Bibliogs a déjà publié plusieurs écrits rares de J.-H. Rosny aîné : l’épais volume des Fables antiques, rassemblant des textes qui ressuscitent la sensualité antique et orientale, la nouvelle Le Tigre, et les nouvelles consacrées aux objets animés La Puissance invincible de l’Inertie.
Mais les textes signés des deux frères ne sont pas en reste : après Une fête anthropophagique, le recueil Dans l’océan des probabilités… présente vingt-cinq morceaux signés surtout par Rosny aîné, mais aussi Rosny tout court (à quatre mains, donc) pour quatre d’entre eux, et même deux textes signés Rosny Jeune !
La table des matières donne une bonne idée du contenu et de l’organisation du recueil : voyants, fantômes, résurrections, sorcières et spiritisme sont au menu. L’illustration de couverture, un dessin de Kern au style très graphique où un médium fait littéralement tourner une table, est tout aussi explicite. Dans l’océan des probabilités… réunit des textes autour des phénomènes paranormaux et des superstitions.
Parus de 1893 à 1929, ces textes se situent dans la période qui va de l’essor du spiritisme (1875) à la marginalisation de la médiumnité (1930) selon les recherches de Bertrand Méheust. Ils témoignent de l’intérêt de ces questions à l’époque, tout en exposant le scepticisme lucide de Rosny aîné. Dès « La Cellule » de 1897, une note rappelle opportunément que l’auteur a perdu la foi très tôt. Alors que, sur toute la période couverte par ces textes, le spiritisme connaît une grande vogue (les médiums intriguent les scientifiques, les ouvrages d’Allan Kardec ou de Papus sont régulièrement réédités et inspirent d’autres écrits) avant de subir une lente désaffection, Rosny aîné montre dès le début une incrédulité sans faille. Comme le remarque Dominique Warfa dans sa préface érudite, Rosny privilégie « une vision rationnelle, voire positiviste » qui aboutit au « fantastique naturaliste » par lequel Éric Lysøe caractérise Les Xipéhuz.
L’auteur démystifie ainsi les pouvoirs que les âmes facilement impressionnables prêtent aux sorciers et autres marginaux. Un villageois fait fuir des soldats allemands dans « L’Homme à la tête de lièvre », l’ermite du « Voyant du Mont Carnage » aide un jeune homme à obtenir la main de sa bien-aimée, de même qu’une cartomancienne dans « Le Roi nègre ». « L’Homme de l’au-delà » n’est-il pas autre chose qu’un aigrefin ? Inversement, la nouvelle « Le Monstre » dénonce de manière émouvante le poids des apparences.
Les histoires de fantômes sont tout aussi explicables, entre autres par les mille expédients qui permettent à une femme amoureuse d’arriver à ses fins (« Le Fantôme argenté », « La Visite d’une âme »). Le facteur du désir entre aussi dans plusieurs histoires de sorcières : celles-ci allient souvent au mystère des pouvoirs occultes les charmes les plus charnels (« La Sorcière (1901) », « La Jeune Sorcière »). Les mystères de l’attraction humaine viennent nourrir « Nocturne » et « La Goule », des nouvelles où les narrateurs reconnaissent à contre-cœur le feu qui allume leur libido pour des femmes qu’ils jugent repoussantes.
Dans une nouvelle dont la malice tient beaucoup à la gouaille de sa narratrice, « Le Baiser de la mort » de Rosny Jeune, la rupture conjugale et le choix de l’amant sont déclenchés par une catalepsie qui fait croire à la mort de la narratrice. Le thème de la résurrection est traité à deux reprises par Rosny aîné, de manière très différente. On retrouve un humour narquois dans la nouvelle spirite « La Réincarnation de Gabriel et Suzanne Devambres », où l’on reconnaît un motif cher à Flammarion dans son roman Uranie.
Certains textes présentent aussi des cas où la réalisation de vœux ou de prédictions ne connaît pas d’explication autre que le hasard (« La Guérison », « Le Gris-gris », « Vendredi 13 mars 1913 »), et que l’auteur laisse au jugement du lecteur. Deux entretiens d’intérêt surtout documentaire, joliment intitulés « J.-H. Rosny aîné et l’univers » et « J.-H. Rosny aîné, homme planétaire », ferment le volume.
Mais avant cela, deux articles signés chacun par l’un des frères révèlent, malgré les points communs, des visions très éloignées, au point de donner de chacun d’eux des images distinctes, voire tranchées. Dans « Magie noire » (1924), Rosny Jeune fustige les pratiques superstitieuses, tout en prétendant se garder « de la moquerie en songeant que de si antiques habitudes d’esprit offrent nécessairement des survivances ». Mais par-delà cette déclaration d’intention, il ne montre que condescendance et paternalisme envers « la population de nos colonies », alors que « les races européennes » ont eu pour les aider à lutter contre les superstitions et comme phase intermédiaire « leur long passé religieux ». « Un Cafre ou un Malgache, se civiliseront-ils sans l’aide toute-puissante dont nous n’avons pas pu nous passer, et traverseront-ils d’un seul bond la phase du fétichisme et de la magie ? » De fait, son rapprochement de « la magie chez les Nègres et les Malabars » avec la magie européenne se fait sur fond d’idéologie colonialiste, et en niant l’histoire religieuse des peuples d’Afrique et d’Asie.
De son côté, quand Rosny aîné aborde le sujet dans « Séduits par les formules mystérieuses nous gardons tous en nous un fond obscur de superstition » (publié par L’Écho de Tananarive en 1929), c’est non pas à l’aide de préjugés et de lieux communs, mais uniquement en se fondant sur des exemples précis empruntés aussi bien aux diverses religions, toute mises sur un pied d’égalité, qu’à des faits-divers de France, des États-Unis ou du Royaume-Uni. Toutes ces illustrations permettent de relativiser les supertitions des pays lointains : « Nous avons beau jeu de taxer les Noirs ou les Jaunes de superstition, quand nous en restons infectés jusqu’aux moelles ». L’auteur reconnaît lui-même : « je touche instinctivement du bois pour éviter un malheur. Je n’y crois point, mais je fais le geste. Le chiffre 13 ne me laisse pas absolument indifférent ». À quelques années de distance, son honnêteté et son humilité tranchent avec l’arrogance et le simplisme de Rosny Jeune. Et ses remarques gardent toute leur pertinence. Lorsqu’il rappelle que Napoléon a consulté Mademoiselle Lenormand, il est difficile de ne pas penser à Mitterrand demandant conseil à Élisabeth Teissier…
Riche de vingt-cinq nouvelles et articles de thèmes divers, mais tous centrés sur l’occulte et la superstition, Dans l’océan des probabilités… montre le rationalisme des frères Boex sous les angles divers de l’humour, de l’érotisme ou de la méditation, avec un intérêt aussi bienveillant pour ces expressions de la nature humaine que peu porté à croire aveuglément aux manifestations étranges. Il faut ajouter que tous ces textes sont écrits dans la prose souvent splendide et toujours réjouissante qui est propre à ces auteurs, et bien connue de ceux qui leur sont familiers.