« Une Superbe occasion », de Guy-Péron, est paru dans Pêle-mêle du 8 juin 1924.
Une Superbe occasion
Après mon déjeuner, je fumais un délicieux crapulos, dans ma villa de Bougival. J’étais étendu sur ma chaise longue, devant ma fenêtre ouverte, encadrant un coin du ciel bleu, un adorable ciel de printemps zébré par le vol des hirondelles, tandis que du jardin montait jusqu’à moi l’odeur veloutée des roses épanouies dans la corbeille du parterre ; et je pensais : « Décidément il fait bon vivre ! », lorsqu’on sonna, à ma porte, et quelques secondes après, mon groom ; un négrillon que j’avais ramené de la Côte d’Ivoire vint me présenter sur un plateau une carte.
Je la pris et je lus :
K.-D. ROUSSEL
Représentant de la Maison
A. DE TORGNIOL
Entreprises funéraires, inhumation,
exhumation, incinération.
Prix modérés.
— Il doit se tromper de porte, pensai-je. Enfin ! dis-je à mon groom, faites entrer.
Et, aussitôt, entra un monsieur vêtu de noir, la tête coiffée d’un haut-de-forme, le visage lugubre, et qui me dit d’une voix sépulcrale :
— Monsieur, permettez-moi de vous faire mes offres de service pour incinération.
— Mais, monsieur, répliquai-je, vous devez vous tromper de porte ou d’étage : il n’y a eu aucun décès ici.
— Je le sais, fit-il, mais permettez-moi de vous faire remarquer que la maison A. de Torgniol n’attend pas que ses futurs clients soient morts pour leur faire ses offres de service. C’est aux vivants qu’elle s’adresse et c’est là l’unique objet de ma visite.
— Vous êtes peu réjouissant, répliquai-je. Alors qu’après un bon déjeuner arrosé de vins généreux, je ressens, devant ce ciel bleu et par cette journée printanière, le bonheur de vivre, vous venez me rappeler que nous sommes tous mortels et qu’un jour viendra où il faudra quitter le monde. Savez-vous qu’elle n’est pas très gaie, votre.démarche ? Vous me faites souvenir de ces moines qui ne peuvent se rencontrer sans se dire : « Frères, il faut mourir ! ». Or, moi, je suis comme la jeune captive d’André Chénier, je ne veux pas mourir encore.
— Entendu, monsieur, entendu, répondit le nécrologue, il ne s’agit pas de mourir tout de suite, pour prendre ses précautions, mais de mourir plus tard ; or, vous n’y échapperez pas.
— Je le sais.
— Alors, pourquoi ne pas vous assurer sur la mort comme sur la vie ?
— En un mot, que me proposez-vous ?
— Je viens vous proposer une incinération confortable. Nous en avons depuis 75 francs en 3e classe, jusqu’à 500 francs en 1re classe.
— Vraiment ?
— J’ajoute que l’incinération bien pratiquée n’a rien de douloureux.
— Qu’en savez-vous ?
— Personnellement je n’en sais rien, mais des docteurs affirment que la douleur d’être incinéré, si douleur il y avait, ne serait pas une douleur cuisante. D’ailleurs on n’a jamais entendu le patient crier, ce qui prouve qu’il ne souffre pas.
— Feu ma femme… répondis-je.
Il m’interrompit :
— Elle a été incinérée ?
— Non.
— Alors pourquoi dites-vous feu ?
— Parce que c’est l’habitude. Donc, feu ma femme a été enterrée, et je vous assure qu’elle n’a pas crié, enfin, paix à ses cendres !
— Elle a donc été incinérée ?
— Non, vous dis je.
— Alors il n’y a pas de cendres. Je crois, monsieur, que si vous connaissiez de quoi est composé le corps humain, vous ne seriez pas si hostile à l’incinération. Savez-vous que l’adulte pèse en moyenne 80 kilos et que sur cette quantité il y a près de 60 kilos d’eau ; puis l’on trouve l’albumine, la fibrine, la caséine, la gélatine, c’est-à-dire les matières constituées par les 4 gaz fondamentaux :: l’azote, l’oxygène, l’hydrogène et l’acide carbonique. Il y a aussi des substances dépourvues d’azote, telles que la gomme, le sucre, la graisse, l’amidon. Leur carbone, leur hydrogène, brûlés par l’oxygène respiratoire, sont ensuite exhalés sous forme d’acide carbonique, et de vapeur d’eau.
— Et puis, après, où voulez-vous en venir ?
Alors, l’agent funéraire se pencha vers moi et, sur un ton confidentiel :
— Réduit à l’état fluide un homme pesant 80 kilos devrait fournir 93 mètres de gaz divers et assez d’hydrogène pour gonfler un aérostat ayant une force ascensionnelle de 70 kilos. De son côté, l’individu à l’état solide représenté 12.000 œufs de grosseur moyenne, ce qui signifie que tous ses éléments se retrouvent dans le blanc et le jaune des œufs de poule. À l’état normal le corps de l’homme de 80 kilos renferme assez de fer pour en fabriquer 7 gros clous, assez de carbone pour extraire 65 grosses mines de crayons, assez de phosphore pour armer 820.000 allumettes, assez de graisse pour 13 livres de bougie.
— Alors, demandai-je, si j’étais incinéré, on pourrait faire 13 livres de bougie avec ma graisse ?
— Parfaitement. Si bien qu’après votre mort, vous pourrez rendre encore des services à vos enfants, s’ils veulent faire des économies de bouts de chandelle. Et puis, quel plus beau souvenir laisser à ceux-ci, qui, en voyant les bougies brûler, murmureraient avec attendrissement et reconnaissance : « Feu papa, comme il éclaire bien ! »
Ce diable d’homme funèbre m’avait séduit par son bagout et par sa science, je me laissai tenter :
— Eh bien ! lui dis-je en riant, inscrivez-moi pour une incinération de 1re classe, à 500 francs… Après tout, je m’en moque : c’est mes héritiers qui paieront. Ils sauront alors ce que les bougies valent.