Jack l’Éventreur… oh, mais oui, cet obscur tueur en série londonien, qui sévit au XIXe siècle…
Je suis le sang, par Ludovic Lamarque & Pierre Portrait, couverture de Thomas Agnellet
La bibliothèque voltaïque, Les moutons électriques, 2016
L’accroche manque évidemment de réalisme et d’objectivité, Jack l’Éventreur, Jack the Ripper, est un monstre universellement connu, le personnage principal de nombreuses fictions, de documentaires et d’études, Le Monstre assassin et sadique devenu figure mythique de ces criminels crasseux et débordant d’une haine incompréhensible par le citadin respectueux des lois. L’enquête, à l’époque, laissa toute une population dans le doute après de nombreuses accusations sans jamais découvrir un coupable, sans arrestation, sans punition. La légende n’en grandit que davantage et enrichit l’imaginaire de multiples versions des motifs, des dommages, et de suites. Jack l’éventreur est un prétexte qui réussit depuis à concilier une reconnaissance populaire, vague et précise à la fois, et un désir renouvelé d’en connaître de nouvelles interprétations.
En écrivant Je suis le sang, Ludovic Lamarque et Pierre Portrait se sont emparés du sujet pour suivre un autre amateur de sang, littéraire celui-là, Bram Stoker. En pliant les faits, les auteurs ont désiré lui donner le premier rôle dans une pièce qu’il n’a pas réussie à jouer de son vivant.
L’Écossais épris de théâtre et d’écriture est venu, jeune, à Londres tenter l’aventure à la suite d’une rencontre décisive avec Henry Irving, il deviendra administrateur de son théâtre, le Lyceum. Dans l’étouffante atmosphère victorienne, les artistes s’accommodent tant bien que mal des préjugés, les exploitent ou les provoquent. Leurs aspirations à la liberté de créer ou d’être fêtés, adulés même, les emportent dans des tourments qu’ils n’osent pas toujours révéler, parfois ils se compromettent. Je suis le sang est l’histoire d’une compromission, orchestrée par Jack l’éventreur, un tueur motivé par l’instinct du sang et la joie mauvaise de la faire goûter à un homme qui se dissimule derrière plusieurs masques, qui s’estime bon citoyen, bon époux, bon père et bon serviteur de la culture en la personne d’Henry Irving, et pourtant qui ne rêve que de gloire quels que soient, finalement, les moyens pour la gagner.
Jack est un petit homme, dans ce thriller, un personnage n’attirant que peu l’attention, mais il est gonflé de haine soulevée par l’insupportable supériorité qu’affichent les Anglais, et plus particulièrement ceux qui se proclament récipiendaires de la culture dont Henry Irving sera l’archétype. Entre Bram Stoker, fasciné par ce qu’il entrevoit comme son chef-d’œuvre, jalousant ses confrères déjà célèbres comme Sheridan Le Fanu, l’Écossais exploité et moqué pour ses origines, et l’assassin se noue une complicité sordide, et mortelle pour certaines.
Le choix de cette variante est judicieux, le thriller prend les couleurs victoriennes pour dépeindre des personnages saillants de l’époque, Oscar Wilde, par exemple, et bien d’autres qu’il faut découvrir pour apprécier le récit et dont je ne parlerai pas. Le soin déployé pour documenter les lieux et les personnages, les attitudes, agrémente agréablement l’action sans qu’elle soit reléguée au deuxième plan, ce qui en fait déjà un véritable thriller, respectant l’attente du lecteur et capable de l’emmener au cœur des péripéties. Mais il m’a semblé qu’outre cette attention accordée à l’atmosphère les auteurs avaient pris grand plaisir à ciseler les dialogues, ils leur ont insufflé l’esprit caustique ou impertinent auquel on pouvait s’attendre des littérateurs de cette fin du XIXe siècle, une bonne surprise supplémentaire pour cette genèse inattendue de Dracula publié sous une couverture angoissante à plaisir de Thomas Agnellet.