Aventures prodigieuses de Cyrano de Bergerac, Henriot, un récit de l’Imagerie d’Épinal.
La dernière chimère de Cyrano, malgré lui, est retracée avec verve et tendresse par Pierre de la Batut et reproduite en intégralité sur l’A.D.A.N.A.P. : « La vraie mort de Cyrano » (1916). L’article est illustré par une image d’Épinal due au talent de Henriot, extraite elle-même d’un autre texte à la gloire du héros au très long nez. Il n’était guère possible de résister à le publier à son tour.
Au cours du XIXe siècle, les manufactures d’Épinal ont élargi leurs spécialités de cartes à jouer, cartonnages à découper et pages de vignettes morales ou consacrées aux glorieuses histoires militaires. En fascicules de quelques pages ou sous cartonnage illustré, elles produisent également des récits très largement imagés. C’est à la faveur de ces albums que Henri Maigrot (1857 – 1933), caricaturiste et journaliste pour plusieurs journaux, plus connu sous le pseudonyme Henriot, dessine mais écrit aussi l’histoire étonnante de Cyrano de Bergerac entre 1890 et 1900.
Texte intégral et images :
Savinien Cyrano de Bergerac est né, selon les uns à Bergerac, selon les autres aux Vaux de Cernay, près Rambouillet. Admettons qu’il soit Périgourdin. Il naquit donc, à Bergerac, en 1620. On montre encore le manoir de ses aïeux dans la verte vallée qui s’étend entre Sainte-Foy-la-Grande et le vieux château de La Force.
Son père, grand chasseur, s’occupait beaucoup plus de ses chiens que de ses enfants ; il continua à courir les lièvres et le sanglier, et confia l’éducation du jeune Cyrano à un bon curé de campagne, lequel se servait plus souvent de la férule que des raisonnements.
Cyrano laissait deviner ce qu’il devait être : l’homme le plus brave et le plus spirituel de son temps. Malheureusement il avait un nez, un nez invraisemblable, d’une dimension gigantesque. Ce nez devait faire le malheur et la gloire de sa vie. Du reste, il en était très fier, et voulut établir en principe que tout le monde devait avoir un nez énorme et que les gens au nez camus étaient des créatures à peine ébauchées et dont la nature rougissait.Ses camarades de collège ne partageaient pas cet avis. C’étaient de continuelles railleries. L’un lui disait que son nez était un champignon de porte-manteau ; un autre, une trompe de chasse. On taxait aussi ce nez de « canne à pêche », de « porte-lanterne », de « mât de cocagne », de « perchoir à perroquet. »
Il n’est si grand nez que la moutarde n’y monte.
Un jour, en classe, exaspéré, il rossa à lui seul tous ses camarades, et, prenant le plus impertinent par sa culotte, il le jeta par la croisée. L’impertinent avait un petit nez effilé. Il tomba dessus, et devint atrocement camard.
Cyrano n’en voulut plus à son camarade qui, dans la suite, devint son plus intime et son plus fidèle ami, Le Bret.
Quelque temps après, Le Bret quitta les coteaux périgourdins pour aller chercher fortune à Paris. Cyrano resta dans son Périgord et déclara qu’il serait « poète ». À cette époque-là, ce n’était pas une profession.
Cyrano allait par les bois et par la plaine, s’extasiant devant les fleurs, les arbres et les plantes. Il se plaisait à voir courir l’eau fraîche des ruisseaux ; il contemplait la lune avec respect, regardait le soleil en face et déclarait qu’il trouverait bien, un jour ou l’autre, le moyen d’y monter. Il charmait les oiseaux et examinait avec soin leur façon de déployer les ailes et de voler… Cyrano voulait faire comme eux.
Mais les lettres de Le Bret, son ami, qui était entré au Régiment des Gardes, troublaient aussi le jeune Cyrano. Il obtint de son père, assez aisément, la permission de partir pour Paris. Celui-ci lui donna, en outre de sa bénédiction, quelques écus et quelques conseils et, un beau matin, Cyrano monta à cheval et se dirigea vers la capitale.
Son premier soin fut d’aller voir Le Bret : grâce à sa protection, il entra dans la même compagnie des Gardes, commandée par un autre gascon, M. de Carbon de Casteljaloux.Le soir même, un garde ayant fait remarquer que le jeune Cyrano devait y voir fort loin s’il y voyait jusqu’au bout de son nez, Cyrano tira son épée et, bien que son adversaire fût le meilleur tireur du régiment, il lui passa, après un combat de quelques instants, la dite épée à travers la gorge.
– Eussent-ils été cent, ajouta-t-il, que je les aurais aussi bien embrochés !
Or, quelque temps après, comme Cyrano se promenait le soir sur le fossé de la porte de Nesle, il aperçut cent hommes armés qui firent mine de l’insulter. Fondant sur eux, du premier coup il en tua un : puis, se retournant, il en blessa huit. Horace, lui, n’avait eu que trois adversaires !
Enfin, se jetant tête baissée au milieu de la bande et frappant d’estoc et de taille, Cyrano mit en fuite ce qui restait des assaillants.
Le lendemain, le régiment le proclama le « Démon de la Bravoure ».
Cyrano eut, à partir de ce moment-là, une magnifique réputation. On l’écoutait avec orgueil au régiment, composé de Cadets de Gascogne comme lui, quand il s’écriait :
« Savez-vous que quand j’entre, c’est par la brèche ! quand je sors, c’est du combat ; si je monte, c’est vers un trône ; si je descends, c’est sur le pré ; si je couche, c’est un homme par terre ; si je recule, c’est pour mieux sauter ; si je gagne, c’est une bataille ; si je perds, ce sont mes ennemis ; si j’écris, c’est un cartel ; si je lis, c’est un arrêt de mort ; et enfin, si je parle, c’est par la bouche d’un canon ! »
Cela n’empêchait pas Cyrano d’avoir des ennemis ; on doit même dire qu’il en avait énormément.
Or, pendant qu’il préparait une ascension dans la lune, accroché à des cigognes qu’il s’occupait à dresser, un de ces ennemis, nommé Manoussy, lui joua un tour pendable.Ce Manoussy avait découvert près du Pont-Neuf un charlatan italien, lequel avait apporté de Naples un théâtre de marionnettes et montrait un singe très intelligent, appelé Fagotin. Manoussy paya l’homme pour qu’il dressât Fagotin à contrefaire Cyrano. Un jour, Cyrano aperçoit un rassemblement sur le Pont-Neuf et, au milieu des éclats de rire, découvre Fagotin, habillé absolument comme lui, dansant sur la corde et prenant des airs de Matamore, à la grande joie des marauds et des valets. Cyrano dégaina, chargea la canaille, et comme Fagotin, continuant son rôle, avait l’air de vouloir se mettre en garde, Cyrano l’embrocha comme un poulet.
On causa beaucoup de cette aventure qui valut encore à Cyrano une quantité de duels, et quelques balafres sur son fameux nez !
Cyrano revint à ses projets : il trouvait la terre trop petite, les gens trop plats, et avait arrêté dans sa tête un projet magnifique, caressé d’ailleurs depuis déjà longtemps : celui d’arriver dans la lune ou dans le soleil.
Le soleil le tenta le premier.
– Après tout, remarqua-t-il un soir, la rosée monte bien vers le ciel. Il s’agit donc de me procurer une quantité de rosée capable de m’enlever avec elle.
Alors il imagina de se mettre sous un arbre, et de s’attacher au corps, au nez, aux jambes et aux bras, une série de petits flacons de cristal. L’humidité de la nuit devant produire la rosée et la chaleur du soleil devant ensuite la pomper, c’est-à-dire la faire s’élever en vapeur dans les airs, il serait emporté par elle.
Au point de vue des connaissances sur le phénomène de la rosée, il faut reconnaître que Cyrano n’était pas très bon physicien. Le seul fait de se mettre sous un arbre pour recueillir la rosée, qui ne tombe pas du ciel mais n’est qu’une condensation de l’air et des vapeurs, constituait une grosse erreur. Nous devons pourtant remarquer que ces premiers essais servirent aux frères Montgolfier plus tard, quand ils créèrent le premier ballon. Cyrano a d’ailleurs inventé le parachute, qu’il indique dans un de ses livres comme un moyen de descendre des airs sans danger. Mais, pour le moment, il ne s’agissait pas de descendre, il s’agissait de monter.
Cyrano eut beau attendre la rosée et les vapeurs prévues, rien ne vint… et il demeura sur terre ! Toutefois, quoique demeurant sur terre, il n’en fit pas moins un voyage merveilleux ; seulement il le fit en rêve.Voici la chose, contée et figurée de mon mieux : Cyrano s’enfermait dans un boulet de canon (fort imaginatif, pas vrai ? trois cents ans avant Jules Verne). Un énorme, un fantastique canon lançait ce boulet vers le soleil. Après un voyage assez mouvementé, notre héros ouvrait la porte de son boulet et descendait dans des plaines surchauffées où les arbres étaient d’un rouge vif et d’un éclat extraordinaire. Tout suffoqué par la chaleur, il dut marcher dans les laves et dans les cendres ; puis, au bout d’une allée toute rouge, il vit un palais dans lequel il entra : sur le fronton de ce Palais de Feu, se lisait en lettres flamboyantes le mot « CONSERVATOIRE ». C’est là que le soleil retenait prisonniers tous les futurs engins d’éclairage qui devaient plus tard lui faire concurrence.
Tous ces engins avaient des têtes et des bras : ils vivaient en fort bon accord. Cyrano salua les vieilles lampes grecques et romaines, les fanaux, les lanternes ; mais ce qu’il admira surtout, ce furent le gaz et l’électricité. Il voulut leur parler, leur arracher leurs secrets ; mais la chaleur et la lumière étaient tellement ardentes qu’il cuisait à petit feu… de plus, il était absolument aveuglé !…
Ce fut à ce moment que Cyrano se réveilla, le front en sueur.
– Hélas !… murmura-t-il, ce n’était qu’un rêve !
La nuit était douce et parfumée, Cyrano changea de côté, se rendormit et rêva de nouveau. Seulement, cette fois, ce n’était plus dans le Soleil qu’il montait, c’était dans la Lune. Là, plus rien de cette épouvantable chaleur qui l’avait comme calciné sur l’astre du jour : tout au contraire, une fraîcheur délicieuse. L’atmosphère était bleue, l’air pur et léger. Cyrano tombait sur une terrasse magnifique, où des seigneurs bizarres le recevaient. Il remarqua qu’ils avaient tous des fleurs en place de têtes. Un dahlia lui demanda d’où il venait, et pourquoi il avait le nez si long. Cyrano répliqua qu’il venait de la terre où tout le monde élégant avait le nez fait comme lui.
On l’introduisit ensuite auprès d’un Roi qui avait une tête de tulipe et causait avec un ministre à tête de poire. Puis on le présenta à la Reine, une rose jaune, avec qui il dansa le menuet.
Cyrano éblouit véritablement les gentilshommes et les grandes dames par ses façons à la fois spirituelles et distinguées.
Le Roi, voulant lui faire honneur, le fit monter sur un coursier fantastique qui avait un corps d’autruche et une tête de pélican ; puis on lui fit passer la revue du régiment des Gardes de la Lune.
Cyrano, toujours vantard, déclara au Colonel, lequel avait pour tête la fleur dite « Soleil », que son régiment des gardes était loin de valoir celui de M. de Carbon de Casteljaloux. Le Colonel se fâcha et Cyrano le provoqua. Mais il n’était plus sur terre, il était dans la Lune ; et, dans la Lune, les Colonels ne se battent pas, à ce qu’il vit : ils font se battre leurs soldats. Le Colonel lança donc ses gardes sur Cyrano. Vains furent ses terribles moulinets (encore effet de lune, sans doute) ; il se trouva empoigné, roulé et lancé dans l’espace ; puis, un choc : il retombait sur la terre. Cette fois-ci, Cyrano se réveilla définitivement ; la fraîcheur de la Lune était tout simplement celle de la nuit et la conséquence de ces deux rêves fut un magnifique rhume de cerveau dont il eut toutes les peines du monde à se guérir, étant donnée toute l’importance que prenait un coryza dans un nez comme celui de Cyrano de Bergerac.
Cependant, son régiment devait partir pour l’armée. Cyrano se promit de venger sur les Espagnols les coups qu’il avait rêvé recevoir dans la Lune. Il n’y manqua pas. Bien que continuant à songer à de magnifiques expéditions dans le Soleil, soit sur un cheval ailé, soit sur un canard fantastique, soit dans le calice d’une fleur, soit sur un lapin volant, soit sur le dos d’animaux fantastiques et divers, il commandait vaillamment sa compagnie.
Au siège de Mousson, Cyrano se trouva enveloppé par un bataillon entier. Tout comme à la Porte de Nesle, il combattit vaillamment, démolissant les ennemis, perçant les cuirasses et faisant voler les têtes. Malheureusement il reçut un coup de mousquet à travers le corps.
– Ça m’est égal, cria-t-il, dès lors qu’il n’a pas traversé le nez !
Quelque temps après, il reçut un coup d’épée dans la gorge.Je dois ajouter que ces deux blessures, jointes à son esprit d’indépendance, à son amour pour l’étude et aussi aux dures souffrances endurées pendant la campagne, le dégoûtèrent de la guerre. Il refusa le grade que lui offrait le Maréchal de Gassion et déclara qu’il renonçait définitivement au métier des armes.
Je ne parlerai pas ici de ses œuvres littéraires, de ses tragédies, ni de ses ouvrages : Voyage à la Lune et Histoire comique des États-Empires du Soleil. Molière, Fontenelle, Voltaire, ont trouvé des idées nombreuses dans les œuvres de Cyrano.
Ses dernières années furent tristes et mélancoliques.
Il fut souvent dénué d’argent, mais il était philosophe et se consolait en allant passer ses soirées parmi de vieux amis qui se réunissaient à l’auberge de la Croix de Lorraine, et, là, il leur lisait ses vers.
Cyrano revenait seul, au clair de lune, tellement distrait qu’un soir, en se récitant une poésie le long de la Seine, il tomba dedans.
À cette époque, les gens de lettres n’étaient pas riches et étaient réduits, pour vivre, à prendre pour patron quelque grand seigneur qui les nourrissait.
Cyrano se soumit à cette dure nécessité, et devint le client du duc d’Arpajon. Il communiqua au duc ses projets mirifiques d’ascension dans la Lune, mais le duc faisait la sourde oreille.Un jour, revenant de l’hôtel d’Arpajon, Cyrano de Bergerac passait près d’une maison en construction. Tout à coup, une énorme pièce de bois, tombant de quelque échafaudage, l’atteignit au front : « L’honneur est sauf ! s’écria-t-il, mon nez n’a pas été touché ! »
Cyrano se fit transporter chez un sien cousin également de Bergerac. Il sentit que la blessure était mortelle. Malgré les médecins, ou peut-être à cause d’eux, le mal empira rapidement.
Une nuit, ce fut la dernière de sa vie, la lune resplendissait au ciel : il se fit pousser dans un grand fauteuil près de la croisée ; et là, après avoir contemplé l’astre avec amour, se sentant défaillir, il murmura : « Cette fois-ci, j’espère bien que j’y vais ! » Telle fut la fin de Cyrano de Bergerac, demeuré célèbre surtout pour son brillant esprit et ses extraordinaires imaginations. Et pourtant ce n’étaient là que ses moindres qualités, car il fut par-dessus tout le type achevé de l’homme brave au cœur généreux.
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Notes :
Ce texte est disponible à la BNF, bien que « vérifié à 100 % », il n’est pas exempt d’erreurs. Celui-ci ne l’est peut-être pas non plus bien que relu et corrigé, n’hésitez pas à signaler les coquilles.
Il est bien sûr possible de se procurer l’original édité par la maison Pellerin & Cie en y mettant le prix, ou son fac-similé, paru à l’occasion d’une lointaine manifestation culturelle et offert en prime d’achat (150 francs à l’époque) par la Mairie de Paris pour l’opération « Collection Capitale » le 13 et 14 octobre 1990. Cette dernière édition de Paris-Musées est l’impression d’images nettoyées (avec les coquilles conservées donc) sous couverture souple très… laide, dirons-nous. Cependant, les pages intérieures sont nettes et précises, les couleurs jolies.