Jack-Rude – La Surfolie (1909)

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L'Auto - 21 novembre 1909

« La Surfolie », de Jack-Rude est paru dans L’Auto du 21 novembre 1909.

La Surfolie

Est-ce sérieux ou est-ce le fait d’un humoriste féroce ? Gems a ouvert un office scientifique. On y accueille tous les inventeurs ; on y étudie tous les problèmes ; on y applaudit à toutes les découvertes.

Qu’en résulte-t-il ? Les hommes y gagneront-ils quelque chose ?

Gems, lorsqu’on lui pose la question, répond imperturbablement :

— Le résultat ? Mais, il est considérable, extraordinaire, immense. Je sauve l’humanité du pire fléau : la surfolie.

— Hein… Quoi ?… La surfolie… Quelle est cette mauvaise plaisanterie ?… Pourquoi chercher à blaguer les efforts des pionniers de l’aviation ?

Mais Gems ne blague pas. Gems est sérieux. Il le prouve en expliquant le mécanisme de son office :

— Nous sélectionnons, dit-il, nous extirpons l’ivraie du bon grain. Et Dieu sait si les plaines de la locomotion nouvelle sont envahies par la mauvaise herbe. Tout le monde est aviateur, tout le monde veut avoir trouvé son dirigeable ou son aéroplane. Monoplan, biplan, multiplan, chacun a combiné l’appareil idéal : « Jetez un coup d’œil sur nos plans, saisissez la simplicité et l’ingéniosité de sa disposition, et de suite, vous comprendrez qu’il est impossible de faire mieux… Oh ! si j’avais les capitaux nécessaires ! L’aviation serait demain à son apogée. Maîtres des routes de l’air, mes aéros transformeraient la vie moderne. Ce raisonnement d’une si criante suffisance, ce plaidoyer prodomo sua, ce n’est pas une fois, mais des centaines de fois que je l’ai entendu exposer, explique Gems ; il n’est pas un français, fût-il décrotteur de bottes ou tondeur de chiens qui n’ait dans sa giberne son bâton d’aviateur. Du temps de notre oncle feu Sarcey, il y avait la scène à faire. Aujourd’hui, c’est le brevet à prendre. Il n’y aura bientôt plus que des inventeurs. N’en jetez plus, la cour est pleine. C’est pire qu’une invasion de sauterelles.

Hier, s’est présenté un cocher de fiacre. En sabots, le cache-nez au cou, lourd, massif, la trogne rubiconde, que pouvait bien avoir inventé ce chevalier du fouet ? Un nouveau Zanzibar ou une chopine perfectionnée ?

— Vous voulez rire, a riposté presque indigné le rougeoyant automédon. On a beau trimbaler de sales bourgeois, on n’en a pas moins sa petite idée ; et tout en conduisant cocotte, on la creuse, on la mijote, Je crois bien avoir trouvé quelque chose de rupin, un aéro comme il n’y en a pas… Ça volera tout seul et d’aplomb. Pas besoin d’être acrobate pour y garder l’équilibre. La stabilité y est parfaite : un fauteuil avec des ailes.

Ça y était. Le brave homme était remonté. Encore un qui avait reçu un sérieux coup d’aile.

Délirant, enthousiaste, il a déroulé des plans, exhibé des légendes et construit, en paroles, un mirifique esquif aérien.

Était-ce une goélette, un yacht ou une gondole ? Il aurait été difficile de préciser, mais c’était certainement un bateau et un bateau monstre.

Ils sont comme ça des légions. A cette heure, tout Français a dans le cœur un aéro qui se réveille. Nous allons devenir une nation aérienne ou une immense maison de fous.

— Mais, dans ces conditions, n’ai-je pu m’empêcher de dire à Gems, c’est la fortune. Votre cabinet doit être bondé de monde. Avec le droit d’inscription…

— Je me fais de jolies journées. C’est exact, Mais le gain n’est rien à côté des joies intenses qui me sont données. C’est plus que de la comédie ou du vaudeville, c’est de la pitrerie, de la parade de foire en cent actes divers.

— Et dire que des caractères moroses prétendent que la vie est triste.

— Les crétins, les imbéciles ! Envoyez-les moi, proteste Gems… Et s’ils n’ont pas la jugeote complètement atrophiée, je vous réponds qu’ils reviendront vite de cette stupide prévention. La vie triste ! Dites donc qu’elle n’a jamais été aussi joyeuse. On se fiche de tout et du reste.:. On a les idées en l’air…

— Si vous avez beaucoup de cochers de fiacres et de tondeurs de chiens, ce ne doit pas toujours être drôle pour se débarrasser de ce monde bruyant, au vocabulaire épicé ?

— Avec de la ruse, de bonnes paroles, tout le verbiage fleuri des vieux diplomates, on y arrive. Il y en a cependant qui regimbent, se cabrent, s’entêtent. Le vaudeville tourne à la farce tragique. Le brevet à prendre devient épique. Ce sont les folles heures.

Un marchand des quatre saisons qui, l’été, a la spécialité des petits pois — je crois même qu’il a été l’inspirateur de la délicate chanson immortalisée par notre Dranem — lâchait dernièrement ses maraîchers attitrés. Inventeur d’un aéroplane qui, suivant le cliché habituel, allait révolutionner le monde, il ne voulait plus rien savoir des petits pois… Ah ! les petits pois ! Les pauvres petits pois !… Ils descendaient dans le sixième-dessous.

— Vous comprenez, je n’ai plus le temps de m’en occuper, expliquait ce roi de la rue ; mon triplan avant tout. Trouvez-moi les capitaux, et au printemps prochain, j’épate les populations.

Nos Loisirs - n°9 - 26 février 1911
Nos Loisirs – n°9 – 26 février 1911

On prit des dates, il fallait examiner son projet.

— Soit, mais faites vite, insista cet homme pressé ; chaque jour de retard est une perte irréparable. Mes plans sont une mine à pépettes. C’est une affaire d’or !

Ce n’était qu’une invention de fou, mais de fou à lier, bon à ligoter dans la camisole de force. Il le fit bien voir.

Las d’être lanterné — on ne savait plus comment amuser sa démence en furie — il fit un matin irruption dans le bureau de Gems, le revolver au poing.

— Canaille ! bandit ! escroc ! Vous m’avez volé mon idée. Je suis ruiné ! perdu ! vociférai-il, les yeux hagards, les traits contractés, j’aurai votre peau !

Et son arme braquée dans la direction de Gems, il en déchargea les cinq coups. Un plan d’aéroplane encadré sous verre, seul, fut atteint.

Arrêté, le marchand des quatre saisons eut un rire affreux, un rire d’au delà de la raison, et se mit à hurler : « Ah ! les petits pois ! Les petits pois ! »

Cette fois, il n’y avait plus de doute. Le grand ressort était cassé. Le roi de la rue était mûr pour le cabanon.

Ah ! les petits pois ! les pauvres petits pois !

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