements, des interruptions qui se croisent ; et, pour les parents qui surveillent tout ce petit monde en gaieté, le plus curieux du spectacle n’est pas sur la scène.

L’ENVERS DE LA SCÈNE. — COU­LISSES ET FOYER DES ARTISTES.
Passons maintenant de la salle aux coulisses, de l’endroit à l’envers. L’intérieur de la baraque est garni de rayons où s’ali­gne dans le plus étrange assemblage une foule d’accessoires. Au plafond, retenus par des fils coulant sur des poulies sont pendus les décors : salon, chambre à coucher, forêt, place publique. Un simple jeu de ficelles les fait descendre au bon endroit. Sous la scène, sur la face qui regarde le public, on voit une tringle où, la tête en bas, les acteurs atten­dent leur entrée. C’est le foyer des artistes.
Au milieu d’une excavation appelée trappe, les yeux à 25 centimètres au-dessous de la tablette horizontale où viennent s’ap­puyer les marionnettes, le montreur se tient debout. C’est lui qui donne le mouvement et la voix aux pantins inertes et muets accrochés à sa portée. C’est lui qui, par le jeu de ses mains agiles et prestigieuses, prête à leurs corps flasques le maintien et le geste. On l’appelle « l’ouvrier ».
La direction d’un castelet ne rapporte que de modestes bénéfices. En effet, de la recette totale il faut défalquer une rede­vance de 1100 francs à la ville de Paris, le traitement de l’ouvrier (210 francs par mois), l’indemnité quotidienne du musicien et de l’ouvreuse-caissière, les frais d’entretien du matériel et surtout des têtes (5 à 20 francs pièce) ; car les têtes, sur lesquelles s’acharne le bâton, sont de toutes les pièces celles qui « travaillent » le plus. On voit qu’une fois la balance faite il ne peut pas rester dans la colonne des recettes des chiffres fantastiques.
Qui le croirait enfin ? Guignol, qui a tant d’amis, a ses détracteurs. « Quelle école pour les enfants, disent ces esprits chagrins, que ce théâtre dont le héros est un vaurien, où la morale est raillée, où le beau rôle est donné à l’impertinence, où l’on se tire d’af­faire à force d’effronterie !… » Guignol ne mérite pas de si sanglants reproches. Certes ce n’est pas un personnage très exemplaire et sa conduite laisse souvent beaucoup à désirer. Mais les grandes personnes peuvent seules comprendre la gravité de ses méfaits. Les enfants ne voient que sa gaieté, sa malice, son entrain. Ils sont, non pas du côté du plus fort, mais du côté du plus spirituel, du plus ingénieux, du plus débrouillard. Il les fait rire, et c’est à leur âge surtout que la gaieté est hygiénique. Aussi, tandis que bien des choses ont changé autour de Guignol, et que tant d’autres ont disparu, le petit bon­homme vit encore, et du bois dont il est fait on devient plusieurs fois centenaire.

Le Guignol Lyonnais.
Vêtu comme l’étaient les « canuts », c’est-à-dire les ouvriers tisseurs de Lyon au XVIIIe siècle, le Guignol lyonnais a pour partenaires sa femme Madelon ou son ami Ghafron. (Cliché P. Gruyer.)

FIN

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