Henri Allorge, Le Grand Cataclysme – Larousse (1929)

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Henri Allorge, Le Grand Cataclysme, Larousse, Contes et romans pour tous, 1929.

Quand j’étais au collège, mon père m’avait offert un manuel de français des années 1970, Le Français : lire, écrire, parler 5e (Bordas, 1975). Étonnamment moderne pour son époque à mes yeux, ce recueil de textes comprenait entre autres une bande dessinée sur des enfants voyageant dans la Rome antique pour apprendre quelques mots de latin, et une autre, purement humoristique, sur des Vikings. Un texte en particulier m’avait frappé, un extrait de roman aussi fantaisiste que futuriste, avec des personnages aux noms poétiques : Sinusia, Triagul ou Parhélia. C’est grâce au site Barjaweb que j’ai retrouvé récemment l’origine de cet extrait : Le Grand Cataclysme d’Henri Allorge.

Henri Allorge (1878-1938) ne fait pas vraiment partie des auteurs connus, régulièrement réédités et célébrés. Il est vrai que son œuvre est réduite et éparpillée, et qu’on sait peu de choses sur la personne. C’est une anthologie de poésie catholique de 2005, Les Fleurs du Bien de Lucien Viborel, qui éclaire le mieux son parcours professionnel. Henri Allorge prépare Polytechnique, puis se lance dans des études de lettres mais rate l’agrégation. Il devient journaliste, publie dans la Revue des poètes avec ses amis, dont Achille Paysant. Il est employé au ministère de la guerre quand il fait paraître son premier recueil de poèmes en 1901. L’Essor éternel (1909) est couronné par l’Académie française. Poète reconnu, il a sa notice dans Poètes d’hier et d’aujourd’hui de Gérard Walch en 1916. Il collabore aussi bien à la Revue idéaliste qu’au Magasin pittoresque ou au Figaro illustré. Secrétaire de rédaction de la Renaissance contemporaine, il est dit fonder une revue nommée La Vie, qui n’est pas La Vie catholique fondée par Francisque Gay.

Plus intéressant : Walch signale son « curieux opuscule », L’Âme géométrique (1906), préfacé par Camille Flammarion, astronome mais aussi auteur conjectural. Il y « chante la signification pittoresque et symbolique que peuvent offrir les différentes figures géométriques ». Comme l’a découvert Pierre Versins, Allorge a déjà publié en 1905 un conte borgésien avant l’heure, « Le Secret de Maître Christophorus », où un professeur de musique parvient à reconstituer les œuvres que Mozart auraient composées s’il n’était pas mort si tôt (décidément mélomane, Allorge publie ensuite en 1907 Le Clavier des harmonies, « série de transpositions poétiques d’impressions musicales » selon Walch). Il faut attendre 1922 et Le Grand Cataclysme, roman du centième siècle, publié chez Crès et Cie, et lauréat du prix Sobrier-Arnould de l’Acadamie française, pour lire à nouveau de l’anticipation sous sa plume, puis 1924 avec Les Petits Poèmes électriques et scientifiques et le roman d’invasion martienne Ciel contre Terre, illustré par Édouard Zier. Il a aussi publié Les Étoiles mortes (1928), Les Robinsons de France-Neuve ou la nouvelle Île mystérieuse (1931) et Les Rayons ensorcelés (1935).

Toujours bien renseigné, l’Alamblog offre à ses lecteurs un portrait photographique de l’auteur et le poème « La Tour de Babel ».

Comme l’indique son sous-titre, Le Grand Cataclysme prend place au centième siècle, en 9978 plus précisément. La première partie s’attache à montrer à quoi ressemble la vie dans cet avenir lointain, en précisant d’emblée que la Terre a déjà connu de terribles séismes en 8960, qui ont profondément changé la physionomie du pourtour méditerranéen : les plus grandes villes d’Europe ont été détruites et la France, par exemple, est en grande partie recouverte par l’océan. Les territoires dévastés, la population s’est rassemblée dans une poignée de mégapoles à travers le monde, dont deux en Afrique du Nord : Kentropol, centre de la recherche scientifique, et l’industrieuse Hérakloupol. L’électricité règle tous les aspects de la vie quotidienne. Les gens usent de « bibliophones » et communiquent au moyen du « téléphote », sorte de téléphone à écran holographique sans doute inspiré des idées de Georges Rignoux. On ne se nourrit plus que d’aliments synthétiques, pâtes sous forme de cubes, liquides et même parfums. Si tout n’est pas parfait, la misère est éradiquée, et les travaux les plus lourds sont délégués à des grands singes évolués qui servent de domestiques et d’ouvriers aux humains. La science domine sur tout, et les noms et prénoms sont tous formés sur des termes mathématiques ou scientifiques (surtout tirés de la géométrie et de l’astronomie). Ainsi, les personnages principaux sont le couple Triagul Parabolis et Sinusia Altaïr, leurs amis les sœurs Aphélia et Parhélia Elliptine et leur frère Hélikos, et le député Quadrilos Spirol.

Comme dans nombre d’utopies, l’organisation rationalisée de la vie passe par l’absence de sentiments. Ainsi, le mot « amour » est tombé en désuétude, et les historiens l’interprètent comme une maladie foudroyante heureusement éradiquée. Les mariages sont accordés à l’issue d’un « examen matrimonial » consistant en questions de cultures scientifique et juridique, et plus généralement, la sexualité semble taboue. Pour compléter le cliché, le rêveur et sensible Triagul s’intéresse à ce sentiment perdu auquel lui seul semble aspirer. Avec les précautions de rigueur, on pense à Nous autres de Zamiatine, écrit deux ans plus tôt, et plus près de nous, aux Monades urbaines de Silverberg (1971) où cette fois c’est à la jalousie que s’intéresse un homme dans une société sexuellement libérée. La vision des sexes d’Henri Allorge mêle un soupçon de féminisme aux conceptions de l’époque. Le ménage et les repas sont « tout naturellement » assurés par les femmes, mais celles-ci peuvent aussi être des savantes. De même, le Conseil des Femmes fait partie des institutions politiques, mais il est consacré aux enfants et à la « morale publique ». La vision entièrement différentialiste tempère inévitablement la volonté d’égalitarisme. Allorge n’en réserve pas moins un même traitement aux deux sexes : si les membres du Conseil des Femmes se signalent par leurs chamailleries et leur coquetterie, ceux du Conseil des Ancien et de l’Académie Mondiale se montrent tout aussi immatures et ridicules.

Une série de troubles atmosphériques inexpliqués se fait sentir, qui culminent alors que les amis sont en voyage d’agrément pour contempler les ruines de Paris et de Londres. Ce voyage aérien nous vaut un chapitre hilarant où le savant Spirol réduit des siècles d’histoire à l’étymologie des toponymes, laquelle ne peut que prouver la barbarie de la civilisation précédente (la Marseillaise renverrait au dieu de la guerre, le Louvre au loup, Lyon au fauve). Mais la catastrophe suprême s’avère ni plus ni moins que la disparition de l’électricité, qui fait chuter leur appareil volant, en même temps qu’elle paralyse Kentropol. On sait que le motif sera repris par Barjavel dans Ravage en 1943 ; il n’en reste pas moins scientifiquement aberrant, et Allorge lui-même fait reformuler par ses savants cette impossibilité : en fait, l’indispensable et serviable électricité n’a pas disparu mais a « changé de nature » sous l’influence d’un « magnétisme nouveau », ce qui n’est guère plus convaincant. Les naufragés se retrouvent alors réduits à survivre par leurs propres moyens, seuls, sans leurs provisions, dans le froid, entourés d’animaux féroces. Non-violents et végétariens, les Kentropolitains doivent provisoirement revenir à la barbarie.

La deuxième partie suit leur sauvetage. Kentropol doit se réorganiser et réapprendre à vivre sans électricité. Les orangs-outangs et autres Simiens semi-humains voient donc leur main d’œuvre sollicitée plus que jamais. En position de force, ils se révoltent alors, sous une forme qui imite la révolution française. C’est cependant avec un cynisme consommé que Triagul traite leurs revendications : il offre des récompenses et des distinctions purement honorifiques que les Simiens vont se disputer, oubliant leurs griefs et leur libération. La condition inégalitaire des Simiens est tout à fait comparable à de l’esclavage, auquel le texte fait clairement écho. Leur langage rappelle le « petit-nègre », on apprend au passage que les Noirs ont disparu de l’humanité « au cours de l’évolution des races, peut-être en raison des modifications survenues à l’activité solaire ». Cette étrange évolution, malgré sa tentative d’explication, ne masque pas le racisme de l’auteur, qui met en parallèle de manière nauséabonde la dissolution des Noirs parmi les blancs avec l’évolution des grands singes devenus des « demi-hommes ». Ainsi, l’intégration ne peut se faire que par la couleur de la peau, et l’évolution vers la conscience n’octroie pas de droits égaux mais une position inférieure qui justifie l’esclavage. Il n’est pas anodin que le roman soit dédié « au maître Paul Bourget », obsédé par la notion de race.

Cette partie prend un ton beaucoup plus grave que la première. Alors que les mégapoles votent l’union et la mise en commun de leurs moyens pour faire face au bouleversement de leur fonctionnement et assurer la survie de tous, l’arrogante Hérakloupol, qui a des visées sur un gisement de houille appartenant à Kentropol, refuse toute coopération puis déclare la guerre à sa rivale. L’idéologie qui sous-tend le bellicisme d’Hérakloupol est fondée sur une prétendue supériorité qui fait leur élection : eux seuls sont amenés à rester sur Terre et à régner, toutes les ressources doivent donc leur revenir. La guerre qu’ils mènent sera donc une guerre d’extermination en plusieurs phases : d’abord bactériologique, puis en recourant aux redoutables « miroirs obscurs » et enfin aux terrifiants « nuages violets ». La description de leurs ravages est d’autant plus frappante qu’elle rappelle de nos jours de manière irrépressible les effets du bombardement d’Hiroshima. La « modernité » de tous ces éléments apparaît sombrement visionnaire.

La troisième et dernière partie relate le sort des survivants, réduits à une minuscule communauté vouée au culte de la nature renaissante, avec l’espoir de voir aussi renaître l’humanité.

Ce roman suscite une appréciation très partagée. L’ambiguïté domine sur bien des aspects. D’une part, le récit est parcouru de notations humoristiques et de scènes satiriques, avec un comique souvent fondé sur l’invention lexicale et le détournement de l’histoire et des humanités classiques. Supposé viser un public de jeunes lecteurs (si l’on croit la collection où le roman est réédité), cet humour semble souvent plus apte à faire sourire des adultes en faisant appel à leurs souvenirs scolaires. D’autre part, le pessimisme de l’auteur n’est pas feint et l’amène à envisager le pire sous des formes diverses. Authentiquement apocalyptique, Le Grand Cataclysme ne se fait pas beaucoup d’illusion sur la nature humaine. Si la force de l’imagination contrebalance les failles de raisonnement sans les faire oublier, la lucidité angoissée ne gagne pas sur certains aveuglements parfois insupportables, comme son racisme ingénu qui profite de la position incertaine des Simiens pour s’exprimer. Le roman d’Allorge demeure un reflet de la société de son époque, à travers le prisme d’une anticipation lointaine, où le merveilleux scientifique sert surtout de prétexte à une satire dénuée de profondeur. C’est en fin de compte à l’imagination que reviennent les traits les plus saillants de ce Grand Cataclysme.

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