Interpolice n° 15, un récit de comptoir à la mode de Conan Doyle, Le Mort en savait long, 1973

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Le Mort en savait trop, 1973.

Le Mort en savait trop, une aventure de Sherleck Rollmops et du Docteur Wattman

Interpolice n° 15, 4e trimestre 1973, petit format de 164 pages.

« La victime était entièrement morte »

Interpolice est une revue des seventies de mauvais goût des éditions Transworld Publications dites de Milan mais localisées en fait à Andorre, l’une des très nombreuses menées par la houlette d’un éditeur haut en couleur, Roger Dermée. Sous cette appellation, elles publiaient du polar populaire dans les collections Cible Noire, Cible blanche ou autre International Pocket, et donc ce magazine, Interpolice, porté sur le sensationnalisme et la fiction de gare la plus traditionnelle. Bourrée de coquilles et de fautes d’orthographe, la revue complète ses pages de dessins humoristiques ringards et d’une bande dessinée. Le contenu est réalisé en s’inspirant, pour ne pas dire en copiant, d’œuvres à la mode et ne laisse aucune illusion sur la forme de l’emprunt, voir par exemple la BD Isterik, la belle Gauloise, signée Teka et Jacardo.
Le quinzième et ultime numéro de la série propose en première page un article, le « Monstre de Chicago », vedette de la couverture non signée, probablement chipée à une publication étrangère. Le texte est illustré de photographies reproduites en gros aplats dont les débordements gâchent un peu l’aspect quasi artistique d’un Warhol de banlieue. Le ton est donné, et le lecteur découvrira sous la plume de Bonnie Heady et C.A. Hall, dont l’assonance n’est pas étrangère à Bonnie & Clyde, la rubrique des « Kidnappers les plus féroces d’Amérique », avant de lire celle de « l’Épopée des cow-boys », par un rédacteur anonyme.  Suivent trois enquêtes de l’inspecteur Collins, plus ou moins présentées par Robert Vallet comme des faits divers réels, une fiction de polar fantastique avec un véritable spectre, signé Walter Jarret, le « Fantôme de la famille Bell » et dans la veine « à la mode de », trois récits de Lionel Sinclair, « les Étrennes de Maigret » à la manière de Simenon, « Bérurier superstar » à la manière de San Antonio et la « Surprenante secrétaire » à la manière de Erle Stanley Gardner. Je doute que les auteurs aient été prévenus des emprunts.
C’est à la dernière nouvelle, anonyme, et on peut en comprendre la raison, que ce billet est consacré : « le Mort en savait long » est écrit à la mode de Conan Doyle. Les amateurs endurcis aux énigmes qui fleurent bon le pastis et la blague grasseyante seront moins étonnés que ceux qui ont l’habitude de prendre leur thé dans les appartements de Baker Street. Il est peu probable que l’on apprenne un jour qui commit cette histoire audacieusement repiquée sans Canon.

Nouvelle intégrale ci-dessous. (Attention ! Les créatures de Conan Doyle n’étaient pas les seules à souffrir au cours de cette aventure, l’orthographe et le lecteur aussi. Les coquilles ont été corrigées dans la mesure du possible.)

[NDLR : la présentation ci-dessus fut augmentée et mieux renseignée dix jours plus tard, voir sous la nouvelle numérisée.]

LE MORT EN SAVAIT LONG

À la mode de Conan Doyle

Si je m’en réfère à mes notes, et si elles sont exactes (ce que je suppose malgré le temps, sans quoi je n’y ferais nullement référence pour narrer ces quelques histoires), celle-ci commença par un détestable soir de 1897, très exactement le 27 février vers les cinq heures quarante-trois de l’après-midi.
Si je puis donner cette précision sans l’ombre d’une hésitation, c’est que Madame Potomac, notre gouvernante, venait de desservir le thé en apportant les journaux, et que je revois encore comme si c’était aujourd’hui Sherleck Rollmops plongé dans leur lecture après avoir allumé un de ces petits cigares dont il était friand chaque fois qu’il en avait envie.
Habitué à ses longs silences, d’où je savais toujours qu’à plus ou moins bref délai devait sortir quelque réflexion inspirée d’une glaciale logique, je me contentais de l’observer tout en contemplant les volutes de fumée que nous exhalions dans la lueur des abat-jour orangés. La nuit était bruyante et malsaine, noyée d’une pluie qui frappait aux volets clos sur l’animation pernicieuse du dehors. Ni Rollmops ni moi ne la percevions d’ailleurs, concentrés que nous étions lui sur sa lecture quotidienne, moi sur le travail d’observation du grand homme auquel j’avais décidé de me consacrer.
Nous en étions donc là, et j’en venais à penser que mon attente de ce soir risquait fort d’être déçue, lorsque Sherleck Rollmops me regarda en dépliant l’Evening Chronicle sur la table qui nous séparait. Rien qu’à la manière dont ses yeux perçants m’examinaient, je sus qu’il allait me poser une question, et elle jaillit d’ailleurs sur l’instant.
— Mon cher Wattman, me dit-il de ce ton particulier dont j’avais si bien fini par prendre l’habitude, — et tout en abandonnant le quotidien des yeux pour ne plus examiner que la fumée de son cigare — auriez-vous l’obligeance de bien vouloir lire certain article qui vient de soulever mon intérêt, et de me faire part ensuite des réactions que cette lecture aura déclenchées en vous ?
Je pris le journal, sachant qu’il s’agissait là d’un nouveau défi à ma sottise, m’apprêtai à le déplier, et il ajouta :
— Page cinq, quatrième colonne en partant de la droite, dans le cinquième quart vertical à partir du haut, décalé d’environ quatre pouces et demi depuis le début de la première colonne…
Je m’en remis avec un peu d’affolement à ces instructions toujours aussi diablement précises, et qui me mettaient mal à l’aise à force de l’être. Je ne me sentais guère à mon aise, à chaque fois que Rollmops me mettait ainsi sur la sellette afin de faire jaillir de ma pauvre matière grise une de ces géniales étincelles dont son prodigieux esprit était coutumier.
— Vous y êtes ?
J’avais trouvé la page, et repéré l’article dont il voulait me faire prendre connaissance. De prime abord, dans ces quelques lignes, il n’y avait pas de quoi fouetter même le chien des Baskettville…
— Lisez, voulez-vous ?
Je savais que je devais m’exécuter à haute voix, afin qu’il puisse vérifier à travers ma lecture les premières intuitions qu’avait fait naître en lui son propre coup d’œil sur le texte. Je m’exécutai.
« UN CRIME CRAPULEUX »
« Dans le courant de la matinée, alors qu’elle montait chez lui pour faire le ménage comme chaque jour, sa logeuse, Madame Gardecoat, a découvert le cadavre de son locataire, sir Archibald Hawouan. La victime était entièrement morte, et gisait, pendue à une poutre du plafond, le corps transpercé de coups de couteau. Pour les inspecteurs Sasmith et Baisey, de Scotland Yard, chargés de l’enquête, il s’agit là d’un crime monstrueux, les assassins de sir Archibald Hawouan ayant pendu le corps pour faire croire à un suicide.
Mais il en faudrait plus pour prendre en défaut la perspicacité de ces deux fins limiers, qui comptent parmi l’élite de leur service, et qui poursuivent activement leur enquête. »
Sherleck Rollmops me laissa à peine le temps de reposer le journal.
— Eh ! bien, mon cher Wattman ?
Je toussotai quelques instants, avant de me sentir obligé à fournir une réponse.
— À mon avis, Rollmops, je ne vois pas grand’chose à redire à ces premières conclusions…
— Vous ne voyez pas grand’chose du tout, mon cher, laissa tomber Rollmops en tendant ses mains fines vers le feu qui grésillait dans la cheminée.
— Mais enfin, auriez-vous perçu quelqu’invraisemblance ?
Il me gratifia d’un sourire indulgent.
— Je pensais qu’elle vous apparaîtrait également, comme elle devrait apparaître à tout esprit simplement logique et normalement constitué. Il faut décidément croire que nos contemporains sont bien mal partagés dans ce domaine…
— Venez, ajouta-t-il en se levant pour se diriger vers le portemanteau. Je pense qu’il est encore temps de faire un tour sur les lieux…
Je saisis à mon tour mon manteau, mon chapeau et ma canne et descendis jusqu’à la rue sur ses talons. Il eut la chance de pouvoir tout de suite héler une voiture.

— Où je vous mène, monsieur Rollmops ? questionna le cocher emmitouflé.
— 5 ter, Bonapart’Square, mon ami…
Nous nous étions engouffrés dans l’habitacle, et bien qu’habitué à ce genre de surprises je n’en revenais pas de tant de précision. J’allais une fois de plus passer pour un imbécile en le questionnant, lorsque Rollmops m’évita de lui-même cette humiliation.
— Le nom de la victime elle-même aurait dû vous inciter à plus de mesure et de prudence dans vos jugements, Wattman ! Sir Archibald Hawouan, si vous ravivez vos souvenirs, cela ne vous dit rien ?
Je fis appel quelques instants à toutes les ressources de ma mémoire.
— …Ne serait-ce pas un banquier ? Ce banquier qui…
— Oui, mon cher, très exactement ! Ce banquier qui fit banqueroute il y a de cela tantôt un an, et dont on ne savait trop ce qu’il était devenu…
— Alors, Rollmops, comment se fait-il que vous ayez su…
— …Qu’il habitait au 5 ter, Bonapart’Square ? Mon cher Wattman, lorsqu’on s’occupe du sort de ses contemporains en général, le premier devoir consiste à ne pas perdre de vue les personnalités d’une cité, fussent-elles déchues, et surtout si elles le sont. Car s’il leur est arrivé quelque chose, c’est qu’il leur arrivera quelque chose…
Indubitable. La justesse du raisonnement ne pouvait être mise en doute, et les faits, une fois encore, lui donnaient raison. Il devait effectivement arriver autre chose à sir Archibald Hawouan : hier, il avait fait banqueroute de son vivant, puis l’inéluctable avait suivi : aujourd’hui il était mort !
— Mais, qu’a-t-il fait entre-temps, ne pus-je m’empêcher de demander.
— Ce que font tous ceux qui connaissent des revers de fortune, mon cher docteur, à savoir qu’il a vécu sur un pied beaucoup moins grand. En fait, si vous vous souvenez — dois-je même le supposer ? — des événements de l’époque, il avait échappé de justesse aux prisons de sa Très Gracieuse Majesté, car, malgré l’issue fâcheuse de ses activités, sa mauvaise foi n’avait jamais pu être mise en doute. En toute logique, moralement banni par la société à laquelle il appartenait auparavant, sir Archibald Hawouan avait dû trouver refuge dans un milieu différent. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que Bonapart’Square est un endroit assez mal famé, son nom seul l’indiquerait assez. Notre homme vivait là-bas à la petite semaine, subsistait grâce à divers expédients pas toujours recommandables, et tentait de se faire oublier puisqu’aussi bien il n’était pas question pour lui de pouvoir un jour refaire surface…
— Mais alors, qui donc l’aurait tué ?
— C’est bien là qu’est tout le problème, et même sa solution…
Nous étions arrivés. L’endroit était sinistre, sale et mal pavé, avec simplement quelques lueurs glauques ternies par le brouillard qui maintenant tombait sur Londres.
— Venez, dit Rollmops en me prenant par le bras après m’avoir laissé régler la course au cocher.
Je lui emboîtai le pas, et nous pénétrâmes dans un étroit couloir au long duquel nous montaient aux narines des effluves de soupe à la salade et de concombre bouilli.

Sherleck Rollmops s’engouffra dans un escalier plus étroit encore, aux marches inégalement usées, certaines au point d’être inexistantes, ce qui attestait la vétusté de l’immeuble et le nombre de générations qui les avaient foulées aux pieds. Je le suivis comme une ombre invisible, durant deux étages, dans la sombre spirale, et m’arrêtai sur ses talons devant une porte de bois disjoint à laquelle il frappa. Nous connaissions l’inspecteur Sasmith, depuis que nous l’avions aidé à prouver la culpabilité de Mortimer Dalor dans la fameuse histoire de l’assassinat de la fille adoptive de Lady Férence, et j’espérais que c’était lui que nous pourrions rencontrer. Mais mon attente fut déçue. L’homme qui ouvrit la porte n’était pas, en effet, un gaillard haut en couleur, mais plutôt un homme de taille moyenne assez proche de la petite, aux cheveux clairsemés parce qu’assez rares et à la moustache tombante. Pourtant, cette apparition ne démonta point Rollmops, qui s’enquit aussitôt :
— Vous êtes Baisey, inspecteur ?
L’autre ayant admis, ce fut un jeu pour entrer dans le meublé triste et froid. Dès l’entrée, Rollmops cloua son vis-à-vis :
— Excusez-nous d’interrompre ce frugal dîner, lança-t-il alors que nous n’étions même pas rentrés. Vous pouvez terminer votre omelette tandis que nous bavarderons…
L’inspecteur essuya vivement sa moustache, sur laquelle les traces de son repas n’avaient pas échappé à l’œil infaillible de Rollmops. Il était donc bel et bien Baisey. Voilà qui malgré tout pouvait être utile.
Depuis longtemps habitué aux méthodes d’investigation que Sherleck Rollmops avait minutieusement mises au point, je ne prêtai pas une attention particulière à celles qu’il mena dans les deux petites pièces, et particulièrement dans celle où sa logeuse avait découvert le corps de sir Archibald. Il n’eut avec le policier qu’un dialogue très bref, réduit à quelques questions d’apparence anodine. Il faut dire que le décor, auquel on n’avait pas touché, parlait de lui-même. Au centre de la pièce pendait encore à une poutre la corde desserrée à laquelle on avait arraché la victime ; à deux pas de là, une chaise renversée, c’était tout. Il y avait bien de larges taches de sang imprégnées dans le parquet, mais ce n’était que normal puisque la victime avait reçu des coups de couteau. Rollmops examina avec attention les vêtements et les chaussures de sir Archibald Hawouan, et nous repartîmes dans la brumeuse et froide nuit londonienne sans qu’il se fût livré au moindre commentaire.

Il me fallut attendre que nous eussions regagné le confort douillet de l’appartement de Bacon Street, où madame Potomac nous avait préparé un succulent souper fait de bœuf bouilli à la menthe, pour que ce diable d’homme consente enfin à sortir de ce mutisme dont il savait bien qu’il m’énervait, mais auquel il prenait plaisir sans doute en partie pour cette raison.
Il s’essuya les lèvres après avoir bu une gorgée de thé, et leva de nouveau vers moi son regard ironique.
— Docteur Wattman, votre absence de sens de l’observation restera sans doute la seule énigme qu’il me sera à tout jamais impossible de résoudre ! Vous auriez déjà dû me faire la remarque qu’il manquait à ce bœuf deux bonnes heures de cuisson, qu’il n’en a connu sans doute guère plus, et que cette viande saignante risque de nous procurer une digestion difficile. Je crois qu’un peu de soda dans du cognac ne nous ferait pas de mal…
Je fis le nécessaire, tandis que Rollmops se levait et s’en allait quérir son violon. Je reconnus là le signe des méditations les plus profondes, et le laissai en silence accorder l’instrument puis faire glisser l’archet sur les cordes.
C’était l’un de ses morceaux favoris, que je reconnus comme l’Adagio Vivace du concerto en fa bémol mineur de Mozart. Cette musique diluée emplissait la pièce, semblait donner à l’air une densité nouvelle, et plus de profondeur et de résonance à nos méditations.
Sherleck Rollmops s’en fut avec soin reposer l’instrument dans son étui, tandis que je ravivais la flamme dans la cheminée. Il vint s’installer dans l’autre fauteuil face au foyer, qu’il ne quitta pas des yeux pour m’adresser la parole.
— Je présume, Wattman, que vous n’avez pas perdu votre temps lors de notre visite à l’appartement de Bonapart’Square ? Vous avez eu tout loisir de l’examiner comme moi ; rien ne vous a-t-il particulièrement frappé ?
— Ma foi, dis-je, à part cette chaise renversée qui témoignait du drame, tout semblait à peu près normal et en ordre…
— Et l’était effectivement ! Première anomalie, Wattman, s’il devait s’agir d’un crime, car sir Archibald Hawouan était un homme encore vigoureux qui pesait cent soixante-dix-sept livres et demie, ce qui ne fut pas allé sans un certain désordre, ni un certain bruit alors que les voisins ont tous confirmé n’avoir rien entendu… Et puis, n’avez-vous pas remarqué quelques livres sur le buffet ?
— Si, si, effectivement, il y en avait là quelques-uns…
— Et de quel auteur ?
Je dus bien avouer que je ne m’étais pas préoccupé de ce détail.
— Il n’y a pas de détails en un tel domaine, notez bien ça, docteur Wattman, tout a son importance même et surtout ce qui souvent semble ne pas en avoir ! Mais j’aurai l’occasion d’y revenir…
— Enfin, Rollmops, vous n’allez tout de même pas me faire croire que vous êtes prêt à défendre et à prouver la théorie du suicide ?
— J’en suis tout près et j’y suis presque prêt, mon cher Wattman. Il me manque encore un dernier détail à élucider, mais cette pièce doit obligatoirement trouver sa place dans le puzzle que je reconstitue, et dans lequel tout s’imbrique parfaitement jusqu’à maintenant…
— Voyons, Rollmops, à qui ferez-vous croire qu’un homme lardé de coups de couteau par ses propres soins trouve ensuite le moyen de se pendre ?
— Je ne le ferai pas croire, Wattman…
— Ah ! vous voilà plus raisonnable !
— Je ne le ferai pas croire, parce qu’il est très vraisemblable qu’il se soit pendu AVANT !
Il y avait encore là-dessous quelque diablerie, et ma perplexité était grande.
— Allez donc vous coucher, Wattman, me conseilla le détective. Une rude journée vous attend demain, car il nous faut mettre un point final à cette affaire…
Lui-même ne bougea pas tandis que je regagnais ma chambre. Insensible à la fatigue, au manque de sommeil, il allait veiller ainsi jusqu’à ce que la lumière soit définitivement faite en son esprit. Le mécanisme imperturbable de ses déductions, la glaciale logique à laquelle était entraîné son esprit allaient une nouvelle fois venir à bout d’une énigme…

Lorsque j’apparus dans la salle le lendemain matin, après une nuit relativement agitée passée à méditer sur d’invraisemblables hypothèses, Sherleck Rollmops était déjà debout, comme toute personne qui ne s’est pas couchée, mais ni son visage ni son allure ne trahissaient la moindre trace de fatigue.
— Eh ! bien, Wattman, m’accueillit-il, avez-vous résolu notre problème ?
Je dus avouer que j’en étais au même point.
— Vous y pensez trop, affirma-t-il. Cette nuit, je me suis détaché l’esprit de cette affaire, en rédigeant un mémoire que voilà sur la ménopause chez les coléoptères. Croyez-moi, mon cher, c’est dans mon cerveau rénové qu’a ensuite jailli l’ultime étincelle…
Tout le monde ne pouvait pas avoir la prodigieuse faculté de détachement de Rollmops, que diable ! Maintenant, j’avais hâte de savoir…
— Venez, dit-il en enfilant sa houppelande, car cette nouvelle journée s’annonçait froide et brumeuse. Nous retournons là-bas…
Je savais ce que cela voulait dire. Sur place, vérifiant ses idées et prouvant ses dires, Sherleck Rollmops allait une nouvelle fois faire la preuve de ses dons exceptionnels, et éviter à Scotland Yard de commettre une de ces bévues dont il est trop souvent coutumier…
Durant le trajet, le détective resta muet. Autant la veille au soir il avait été disert et explicite au long de ce même parcours, autant ce matin il était d’un mutisme intégral. Le puzzle finissait de se mettre en place, et je savais mieux que quiconque en de tels moments que Rollmops eût fort mal admis que je rompisse ce silence. Je me tus donc également, et nous parvînmes bientôt à Bonapart’Square.
Je payai la course, tandis que Rollmops s’engouffrait déjà dans l’immeuble, et commençait à gravir les deux étages à longues enjambées.
J’eus du mal à le suivre, et arrivai tout essoufflé sur ses talons au moment où s’ouvrait la porte du fatal logement : c’était l’inspecteur Sasmith qui était de service.
— Monsieur Rollmops ! Il m’a dit que vous étiez venu, Baisey, hier soir, Auriez-vous fait quelqu’intéressante découverte ?
— Mieux que ça, inspecteur, affirma Rollmops en pénétrant dans l’appartement où tout avait été laissé scrupuleusement en place. Avez-vous une piste ?
— Nous avons tout lieu de penser qu’il s’agit d’une vengeance, et que l’auteur en serait Jack Hett, à la fois principale victime et principal créancier de la victime…
— Inspecteur, il n’y a pas de Jack Hett là-dessous, je vous l’affirme. Sir Archibald Hawouan s’est
donné la mort !
Sasmith et moi manifestâmes notre étonnement.
— Il suffit de peu de chose pour en être assuré, reprit le détective qui s’avança dans la pièce.
Il désignait la pile de livres et en avait saisi un qu’il feuilletait distraitement.
— Voyez-vous, Wattman, la collection des œuvres du marquis de Sade ! À la suite de ses ennuis, la victime avait dû vouer une sorte de haine à cette société qui l’avait condamné et banni, et il projetait pour en finir de lui jouer un tour à sa façon. Il était trop facile de supposer que quelqu’un avait gardé une solide rancune envers sir Archibald Hawouan : c’était là la théorie qui devait normalement venir à des esprits communs, et la victime ne s’y était pas trompée ! Vous avez cru qu’il s’agissait d’un crime maquillé en suicide, alors que l’inverse s’est produit…
Un suicide, comme chacun sait, peut se définir comme un meurtre dans lequel l’assassin est aussi la victime. Nous étions tous d’accord là-dessus.
Restait à expliquer COMMENT le mort avait réussi à se tuer…
— Le système était astucieux, admit Rollmops qui suivait nos pensées à livre ouvert. Il suffisait simplement d’y penser…
Et il entreprit de le démontrer par le geste tout en continuant ses explications.
— L’homme a installé la corde pour se pendre, puis est monté sur cette chaise le couteau à la main. Il s’est passé le nœud coulant, encore lâche, autour du cou, puis — et c’est à ce moment seulement qu’il lui a fallu le courage de persévérer — s’est violemment frappé de deux coups de couteau, l’un
dans le flanc droit, l’autre dans le flanc gauche. Comme il s’y attendait, l’intensité de la douleur a provoqué des spasmes vigoureux, dont l’un a fait basculer la chaise, entraînant ainsi la pendaison immédiate. C’est pourquoi j’ai dit qu’il s’était pendu AVANT !
C’était lumineux. Indubitable. Mais Rollmops aimait bien aller jusqu’au bout.
— La preuve supplémentaire, dit-il, elle est là ! Sur le dossier de cette chaise. Vous apercevez cette griffure en travers de la barre centrale du dossier ?
C’était exact. Sasmith et moi pouvions le vérifier.
— Eh ! bien, vous en retrouvez trace : elle a été provoquée par un clou dépassant d’une chaussure de la victime. Ce clou, le voici, précisa-t-il après avoir été quérir la bottine, et vous constatez qu’il porte encore trace des particules de sciure et de vernis enlevées au dossier !
Sasmith était bouche bée et ne pouvait que s’incliner, moi-même, une fois de plus, bouleversé par la diabolique précision de ces affirmations.
— Faites le nécessaire, dit Rollmops à l’inspecteur. Allons, ajouta-t-il en m’entraînant, venez Wattman, il y a bien longtemps que nous n’avons joué aux échecs…

[NDLR : La rédactrice refuse toute responsabilité concernant les propos échangés, les descriptions imagées et les images descriptives employées au cours de cette revue.]

SUITE ET FIN
Il aura fallu moins de dix jours pour me faire mentir. Coïncidence remarquable, théorie de la synchronisation jungienne, miracle divin… non, certainement pas, la dernière hypothèse est exclue, que l’on ait ou pas la foi.
Le hasard qui fait bien les choses me met entre les mains un livre du meilleur goût, Fausses nouvelles, ramassé ce dimanche 5 octobre 2014 [NDLR : dix jours après la rédaction de la première partie de la présentation]. Toujours prévenant, il engage mon compagnon à l’ouvrir (je ne cherche pas à imaginer la raison initiale). Ce hasard pousse la bienveillance jusqu’à lui faire lire la première nouvelle de qui s’avère être un recueil, et suprême attention, ce premier récit est intitulé « à la manière de Conan Doyle, Le Mort en savait long » ! Le texte à la virgule près, celui lu dans Interpolice n° 15, avec dans les rôles-titres Sherleck Rollmops et le docteur Wattman.

Fausses Nouvelles par Jacques Benoist, Le Livre Universel, Calibre n° 3, 4e trimestre 1975.

L’auteur est Joseph Benoist, qui produit ici un recueil de pastiches « à la manière de » (après vérification, il ne s’agit pas des nouvelles de Lionel Sinclair, présent aussi dans le quinzième numéro d’Interpolice). Notre auteur pousse le vice jusqu’à se pasticher lui-même, les écrivains populaires ont un culot sans limites, affirmant que l’exercice lui a apporté une expérience salutaire pour la pratique de son art. Joseph Benoist est bien entendu un pseudonyme, celui de Jacques Bourdais, un romancier débusqué par deux grands traqueurs du polar de gare, le regretté Claude Herbulot et Pierre Cabriot. Réputé grouillot de Roger Dermée, il rédige sous plusieurs pseudonymes pour les éditions du trouble éditeur, en particulier pour les éditions Transworld Publications transformées ici en éditions du Livre Universel. La collection devenue Calibre 9 fait suite à International Pocket, même présentation, auteurs semblables. Les curieux se reporteront au forum À propos de la Littérature Populaire.
Le hasard décidément favorable persiste et, en page de garde, avertit les lecteurs qu’il s’agit de la deuxième édition de ce recueil, publié précédemment sous le nom de Jacques Morgat et sous le titre Professionnels en Java, en 1972 : le n° 21 donc de la collection International Pocket mentionnée plus haut. Cette réédition de 1975 est donc la deuxième… connue.

Les deux précédents titres de la Calibre 9 sont
1) L’énigme des perles jaunes par Henry Meillant, (Grand Prix du Roman Policier est précisé, lequel, mystère et boules de gomme)
2) Un homme va mourir par Gene Buiss.
Deux titres de Henry Meillant sont annoncés : Poulet à l’étouffée et La pension des glycines.
À noter que l’on retrouve le petit flingue dessiné dans Interpolice comme logo.

Un dernier effort pour les amateurs bibliographes, le sommaire complété :

à la manière de
CONAN DOYLE    Page 9 : « Le mort en savait long » (Sherleck Rollmops)
AGATHA CHRISTIE    Page 25 : « Un travail d’Hercule » (Hercule Poireau)
LESLIE CHARTERIS    Page 45 : « L’auréole usurpée » (Siméon Standard)
PETER CHENEY    Page 63 : « Voulez-vous fumer avec Moa ? » (Lemmy Friction)
GEORGES SIMENON    Page 81 : « L’homme qui chantait faux » (Largret)
CHARLES EXBRAYAT    Page 97 : « Pédales et spaghettis.. ». (la famille Torticoli)
JOSEPH BENOIST    Page 117 : « Le tapoteur maraude »
PAUL KENNY    Page 133 : « Beauplan carbure » (François Beauplan)
JEAN BRUCE    Page 149 : « Carcasse pour Caracas » (Aldebert Faissombeur de la Batte)
CARTER BROWN    Page 169 : « Raides stars » (Rick Holman)
GÉRARD DE VILLIERS    Page 187 : « R.A.S. passe la ligne » (Prince Marco Pingre, Royale Altesse Sérénissime)
ALBERT SIMONIN    Page 203 : « Pas de grisbi pour les caves » (Marcel)
SAN ANTONIO    Page 219 : « Serenata per bairou » (San-Bigonio)
MICKEY SPILLANE    Page 237 : « Descendez on vous demande… » (Dick Peper)

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