Jacques Boireau, Oniromaque – Les Moutons électriques, coll. « Hélios » (2015)

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Après une épigraphe liminaire d’Arturo Brambilla (un ami de Dino Buzzati), le roman s’ouvre sur « Une journée à Monastir ». Au fil de la lecture, il apparaît que Monastir n’est pas ici la ville tunisienne mais une ville de Macédoine dont le nom actuel est tout autre. Le flux de pensées du narrateur, qui s’éveille puis vaque à ses occupations, en dit plus : il s’est engagé, avec d’autres venus de toute l’Europe, pour combattre contre les militaires qui ont pris le pouvoir en Grèce. Les colonels sont soutenus par la Hanse, ligue de pays du Nord qui de la Belgique à la Hongrie impose au moyen de sa supériorité industrielle son autorité sur l’Europe du Sud, laquelle résiste encore à leur emprise.

Jordi, cheminot clermontois, a dû pour être accepté entrer dans une machine où on lui a demandé de « penser à [ses] rêves les plus fous ». Satisfait de la teneur de son imagination, le recruteur l’a ensuite envoyé jusqu’en Macédoine. Alors qu’il attend avec les autres depuis plusieurs semaines qu’on les emmène sur le front, la troupe part enfin pour un château en ruines au pied des monts Gramos. L’un de ses compagnons, le poète grec Yannis Ritsos, lui raconte l’histoire tragique de ce château construit par Mehemet Ali pour Byron…

L’équipe de combattants, qui rappelle les Brigades internationales lors de la guerre d’Espagne, apprend alors qu’ils ne lutteront pas sur le front du réel, mais sur celui du rêve. Une machine, l’oniromaque, parvient à capter les rêves et à s’en servir pour modifier la réalité. Les chapitres racontent alors le déroulement de ces rêves, où tous se retrouvent dans un lieu rêvé par l’un d’entre eux, successivement choisi pour chapeauter l’ensemble et les mener à la victoire.

Oniromaque est à la fois une uchronie et un roman sur la manipulation de la réalité. Sur ce dernier point, il rappelle L’Autre Côté du rêve d’Ursula Le Guin, mais aussi des romans français qui ont pu inspirer même lointainement l’auteur : Vendredi, par exemple… (1975) de Pierre Suragne ou même Le Serpent d’angoisse (1987) de Roland C. Wagner. Mais sur un mode incomparablement plus intimiste et rêveur, et c’est là qu’il se montre le plus original. Chaque nouveau lieu, loin de faire naître l’action, la retarde encore. Tout semble bien parti, dans les montagnes espagnoles de Carlos Andres (Saura), avec l’aide d’Olvido, une petite fille médium infaillible. Mais tout se détraque : si les rêves ont le pouvoir d’agir sur le réel, il n’est pas possible d’agir sur eux-mêmes, de les guider à sa guise.

L’opération repose sur les facultés du rêve lucide, état que certaines personnes maîtrisent, et qui leur permet d’être conscientes qu’elles rêvent au moment même où elles rêvent. L’orientaliste Léon d’Hervey de Saint-Denys en est un des représentants les plus célèbres, avec son livre sur Les Rêves et les moyens de les diriger, mais les savants ont longtemps douté de l’existence du rêve lucide, jusqu’à ce que certains d’entre eux, eux-mêmes réveurs lucides et donc personnellement convaincus, trouvent un moyen de le prouver expérimentalement (le plus connu est sans doute Stephen LaBerge).

Mais il s’agit dans Oniromaque d’un rêve collectif, et comme dans L’Œil dans le ciel de Philip K. Dick, la coopération n’est pas garantie entre les rêveurs. La cité utopique méditerranéenne de Yannis Ritsos ne convient pas aux menées militaires, la commune libre de Liège rêvée par monsieur Marcel perd ses combattants dans ses rues mystérieuses et sa fabrique de zeppelins, les soldats ennemis fraternisent sur les sommets de Dolomites où les transporte l’alpiniste italien Tita Piaz… Sans parler du fort où Dino Buzzati leur fait attendre les Tartares !

Les rêves modifiant la réalité, les souvenirs sont à leur tour corrigés, la mémoire transformée, et le narrateur ne s’y retrouve plus. Tout se brouille peu à peu, à commencer par la distiction entre les niveaux de récit. Alors que l’écriture italique était réservée au rêve et aux lectures de Jordi, elle prend imperceptiblement en charge la narration du réel. Jusqu’à une fin déconcertante, abrupte, qui laisse d’abord perplexe, puis qui apparaît à la réflexion comme d’une grande beauté.

Oniromaque n’est paru qu’après la mort de son auteur, le regretté Jacques Boireau. Virtuose de l’écriture, il jette au milieu de la narration psalmodique de Jordi quelques pages imitées de Céline, quelques poèmes attribués à Ritsos. Chaînon manquant dans la science-fiction française, œuvre d’un auteur surtout connu pour ses nouvelles (et dont il a déjà été question dans l’adanap), ce roman a heureusement été publié par les éditions Armada en 2012, sous une belle couverture de Michel Borderie, particulièrement réussie. Une initiative providentielle, maintenant relayée par la collection de poche Hélios, sous une couverture plus sobre, qui permet de le rééditer et de lui apporter de nouveaux lecteurs. Ce roman rare les mérite.

2 COMMENTAIRES

  1. Bjr,
    Ce n’est pas le poche de base qui est représenté en photo.
    Un bien joli service de presse ?

    Cordialement,

    • Bonjour,
      C’est en fait un photomontage réalisé grâce à un logiciel de couverture 3D. Ce subterfuge permet de présenter de manière plus aérée le livre que sa seule couverture, mais le présente parfois sous forme reliée alors que l’image provient d’un livre de poche. J’avoue l’avoir gardée malgré tout pour son aspect intrigant !
      Cordialement,

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