Henri Vernes « père » de Bob Morane a écrit 56 livres en huit ans
Dans la foule de ce grand magasin lausannois, trois cheiks sont apparus, le visage impassible sous l’« ogal » qui ceint leur front et témoigne de leur rang. Leurs lourds burnous couleur de fable ondulent entre les comptoirs tandis qu’ils tâtent et soupèsent cravates et chaussettes de nylon. C’est un spectacle insolite dont s’émerveillent les acheteurs.
Seuls les enfants qui, les bras chargés de livres, se pressent autour d’Henri Vernes, pour lui demander sa signature, considèrent en habitués ces seigneurs du désert. Familiers de Bob Morane, côtoyant avec lui l’aventure sous toutes ses formes, rien ne peut plus les étonner. Pour l’instant, ils n’ont d’yeux que pour cet homme extraordinaire qui, tous les deux mois, depuis huit ans, leur livre une nouvelle histoire, un nouveau Bob Morane.
Mince et élégant, des lunettes de corne barrant un visage d’intellectuel, Henri Vernes ne ressemble pas à première vue à son héros. Mais en y regardant de plus près, on trouve dans sa forte arcade sourcilière, dans le pli ferme de sa bouche, dans le regard acéré de ses yeux gris, la violence, la vigueur et l’allégresse qui sont la marque des « baroudeurs ».
Sa carrière d’ailleurs parle pour lui. Né en Belgique, à Ath, petite ville du Hainaut, mobilisé en 1939 dans l’armée belge, Henri Vernes, après la capitulation de mai 1940, entra dans un réseau de renseignements des services secrets britanniques où il accomplit de nombreuses missions. Journaliste à Paris après la guerre, Henri Vernes se tourne bientôt vers le grand reportage qui l’amène dans les régions excentriques qu’il donnera plus tard pour cadre aux aventures de ses héros.
Ce sportif — il pratique le jiu-jitsu, le karaté (boxe japonaise ), la plongée sous-marine — cet homme d’action a toujours écrit. Des articles, des poèmes, des essais. Mais il n’abordera le roman d’aventures qu’en 1954. On sait quel fut, depuis lors, son prodigieux rendement.
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— M. Vernes, comment vous est venue l’idée de créer Bob Morane ?
— Eh bien, avant 1939 les héros des jeunes s’appelaient Buffalo Bill, Nick Carter. Ils sont morts avec la guerre. J’ai eu l’idée de combler ce vide avec Bob Morane qui, lui, est bien de son temps et le dépasse même parfois.
— En effet, vous faites souvent de la science-fiction.
— Oh ! vous savez, c’est surtout de l’actualité. Nous vivons en pleine science-fiction. L’anticipation est pour aujourd’hui…
— Quelle est votre méthode de travail ?
— Je pars d’un fait scientifique réel et je brode autour une intrigue complètement imaginaire.
— Quand vous abordez un nouveau livre, procédez-vous comme Simenon qui s’enferme hors du monde, dans un cadre vidé de tout élément extérieur ?
— Non, je ne change rien à ma vie. J’écris parfois ma page par jour, d’autres fois moins. La rédaction me prend cependant moins de temps que la contemplation qui la précède. Mais je ne « sèche » jamais. Je n’en ai pas le temps.
— Vos livres sont destinés aux enfants puisqu’ils paraissent dans la collection Marabout Junior. Mais ne pensez-vous pas que beaucoup d’adultes vous lisent aussi ?
— Oui, je crois que de très nombreux adultes lisent Bob Morane. Mais sans oser toujours l’avouer…
— Comme ils lisent aussi Tintin ?
— Oui. Cependant, il n’y a guère de ressemblance entre Tintin et Bob Morane. Tintin est un personnage caricatural, alors que je me suis efforcé de faire de Bob Morane un homme en chair et en os qui exalte l’imagination.
— Un Robin des Bois en quelque sorte ?
— Si vous voulez. Mais Robin des Bois était un romantique. Il n’est plus imaginable à notre époque. On ne voit pas Robin des Bois monter sur les hauteur de Lausanne pour prêcher la révolte. Il aurait tous les colonels derrière lui…
— Est-ce que vous lisez beaucoup ?
— Moins que dans ma jeunesse. Je me contente de mémoires, de livres documentaires et de romans classiques. La littérature contemporaine est tellement décevante. Je préfère lire et relire Balzac et le théâtre de Shakespeare. Il y a pourtant un auteur contemporain que j’admire par-dessus tout. C’est un Suisse d’ailleurs : Blaise Cendrars. Quel prodigieux conteur !
— Est-ce la première fois que vous venez en Suisse ?
— Dans cette partie-ci, oui. Votre pays me plaît énormément. Mais je fais une réserve pour le lac. Je n’y crois pas ! La brume me l’a constamment caché !
— Il faudra revenir.
— J’y compte bien. D’autant plus, conclut Henri Vernes, que Lausanne et Genève me paraissent tout à fait propres à servir de cadre à une nouvelle aventure de Bob Morane…