« Le Veau », conte signé Guy de la Farandole, est paru dans le supplément littéraire de La Lanterne du 25 février 1896.
Extrait de « Guy-Péron, poète et inventeur méconnu », in Guy-Péron, Poète chatnoiresque et utopiste, Flatland, coll. Les Cahiers archéobibliographiques : « Guy-Péron et Guy de la Farandole sont donc bien une seule et même personne. »
Le Veau
Le fermier voyait d’un mauvais œil s’arrondir de jour en jour le ventre de sa femme.
Et celle-ci partageait les sentiments de son mari à l’égard de l’enfant qu’elle portait en son sein.
Ils tempêtaient tous les deux contre le sort ironique qui les dotait chaque année d’un enfant, alors qu’il rendait stérile leur vache, malgré cinq saillies successives.
Ils auraient préféré un veau.
Un veau qu’ils auraient élevé eux-mêmes, et qui avec l’âge serait devenu un taureau, peut être d’un excellent rapport.
Aussi, voyaient-ils avec dépit, courir dans la prairie, les veaux du voisin dont la femme était précisément stérile.
Leur rage ne connut plus de bornes, lorsque la foire de la Sainte-Ursule amena de tous les coins du département à X…, des veaux de tout âge, de tous poils et de toute taille, qui sautaient comme des cabris et beuglaient comme des bienheureux.
Cette éternelle obsession en laquelle ils vivaient devaient leur être fatale, surtout à la femme, en apportant des troubles à la gestation de l’enfant dont elle portait le poids.
En effet :
L’enfant vint, monstrueux : une tête de veau sur un corps humain ; être odieux et grotesque dont la naissance fut saluée par un cri d’horreur.
Ce phénomène hideux, leur apparaissant comme leur fils, les plongeait en une stupeur dont ils ne pouvaient se défendre et qui les enveloppait d’une atmosphère de cauchemar.
Ils envisageaient avec effroi la perspective de nourrir éternellement ce monstre duquel ils n’avaient même pas l’espérance d’avoir une rente plus tard, lorsqu’ils seraient vieux.
Mais ce fut bien autre chose, lorsqu’il fallût lui donner du laitage !…
Du laitage ? très bien, on en avait ; cependant, qui aurait voulu se charger d’en ingurgiter, même à l’aide d’une sonde, dans le gosier de cet être hybride ?
La mère, retenue par une crainte superstitieuse, n’osait s’approcher de son fils.
Le père, lui, s’en approchait bien, faisait le bravache, lui touchait même les oreilles, mais hésitait à s’aventurer davantage.
Quant à la servante, prise de tremblements nerveux à la vue du phénomène, elle aurait préféré perdre ses gages (12 fr. par mois, la ferraille et les os) plutôt que de le nourrir.
Enfin, après une longue discussion, le charretier, un brave à trois poils qui avait fait la campagne de Crimée, se chargea de subvenir à ses besoins, ce dont il s’acquitta à merveille.
A quelque temps de là, étant à déjeuner, les fermiers eurent la visite d’un individu qui les éblouit par son luxe, comme il devait les étourdir de sa faconde :
— J’ai appris, leur dit-il que Monsieur votre fils se trouvait en des conditions de vitalité telles qu’elles le classaient au premier rang parmi les phénomènes de la tératologie moderne ; je viens donc vous proposer de me le confier… moyennant rémunération, bien entendu.
Une pomme de terre à leur fourchette, immobiles et raides, les deux paysans se taisaient. Mais, bientôt, l’homme prenant la parole :
— Qu’és-qu’t-en dis, Fanie ?
— Dame, répondit la femme, c’est à té de réponde. D’abord, j’ons t-y l’droit d’el vende ?
Le paysan parut réfléchir, puis déclara :
— C’est pas parce qu’il a un’ têt ed’ veau qu’ c’est pas not’ enfant, j’ons donc point l’droit d’el vende, n’est-ce pas ?… oui, mais c’est point non plus parce qu’il a un corps d’enfant qu’ça tête ne serait pas vendable ?… pisque d’la têt’ ed’ veau, ça se vend…
Et s’adressant à l’étranger :
— J’va donc vous vende censément la tête et comme el’corps tient après, v’emporterez tout. Comme ça l’governement ne pourra ren nous dire.
— Parbleu !… s’exclama celui-ci.
Alors la femme demanda :
— Qu’es qu’ven ferez chez vous ?
— Je l’exhiberai en public.
— C’est-y donc qu’v’êtes comédien ?
— Pardon, Madame, répliqua l’étranger, piqué au vif dans sa fierté, je ne suis pas comédien ; non, je ne suis pas de ces batteurs d’estrade qui s’en vont de foires en foires, exhiber pour des prix vraiment dérisoires, des phénomènes qui ont leur place toute marquée dans un musée d’anatomie comme le mien… car, ajouta-t-il avec un modeste sourire, c’est moi le directeur du fameux musée d’anatomie que vous voyez chaque année ici, pendant les fêtes de la Sainte-Ursule.
Les fermiers poussèrent un ah ! ah ! d’admiration.
Le directeur continua :
— Ainsi, vous voyez qu’il sera en d’excellentes mains, d’ailleurs je puis vous assurer que, vivant, votre fils, Monsieur votre fils sera traité chez moi avec les plus grands égards ; au cas où il viendrait à mourir, je me charge de le faire entrer dans un musée appartenant à l’État.
Les paysans se récrièrent. Dans un musée appartenant à l’État, leur fils à eux, pauvres fermiers, allons donc, cet homme voulait les éblouir par ses promesses.
Puis, sur l’affirmation du directeur que ses promesses seraient fidèlement tenues, la femme rouge d’orgueil et de plaisir, s’écria :
— Alors, il serait dans un bocal ?!!
— Oui, Madame, dans un bocal, exposé à la vue du public.
Après une déclaration aussi réconfortante, le marché était conclu.
On alla chercher l’enfant, qui fut remis au directeur, moyennant une somme de deux cents francs.
Et, quand celui-ci fut parti, les paysans se frottèrent joyeusement les mains en riant de ce directeur assez bête pour payer deux cents francs un phénomène qu’il aurait pu avoir sans bourse délier, en insistant un peu.