« Le Rêve d’un écolier socialiste », de Jacques Pattent, est paru dans La Revue rouge d’octobre 1892.
Le Rêve d’un écolier socialiste
J’avais prêté à un jeune ami de treize ans le curieux et intéressant roman de Bellamy : Cent ans après ou l’an 2000, et l’avais prié de me faire connaître l’impression qu’il en avait ressentie en le lisant. Je reçus cette semaine l’originale lettre que voici :
Bruxelles, le 13 octobre 1892.
CITOYEN,
Vous m’avez procuré des heures bien agréables en me faisant lire ce petit livre si suggestif, si attrayant de Bellamy. Ah ! combien chacun des chapitres de cet ouvrage m’a fait rêver !
Réellement, je me figurais que c’était arrivé. Chaque fois que je déposais le volume, mon imagination, que vous dites si folle et si envolée, prenait son essor et voyageait dans des pays bleus, où je réalisais — en rêve malheureusement — mes aspirations juvéniles, mes utopiques désirs. Je vivais d’une vie toute de conventions, c’est vrai ; mais je donnais un corps à mes espoirs souvent caressés. Et quand un vulgaire incident m’arrachait à mes consolantes contemplations, je songeais alors à la quasi misère qui règne à la maison.
Nous ne sommes pas riches ici, vous le savez, n’est-ce-pas, citoyen ; trois frères et une sœur, plus jeunes que moi vont encore à l’école ; déjà l’heure a bientôt sonné pour moi d’abandonner mes chères études ; l’atelier, le cruel apprentissage vont faire une victime de plus. Je crains de perdre le goût du travail intellectuel, comme tant d’autres de mes compagnons qui, depuis un an ou deux qu’ils ont quitté l’école, ne trouvent plus une heure le soir pour étudier, et moins encore la force de le faire, exténués qu’ils sont par un long labeur, abrutis par une besogne toujours la même et sans cesse renaissante. — Je me console cependant, car je sais, (vous l’avez souvent dit à mon père, votre meilleur ami,) que vous vous occuperiez de développer mes connaissances lorsque je serai à l’atelier. Mais pourrais-je oublier jamais les belles années passées à l’école ? Et tenez, je dois vous l’avouer, citoyen, mon professeur a développé en moi une passion qu’il me sera difficile de satisfaire : c’est l’amour des belles promenades à la campagne. Ah ! avec quelle fougue il nous parlait des beaux sites qu’il savait nous découvrir, même aux environs de la ville. Comme il nous suggérait cette adoration pour les vastes plaines et les riants vallons ! Et quels récits enflammés ne nous faisait-il pas des sites pittoresques et enchanteurs des Ardennes !
Vous souvenez-vous, citoyen, des sous que vous me donniez l’an passé, pour grossir le pécule destiné à aller passer deux jours à Heyst, avec le bon instituteur ? Vous souvenez-vous encore des lettres brûlantes d’enthousiasme que je vous écrivis alors, et qui, dîtes-vous, révélaient en moi un cœur de poète ? Vous m’encouragiez en disant cela, je le sais bien, car je ne pourrai jamais, dans ma situation, que devenir un ouvrier consciencieux.
Heureusement j ’ai lu, et je relis, pour me distraire de ces sombres pensées, le charmant petit livre de Bellamy, et je songe ! Ah ! oui, si nous avions une société mieux organisée ; ah ! s’il ne fallait pas à treize ans songer à gagner quelques sous pour aider ses parents ; ah ! si l’on pouvait, sans songer aux cruelles nécessités de l’existence, se développer, perfectionner ses aptitudes naturelles, combien le monde serait plus heureux ! Je me figurais, dans une de ces rêveries dont je parlais tantôt, vivre à une époque où, sur un simple désir, excités par les effluves vivifiants du soleil printanier, les écoliers s’embarqueraient sur un tram vicinal, sur un train quelconque, qui les mènerait loin, dans la campagne où ils s’absorberaient tout le jour dans la contemplation des grasses et vertes prairies, des campagnes immenses, des horizons infinis, s’ébattant dans le bon soleil, respirant le bienfaisant air pur qui purifie le sang et donne aux muscles cette vigueur et aux faces ce hâle que nous admirons si volontiers chez nos robustes campagnards. — Je voyais les écoles urbaines mobilisées en masse, l’été, vers les fraîches plages du littoral ou sur les plateaux de nos belles Ardennes, nourris, logés et entretenus aux frais de la collectivité, non par charité et commisération comme on le fait à présent pour les « pauvres » (comme si c’était un crime d’être pauvre) et les malingres ; non! mais comme un droit naturel, imprescriptible, car cela, c’est de l’éducation physique, plus efficace que tous les expédients qu’on a classés sous ce titre. Oui (je ne fais que répéter ce que souvent vous disiez avec mon père) cela vaudrait mieux, parce que cela est plus conforme à la nature, qui réclame pour l’enfant la libre expansion de ce besoin exubérant de mouvements an plein air, en pleine nature, avec une nourriture réconfortante et substantielle, un sommeil réparateur sur une couchette propre et saine, dans une habitation convenable.
Voilà, Citoyen, les pensées premières qui me sont venues sous la plume, lorsque j’ai songé à tenir la promesse que je vous ai faite de vous faire connaître franchement, — et naïvement, sans doute ? — les impressions, les idées que la lecture de Cent ans après m’a suggérées.
Bien à vous,
MARCEL.
p.c.c.
Jacques Pattent