Isabel Ostrander, L’affaire de l’indélicatesse éditoriale – billet d’humeur

0

C’est inique !

Maintenant que j’ai attiré votre attention, je peux vous parler d’Isabelle Ostrander, ou plutôt de celle appelée ainsi en France. Je ne la connaissais pas avant hier, elle apparut alors que j’ouvrais un roman signé en couverture par Maurice Dekobra.

Le Masque n° 539, 1956.

Beaucoup se souviennent encore de ce romancier à cause (ou grâce, question de goût) de la Madone des sleepings, et pourtant, au-delà de ce best-seller porté au cinéma, il fut l’un des écrivains les plus adulés de son vivant, un auteur événement. Pour vous résumer, monsieur Dekobra est à peu près le premier auteur lancé commercialement à la mode moderne, une opération publicitaire d’envergure qui a marché. Globe-trotter, il revenait de ses périples avec un récit de voyage et une fiction, s’investissait dans la promotion, et ne ménageait pas sa peine pour produire avec régularité les livres qui partaient comme des petits pains. Attention, je ne prétends pas qu’il était mauvais ni même « fabriqué » (il travailla dans des revues comme La Baïonnette en 1918, par exemple), du tout, je résume sa carrière menée comme une entreprise, et bien conduite, en France mais aussi à l’international ; à New York, une file de six kilomètres aurait embouteillé la rue quand il dédicaça ses livres en librairie. La vision d’une telle queue de lecteurs fait rêver, n’est-ce pas ?…
Bref, il finit comme tous les vifs par passer dans l’autre monde en 1973, à l’âge de 88 ans, après une belle vie riche et célèbre, et on l’a oublié en une génération. Parmi sa longue bibliographie, quelques récits policiers, en particulier celui que j’ai parcouru hier, Monsieur Lambers mourra ce soir. Le roman paraît dans la collection du Masque (Librairie des Champs-Élysées) en 1956, sous ce titre avec le dépôt légal de l’année, sur la couverture, le nom de Dekobra : une présentation sobre, dirait-on. Mais en l’ouvrant, en petit sur la page de titre, la curieuse (moi) découvre que le récit est « Adapté d’après Isabelle Ostrander », et puis c’est tout. Ah ?

Il n’en faut pas plus pour me mettre en chasse, la loupe à la main… oui, comprenez que le polar m’inspire des mœurs de détective, what else ?

W.W. Fawcett : Damon Gaunt, pour 1:30 (1915).

Isabel Egenton Ostrander (1883 — 1924) (Isabella à l’état civil) est une écrivain étasunienne de romans criminels au tout début du 20e siècle, et malgré sa courte vie, prolifique sous différents pseudonymes : Robert Orr Chipperfield, David Fox, et Douglas Grant. Elle publie dans les revues des nouvelles, probablement pas toutes recensées, et des romans en volume, elle collabore avec William J. Burns, directeur du Bureau of Investigation (l’ancêtre du FBI) et elle obtient suffisamment de succès pour être lue par ses consœurs anglaises. Dorothy Sayers parle d’elle, Agatha Christie exploite deux de ses personnages au cours d’une intrigue avec Tuppence et Tommy dans Le crime est notre affaire (1929) — une anthologie consacrée à tous les détectives connus, même si l’auteur avouera en 1977 ne plus se souvenir de certains, disparus dans les limbes de l’oubli littéraire. Mieux, les romans d’Isabel Ostrander sont adaptés au cinéma muet, sans omettre, pour le cursus littéraire du récit à énigme, sa petite particularité puisqu’elle fut l’une des inventeuses du détective aveugle. Le sien, Damon Gaunt, remporta d’ailleurs l’adhésion des lecteurs.

Film The Single Track (1921) US, L’héroïne du rail (1924) France.

La mort prématurée d’Isabel Ostrander, à la suite d’une crise cardiaque, à une époque charnière — le muet va disparaître, les méthodes de publications se modifient, la perception du roman policier comme un genre s’accentue, ses principes s’affinent, etc. — l’empêche (évidemment, hum…) d’adapter son style et la relègue définitivement chez les précurseurs. Parmi eux, elle demeurera dans l’ombre, sans que je puisse supposer que son œuvre fut moins intéressante ou simplement écartée de la postérité par manque de chance, car je n’en ai pas lu.

 

À ne pas lire la nuit (Éditions de France) 1932.
Le Masque n° 539, page titre.

Quoi, pas lu ? Mais, et ce roman traduit ? Ah ! mais non : adapté. J’ignore par quel miracle je devinerais l’histoire originelle, car Dekobra et ses éditeurs la voilent sans vergogne : aucune mention du titre, le prénom de son auteur d’outre-Atlantique francisé, et surtout une relocalisation totale. Les noms des personnages, des lieux, et même des journaux, l’Écho de Paris, par exemple, tout est « adapté au goût français », comme on disait à l’époque… sauf qu’il s’agissait plutôt d’une façon d’avant-guerre. Eh bien oui, malgré le dépôt légal, ce n’est qu’une réédition, je parlais au pluriel des éditeurs pour cette raison. Dekobra avait déjà publié ce récit en 1932 aux Éditions de France sous un titre différent M. Lambers sera tué le… dans la collection À ne pas lire la nuit, Isabelle Ostrander avait encore les honneurs discrets de la couverture.

La pratique éditoriale commet parfois des indélicatesses qui heurtent longtemps après, par les méthodes sans probité qu’elle a employées pour « vendre », la fin nécessitant les moyens d’après ceux qui se défendent de leur manque d’intégrité en l’érigeant comme un principe économique. Cette dame a probablement bien vécu, son succès ne laisse aucun doute, et pourtant il m’est désagréable qu’un auteur s’empare de son roman, huit ans après sa mort, et le transforme au cours d’une traduction largement charcutée pour finalement s’approprier l’œuvre, ne sacrifiant à sa victime que l’aumône d’un nom tout aussi altéré. Difficile d’estimer monsieur Dekobra pour la récidive, vingt-cinq ans plus tard, quand s’emplissant les poches de nouveau, il dissimula plus loin encore l’origine de son forfait avec la complicité de son éditeur, car la mention même d’Isabel Egenton Ostrander disparaît de la couverture de la réédition au Masque, la BNF ne la connaît que sous son pseudonyme, Isabelle Ostrander, créé lors de manœuvres douteuses.
Voilà pourquoi en 2016, presque un siècle après sa disparition, je rédige ce billet d’humeur, parce que c’est inique !

 

Couvertures dans le montage du chapeau :
Hutchinson’s Mystery Story Magazine [v3 #17, juin 1924] « Dust to Dust » [épisode 5/5]
Hutchinson’s Mystery Story Magazine [v1 #1, février 1923] « McCarty Incog » [épisode 1/4]
The Argosy [1917] « The Fifth Ace » : Douglas Grant alias Isabel Ostrander
All-Story Weekly [23 novembre 1918] « The Twenty-Six Clues« 

Voir en anglais  les sites Mystery File ou Erica Obey, sans que l’un ou l’autre ne permette de deviner le titre adapté par Dekobra.
Note importante : après consultation d’ouvrages « papier », la seule mention officielle de l’écrivain Isabel Egenton Ostrander est rapportée dans l’ouvrage érudit de Jacques Baudou et Jean-Jacques Schléret, Le vrai visage du Masque (deux tomes) paru en 1984 chez Futuropolis. Hélas, une information restée confidentielle, et l’ouvrage épuisé.

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.