Ici commence Le territoire des monstres de Margaret Millar, exploratrice de l’âme du crime

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Le territoire des monstres, par Margaret Millar. Editions Christian Bourgeois, 1972.

Le territoire des monstres (Beyond this Point are Monsters), par Margaret Millar.

Éditions Christian Bourgeois, 1972, traduction de Jean-Patrick Manchette.

Hier soir, j’ai terminé un cycle « Margaret Millar », une dizaine de titres rassemblés pour un article du blog Mémoires trouvées dans une braderie — à propos d’Entre les morts —, que j’ai raflés avant qu’ils ne disparaissent à nouveau dans les rayons des bibliothèques. Une initiative intelligente. Tout ce savoir-faire littéraire, car Margaret Millar écrit bien, autour du crime pour en explorer la noirceur n’a rien perdu de son intérêt. Son écriture précise et sans concession pour dépeindre des situations réalistes n’empêche pas l’auteur de ciseler des dialogues parfois à la limite de l’absurde, lesquels illustrent remarquablement les idées qui nous passent trop souvent par la tête, elliptiques. Mais surtout, entre toutes ses qualités, comptez sur cette écrivain pour vous exposer l’injustice du monde en marche. Et ne croyez pas que ses récits soient dénués d’humour, d’ailleurs, Omelette canadienne (Fire Will Freeze, 1944), un huis clos à dans la neige, est non seulement bien scénarisé, mais il est aussi burlesque que noir, et profite du rire attendu pour placer quelques opinions bien senties sur le sexisme, masculin ou féminin.
J’avais choisi de terminer par Le territoire des monstres, car j’en avais le souvenir d’une obscure réussite. Millar l’a écrit en 1970, il fut traduit en français par Manchette en 1972. La noirceur de ce roman judiciaire, il s’agit d’une reconnaissance légale d’un homme dont le cadavre n’a jamais été retrouvé, n’explore par les arcanes secs du tribunal ou de l’enquête, mais bien le territoire qu’on nomme Californie sur la carte. La romancière le connaît bien, elle s’est installé là, venue du Canada dans les années 1940 avec son époux, un talentueux auteur de policiers lui aussi, Kenneth Millar plus populaire sous le pseudonyme de Ross MacDonald. La population des propriétés agricoles autour de Tijuana devient, sous sa loupe lucide de Margaret Millar, l’échantillon humain qui lui permet de parler de l’injustice et comme toujours, sans montrer la moindre complaisance qui insulterait l’intelligence ou la responsabilité de l’un ou l’autre des êtres, qu’ils soient Anglos ou Viseros, femmes ou hommes, vieillards ou enfants.
Le récit véritablement impressionnant est guidé d’une main incertaine par un personnage à la fois témoin et actrice du drame, Devon, l’épouse du disparu. Après un coup de foudre, la New-yorkaise le suit en Californie et les six mois qu’elle passe avec lui sont ceux d’une jeune mariée heureuse. Enceinte, étonnée de l’existence exotique, elle désire s’adapter « sans déranger » à ce qu’elle découvre. Sa vision passive la protège avant que la disparition l’oblige à s’éveiller à la réalité : un pays sans équité, dur, âpre, où la population ne partage pas le territoire détenu par les Anglos dont Devon fait partie, ils en sont tributaires et le travaillent. Mais ces habitants eux-mêmes méprisent les saisonniers venus du Mexique, des ombres courtes penchées sur le sol désertique, brûlé par le soleil des étés, riche de nourriture. Entre tous, la compétition est féroce, et ne poursuit qu’un but : gagner ; un but superposé en strates : gagner de quoi se nourrir, gagner de quoi s’installer, gagner le pouvoir sur une communauté, et le conserver. La lutte pour la survie prend tout son sens au cours de la journée au tribunal, et lors de son épilogue implacable le lendemain.
Le titre de ce roman court et dense fut extrait d’un passage intense, à mon avis peut-être trop réceptif, entre la mère et l’épouse du jeune homme assassiné. La première, veuve déjà, est une femme vieillissante, enfermée dans son propre carcan, dépourvue de générosité malgré les épreuves vécues, et dotée pourtant d’un caractère affirmé. Il faut sûrement noter que Magaret Millar perdit sa fille unique en 1970 et que sa peine donna probablement à son personnage une présence plus nuancée encore.

Extrait :

– Est-ce que Robert vous a jamais montré ses vieilles cartes ?
– Non.
– Ma sœur les lui a envoyées pour son anniver­saire, une année. C’étaient des reproductions enca­drées de cartes du début du Moyen Âge montrant comment on se représentait le monde à l’époque, plat et entouré d’eau. Au bord d’une des cartes, il y avait une note disant que les régions au-delà étaient inconnues et inhabitables à cause de la chaleur du soleil. Une autre disait simplement, « Ici commence le territoire des monstres ». La phrase plaisait à Robert. Il a fabriqué une pancarte et l’a collée sur sa porte, à l’extérieur de la chambre. ICI COMMENCE LE TERRITOIRE DES MONSTRES. Dulzura avait horreur de la pancarte et ne voulait pas passer devant parce qu’elle croyait aux mons­tres, elle doit sans doute y croire encore. Elle refusait de faire le ménage dans la chambre de Robert si je ne restais pas à l’entrée pour la protéger, à tout hasard. Dulzura a de la chance. Nous aussi, nous avons des monstres, mais nous leur donnons d’autres noms, ou bien nous affirmons qu’ils n’existent pas… Le monde sur les cartes de Robert était joli et plat et simple. Il y avait des territoires pour les gens et des territoires pour les monstres. Quel choc c’est de découvrir que la terre est ronde et que les territoires s’interpénètrent et que rien ne nous sépare des monstres ; que nous sommes tous ensemble en train de tour­billonner dans l’espace et qu’il n’y a même pas moyen de tomber gracieusement. La connaissance est parfois une chose terrifiante.

Lisez Margaret Millar !

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